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Épisode 1 – Je suis écrivain et je veux écrire
Jane Bowles a quitté notre monde le 4 mai 1973 à l’âge de cinquante-six ans. Elle a été enterrée anonymement sous le numéro 453-F au cimetière San Miguel de Malaga, Andalucia, España.
Vingt-trois ans plus tard, en 1996, une lectrice espagnole est choquée d’apprendre que les restes mortuaires de l’écrivaine américaine vont être jetés dans une fosse commune. Alertée à mon tour, je contacte le critique littéraire Patrick Kéchichian. Celui-ci fait paraître deux brèves dans Le Monde des Livres, à une semaine d’intervalle, en préambule à une éventuelle pétition. J’essaie de mobiliser quelques amis, mais courriers et coups de téléphone ne provoquent pas la mobilisation escomptée. Jane Bowles, la femme de Paul Bowles ? — s’étonne-t-on dans le Landerneau littéraire parisien. Non : Jane Bowles, « la plus grande prosatrice des Lettres américaines modernes » — dixit Tennessee Williams.
« Lutin génial, elfe rieur, joyeux, torturé », selon Truman Capote, Jane Bowles était un être fondamentalement original. Détours continuels, contradictions permanentes, son style est à la mesure de son génie : excessif du bout des doigts, frugale et insatiable à la fois.
Je suis écrivain et je veux écrire
Jane Auer est née à New York le 22 février 1917 au sein d’une famille bourgeoise d’origine juive hongroise. Elle a grandi à Woodmere, Long Island. Enfant unique, son père meurt l’année de ses treize ans. Deux ans plus tard, en 1932, sa mère l’envoie dans un sanatorium à Leysin, dans les Alpes vaudoises, pour soigner une tuberculose du genou droit.[1]
Jane passe deux ans en Suisse. Elle apprend le français, découvre la littérature de Gide, Proust, Montherlant et Louise de Vilmorin. Sur le paquebot du retour à New York, Jane Auer croise Louis-Ferdinand Céline… [2]
Jane a dix-sept ans quand elle annonce à sa mère : « Je suis écrivain et je veux écrire. »
Durant l’hiver 1937, Jane Auer rencontre Paul Bowles, un jeune musicien (né en 1910) aussi blond et diaphane qu’elle est brune et ténébreuse. Il aime les hommes, elle préfère les femmes. Ils se marient le 21 février de l’année suivante et décident aussitôt de s’accorder mutuellement une totale liberté. Le jeune couple part en voyage de noce : Mexico, Panama, Londres, Paris.
Pendant l’été 1940, au Mexique, les Bowles font la connaissance de Tennessee Williams.[3] Une amitié sans faille unira désormais Janie à Tenn qui l’accueille dans son harem de « femmes-monstres » (selon l’expression de Gore Vidal) aux côtés d’Anna Magnani et de Carson McCullers.
Le voyage en Amérique latine avec Paul « inspire » Jane pour son premier roman : Deux dames sérieuses. « Jane avait une peur terrible du mot inspiré, se souvient l’écrivain marocain Mohamed Choukri. Au commencement était le Verbe — cette expression la terrorisait. »[4]
Au printemps 1943, les éditions Knopf publie à New York le premier livre de Jane Bowles : Two Serious Ladies.[5] Les critiques jugent le texte incompréhensible.
À première vue, l’unique roman de Jane Bowles déconcerte par son apparence excentrique. L’écrivaine brésilienne Clarice Lispector met en garde le lecteur en ces termes : « Je serais heureuse qu’il soit lu uniquement par des personnes à l’âme déjà formée. Celles qui savent que l’approche de toute chose se fait progressivement et péniblement et doit parfois passer par le contraire de ce qu’on approche. »
Un journaliste américain écrit que celui ou celle qui tenterait de résumer l’intrigue de Deux dames sérieuses courrait droit à la folie.
Courons donc.
D’une part, Miss Goering vit recluse avec sa compagne, Miss Gamelon, au large de New York. « Miss Gamelon, assise dans le salon devant un âtre vide, songeait que toute la colère de Dieu était descendue sur sa tête. Le monde et les gens qui le peuplaient venaient soudain d’échapper à sa compréhension et elle se sentait devant le grand danger de perdre une fois pour toute l’univers dans sa totalité : sentiment difficile à expliquer. »
D’autre part, Mrs et Mr Copperfield voyagent en Amérique latine. « Ne peuvent être considérés comme vraiment mûrs que les hommes qui atteignent un stade leur permettant de se mesurer avec une seconde tragédie intérieure, et renoncent à affronter sans cesse la première », écrit Mr Copperfield à sa femme qui s’est éprise de Pacifica, une prostituée de Colon, sordide banlieue de Panama.
Que se passe-t-il exactement ? Qui sont ces gens ? Qu’est-ce qui les gouverne ? Une fois le livre refermé, le lecteur est dérouté. C’est qu’il s’agit non pas de lire simplement une histoire, délivrant plus ou moins un message, mais de partager une expérience intime au cours d’une virée improbable dans un univers aussi naïf qu’angoissant. Deux dames sérieuses n’est sans doute pas un « roman » au sens traditionnel et restrictif du terme, mais il est, sans conteste, un grand livre.
D’abord, c’est un texte original : rien n’a jamais été écrit ainsi (ni avant, ni depuis)[6]. Ensuite, c’est une comédie ; tragique, certes, mais hilarante (ce que les critiques ont toujours beaucoup de mal à envisager). C’est de ce hiatus entre la gravité d’un questionnement existentiel et l’incongruité des moyens employés pour y répondre — souvent ridicules, parfois sordides — que surgit l’humour inouï de Jane Bowles.
De toute part, le texte est jugé inepte et immoral.
Jane est dévastée, elle n’achèvera plus jamais aucun autre roman.
Plaisirs paisibles
Au début des années 40, Jane et Paul Bowles vivent en communauté à New York avec leurs « amours respectives ». C’est une époque faste et joyeuse. Jane écrit une pièce de théâtre : In the Summer House (qui restera inédite jusqu’en 1953).
En février 1946, Harper’s Bazaar publie une nouvelle de Jane Bowles : Plain Pleasures[7].
Alva Perry, veuve depuis onze ans, « digne et réservée, âgée d’une quarantaine d’années », habite seule la maison de son oncle divisée en appartements. John Drake, routier, célibataire, « personnage discret et peu communicatif », occupe le studio en dessous de chez elle. Depuis des années qu’ils vivent l’un sur l’autre, les deux solitaires ne se sont jamais adressés la parole.
Un soir, Mrs Perry décide de faire rôtir quelques pommes de terre dans l’arrière-cour. Après l’avoir aidée à porter son sac de patates, Mr Drake se joint à Mrs Perry pour les déguster. « Ne pensez-vous pas que les plaisirs paisibles sont plus proches du cœur de Dieu ? » lui demanda-t-elle. Pour toute réponse, Mr Drake l’invite au restaurant. « Ils arrivèrent à la moitié de leur repas sans avoir échangé le moindre propos. Mr Drake avait commandé une bouteille de vin doux et quand Mrs Perry eut vidé son second verre, elle finit par dire : Je crois qu’on se fait rouler dans les restaurants. »
À la fin du dîner, Mrs Perry, ivre morte, se lève sans un mot pour son compagnon, traverse la salle à manger, monte à l’étage de l’établissement en titubant, ouvre la porte d’une chambre et s’endort « à plat ventre, le chapeau sur la tête. » Pendant ce temps-là, Mr Drake l’attend en bas, seul à table. Mrs Perry ne réapparaissant pas, dérouté, il s’en va.
Le lendemain, rien n’a changé : les deux solitaires se croisent sans se parler. Et pourtant, dorénavant, Mrs Perry s’endormira en murmurant : « John Drake, mon doux John Drake. »
Que s’est-il passé pendant la nuit ? L’auteur ne le dit jamais.
Dans sa biographie de Jane Bowles, Millicent Dillon[8] suggère que Mrs Perry a été violée par le propriétaire du restaurant dans la chambre duquel, complètement saoule, elle s’était réfugiée.
Le 31 janvier 1948, Jane rejoint Paul installé depuis peu à Tanger. Là, elle tombe folle amoureuse de Chérifa, une jeune paysanne originaire de l’Atlas qui vend du blé dans un hanootz (petite échoppe) du marché aux grains. Chérifa ne parle ni français, ni anglais. Jane apprend l’arabe maghrébin (et notamment le Darija, dialecte marocain).
Au mois de mai 48, au cours d’une villégiature à l’hôtel Belvédère de Fès, Paul — qui s’est mis à écrire sous l’influence de sa femme — achève Un Thé au Sahara. Jane, quant à elle, travaille à sa plus longue nouvelle : Camp Cataract.
Camp Cataract est le chef d’œuvre de Jane Bowles. Comment transmettre le génie de ce texte sans le polluer, ni le réduire ? Comment traduire ce style volatil, burlesque, incongru ? Ces émotions suspendues… Tel le souvenir d’un rêve se dissipant quand nous voulons le retenir, Camp Cataract se dérobe à tout commentaire.
À l’instar de tous les textes de Jane Bowles, Camp Cataract est une histoire de femmes.
Les femmes de Jane Bowles ne sont ni aguichantes, ni maternelles. Visionnaires aveuglées par la lumière, elles s’affranchissent héroïquement de l’ultime soumission : celle de la séduction. Leur « petite idée du salut », c’est l’inconnu ; l’abîme qu’il faut traverser entre soi et l’autre. « Je suis à la merci » répétait Jane qui reprenait volontiers à son compte l’ultime réplique de Blanche DuBois dans Un tramway nommé désir : « Whoever you are, I have always depended on the kindness of strangers. »[9]
En juillet 1948, Paul Bowles retourne à New York afin de composer la musique d’une pièce de Tennessee Williams : Été et fumée. Jane reste seule à Tanger. Elle séjourne à l’hôtel Villa de France (dans la Ville Nouvelle, derrière le consulat français) et passe ses journées au marché aux grains auprès de Chérifa ou, plus exactement, « à la lisière… »[10]
En décembre 48, Paul rentre à Tanger avec Tennessee Williams et Frank Merlo. Tenn se souvient de ses retrouvailles avec Janie : « une jeune femme d’allure charmante, petite, piquante, qui passait avec la plus grande vivacité de l’humour à l’angoisse, de l’amour à l’affolement (…) Son indécision naissait d’un authentique souci de ne pas provoquer un faux mouvement dans un monde qui n’était que trop enclin, selon ses justes conjectures, à tourner de travers.[11] »
Durant l’hiver 1949, les Bowles traversent le Sahara jusqu’à Taghit, en Algérie.
En plein désert, Jane écrit Un bâton de sucre d’orge vert[12] qui nous conduit dans le monde intérieur de l’enfance solitaire. La nouvelle était la préférée de Tennessee Williams, il fera tout pour qu’elle soit publiée.
Ce texte est le dernier que Jane Bowles ne finira jamais.
Épisode 2 – J’ai peut-être dit tout ce que j’avais à dire
À la fin de l’automne 1949, les Bowles embarquent sur le paquebot Koutoubia en route pour Marseille avec David Herbert.[13] La folle équipe remonte la vallée du Rhône jusqu’à Paris. Après un aller/retour en Angleterre, Paul s’envole pour l’Inde et Ceylan.[14]
Parallèlement à sa carrière de compositeur, Paul Bowles est devenu un écrivain à la mode. Son premier roman, Un thé au Sahara[15], a remporté un vif succès. Jane devient la femme de… « Que le talent — sexué au masculin — passe avant le génie — sexué au féminin —, qui s’en étonne enfin ? » commente Michèle Causse.
Paul n’a jamais caché qu’il s’était inspiré de Jane et lui pour composer les personnages de Katherine (Kit) et Porter (Port) Moresby. Par conséquent, inévitablement, Jane s’identifie à Kit… et que lit-elle ? L’histoire d’un couple qui se perd dans le désert : il meurt, elle devient folle. Lui en cherchant un lieu où les « horreurs de la modernité » n’auraient pas encore gagné, elle en le suivant comme elle aurait suivi n’importe quel étranger amical qui le lui aurait proposé.
La citation de Kafka, mise en exergue de la troisième partie de l’ouvrage, n’en finira plus de la tourmenter : « Au delà d’un certain point on ne peut plus revenir en arrière. C’est ce point qu’il faut atteindre. »
Jane lit le roman de Paul comme une prophétie.
À Paris, Jane Bowles s’installe à l’hôtel de l’Université où elle retrouve un ami : Truman Capote. Elle sort toutes les nuits (notamment au Monocle, célèbre boîte lesbienne), rencontre Alice Toklas (la veuve de Gertrude Stein), et travaille à un nouveau roman : Out in the world. « Je sens le besoin de justifier mes actions et je suis certaine que je continuerai à éprouver ce besoin aussi longtemps que la métamorphose tant souhaitée n’aura pas lieu », confesse Emmy Moore, l’héroïne écrivaine incapable d’écrire. Comme son personnage, Jane culpabilise de ne pas réussir à créer en redoutant d’être capable de le faire. « J’ai peut-être dit tout ce que j’avais à dire »[16] confie-t-elle à Paul, désespérée, avant de lui raconter gaiement sa soirée de la veille au Monocle.
Dans ses Mémoires[17], Paul Bowles témoigne de la vocation pour le moins singulière de sa femme : « Elle voulait pouvoir dire qu’elle avait tout fait toute seule. Elle ne voulait pas utiliser le marteau et les clous qui étaient à sa disposition. Il fallait qu’elle fasse elle-même le marteau et les clous. C’était un mélange d’égotisme géant et de profonde modestie. »
Dans sa littérature, aucun lieu commun. Jane n’écrit pas avec les mots qui existent déjà, elle les réinvente, un à un, chaque fois. Jane a une connaissance empirique des mots qu’elle emploie. En témoigne ce que nous appellerons « la parabole du pont ».
Jane et Paul Bowles sont chacun dans leur chambre — deux pièces communicantes, mais séparées — en train de travailler. Jane ne cesse d’interrompre Paul en lui posant des questions sur la façon dont on construit un pont.
« Bupple ![18] Qu’est-ce qu’un encorbellement ?
— Tu n’as qu’à chercher dans le dictionnaire.
— Je n’ai pas le temps ! Fais-le, toi. »
Et Paul d’interrompre sa besogne pour feuilleter différents usuels afin de donner une réponse satisfaisante à sa femme, laquelle le sollicite encore :
« Bupple ! Peut-on dire d’un pont qu’il a des contre-boutants ? »
Quelques jours plus tard, Paul se rend compte que Jane n’a toujours pas franchi le pont en question.
« Mais pourquoi n’admets-tu pas que l’ouvrage est là, simplement ? Il te suffit de le traverser pour continuer à raconter ton histoire.
— Si j’ignore comment il a été construit, je ne parviens pas à l’imaginer. Et si je ne peux pas l’imaginer, il m’est impossible de le traverser. »
Sa maison d’été
De 1950 à 1953, Jane Bowles ne cesse de faire des allers/retours entre Paris, New York, et Tanger dans l’espoir de trouver un éditeur pour son second roman Out in the World et un producteur pour sa pièce, In the Summer House.[19]
Sa maison d’été raconte une année de la vie d’une mère et sa fille qui se marient le même jour exactement pour échapper l’une à l’autre. Le caractère à la fois pathétique, comique et absurde des personnages interloque, embarrasse. Peu de gens apprécient cet humour indicible, lunaire, terrible qui fait cependant le délice des amateurs…
Dans la nouvelle Une idylle au Guatemala[20], par exemple, Jane Bowles s’attarde sur les non-dits, les paroles anodines chargées de tous les secrets — enfouis, inaccessibles. Elle écrit les silences, entre deux banalités ; les réticences, entre deux aveux avortés.
À l’aube, après avoir fait l’amour avec un étranger de passage (un voyageur de commerce américain), la señora Ramirez rentre dans sa chambre d’hôtel où dort son enfant. « Elle était trop heureuse pour aller se coucher tout de suite et elle se dirigea vers la commode, d’où elle sortit une petite Sainte Vierge en sucre rassis qu’elle partagea en trois. Elle s’approcha de Consuelo et la secoua avec force. Consuelo ouvrit les yeux, au bout d’un certain temps, elle demanda à sa mère d’un ton maussade, ce qu’elle voulait. La señora Ramirez fourra le bonbon dans la bouche de sa fille. – Mange, ma chérie, dit-elle. C’est la petite Vierge qui était dans la commode. »
Sa maison d’été est présentée pour la toute première fois du 19 au 23 mai 1953 au théâtre de l’Université du Michigan, à Ann Arbor. Tennessee Williams assiste à la Première, il écrit : « C’est l’une de ces rares pièces qui ne sont pas mises à l’épreuve du théâtre mais qui mettent le théâtre à l’épreuve. » Le public boude, les critiques attaquent. « La pièce n’a ni fin ni solution » rétorque Jane à ses détracteurs. Elle est reprise au Playhouse de Broadway le 29 décembre 1953 et s’arrête le 12 février 1954, après six semaines à peine de représentations.
En France, Sa maison d’été a été créé au Théâtre national de la Colline, du 9 mars au 16 avril 1995, par Robert Cantarella, dans une traduction d’Évelyne Pieiller, avec Florence Giorgetti dans le rôle de Gertrude Eastman Cuevas, Maïa Simon dans le rôle de Mrs Constable et Judith Henry dans celui de Molly. Une merveille.
Isolement complet, isolement complet
En novembre 1955, le roi Mohammed V s’installe sur le trône du Maroc.
Le 2 mars 1956, le pays recouvre son indépendance.
La plupart des étrangers quittent la Cité du Détroit, Jane et Paul Bowles sont toujours là.
À Tanger, les Bowles vivent dans deux appartements séparés situés dans le même immeuble (d’abord au San Francisco puis à l’Itesa). Paul voyage sans arrêt. Jane passe la plupart de son temps avec Chérifa et ses amis marocains.[21]
Le 22 février 1957, Jane Bowles fête ses quarante ans avec David Herbert (Paul est à Ceylan). Le jeudi 4 avril, pendant le Ramadan, après avoir jeûné toute la journée sur les recommandations de Chérifa, Jane consomme du Majoun (confiture de hasch) et vide une bouteille de cognac. Au matin, son amie la trouve par terre, incapable de parler ni de voir clair.
Attaque cérébrale.
Paul l’emmène consulter un neurologue à Londres, Jane refuse d’être hospitalisée.
« Je crois que Dieu me punit de ne pas avoir écrit» — répond-t-elle à toutes les questions qu’on lui pose.
Jane rentre à Tanger. Un mois plus tard, son état a empiré. Paul la renvoie à Londres. Elle est admise à l’hôpital Radcliffe d’Oxford puis transférée à Saint Andrew, une clinique psychiatrique proche de Northampton.
Électrochocs.
De retour à Tanger, Paul Bowles écrit à une amie : « Elle ne fait pas un seul pas si on ne la prend pas par le bras, et son pas est alors incertain, somnambulique. Et de temps à autre elle marmonne, perdue en elle-même : isolement complet, isolement complet. »[22]
AMOBARBITAL … VERONAL … MEDINAL …
En avril 1958, un an après son AVC, Jane Bowles retourne à New York. Tennessee Williams l’héberge dans son appartement. Jane écrit à Paul, resté à Tanger, des lettres dont elle espère qu’il parviendra à « reeconstruite le sense » (sic).
Aphasie.
« Je dois écrire mais je ne peux pas écrire », disait-elle. À présent, tout le monde la croit.
En août, Paul la fait interner au centre psychiatrique de Cornell, à White Plains (New York).
DILANTIN … SERPASIL …
En décembre 58, Paul ramène Jane à Tanger. Elle est à moitié aveugle et ne peut plus lire ni écrire.
Il lui reste une quinzaine d’années à vivre.
En janvier 1965, Deux dames sérieuses est publié en Angleterre par l’éditeur Peter Owen. Vingt-deux ans après l’édition américaine du premier roman de Jane Bowles, les critiques britanniques sont excellentes, le texte est traduit en plusieurs langues. Truman Capote écrit : « Le seul reproche que je puisse adresser à Mrs Bowles est de publier trop rarement. On aimerait savourer plus souvent son étrange, subtile et spirituelle perspicacité. Elle compte de toute évidence parmi nos prosateurs les plus originaux. »[23]
Peter Owen demande à Jane de lui envoyer d’autres textes mais celle-ci lui répond qu’elle n’en a conservé aucun. Paul finit par en regrouper sept qui paraissent en volume et à Londres sous le titre Plain pleasures.[24]
Au printemps 1966, Jane apprend qu’un éditeur new-yorkais va publier son roman, sa pièce de théâtre et ses nouvelles en un seul volume : The Collected Works of Jane Bowles. Carson McCullers lui écrit : « Ton style curieux, oblique et spirituel, a toujours fait mes délices. »
Il est trop tard. Pour survivre à l’échec initial, sans cesse renouvelé, Jane Bowles s’est débarrassée d’elle-même : l’écrivain n’écrit plus.
L’année de ses cinquante ans, en 1967, sur les conseils du docteur Marillier-Roux, une homéopathe qui la suit depuis sa première attaque, Jane Bowles est internée dans une clinique psychiatrique de Malaga.
Jane ne parle presque plus, elle chantonne une « chanson parlée » de Marianne Oswald (avec qui elle a entretenu une liaison à la fin des années 30, à New York) : « Monte-Carlo, Monte-Carlo, j’ai fini ma journée… je veux dormir, au fond de l’eau, de la Méditerranée… [25]»
Au lendemain d’une nouvelle série d’électrochocs, Paul ramène Jane à Tanger. Ils se réinstallent tous deux dans l’immeuble Itesa, chacun dans son appartement. Mohamed Mrabet (que Jane a rencontré au début des années 60) s’occupe d’elle quotidiennement.
Soudain, à la fin de l’année 67, Jane va s’installer avec Chérifa à l’hôtel Atlas, au coin de l’avenue Prince-Héritier et de la rue Moussa-Ibn-Noussair, dans la Ville Nouvelle. C’est l’époque des frasques XXL. Jane Bowles distribue le peu d’argent qu’elle reçoit de la Société des Auteurs à de jeunes hippies américains attirés au Maroc par le kif.
Au printemps 1968, Jane retourne à la Clinica de Reposo Los Angeles de Malaga. « Je n’ai pas envie d’écrire parce qu’il y a trop de choses à dire » — dit-elle.
Fin 1969, ultime retour à Tanger. Jane passe ses journées couchée sur le sol de son appartement à supplier qu’on lui donne à boire. Ainsi que l’écrit Michèle Causse, Jane Bowles est « le stigmate ambulant du manque de l’écriture, du manque relationnel, du manque tout court. » Impuissant, Paul la ramène à Malaga.
TROFANIL … EPANUTIN … SECONAL … PHENOBARBITAL … NARCOVENOL …
Au printemps 1970, Jane Bowles subit une nouvelle attaque cérébrale. À l’automne suivant, elle se convertit au catholicisme. Quand Paul vient la voir en octobre, Jane est totalement aveugle.
Le 4 mai 1973, Jane Auer Bowles perd le monde dans sa totalité.
Paul Bowles a refusé que sa femme soit inhumée en chrétienne, convaincu que sa conversion au catholicisme lui avait été imposée par les religieuses qui la soignaient. Par conséquent, le corps de Jane est enterré à la va-vite au cimetière San Miguel de Malaga sous le numéro 453-F.
Grâce à l’intervention d’une lectrice espagnole, la tombe de Jane Bowles sera entretenue vaille que vaille jusqu’à ce que, le 5 avril 2010, une stèle en hommage à l’écrivaine américaine soit inaugurée au cimetière San Miguel.
Cinq ans plus tard, je viens y déposer mon offrande :
©Félicie Dubois, novembre 2019
[1] Suivront plusieurs opérations qui la laisseront handicapée. Jane Bowles claudiquera toute sa vie.
[2] Je raconte l’anecdote dans Une histoire de Jane Bowles (éd. du Seuil, 2015).
[3] Cf. Une histoire de Jane Bowles, op. cit.
[4] Paul Bowles, le reclus de Tanger, Mohamed Choukri (éd. Quai Voltaire / La Table Ronde, 1997).
[5] Traduit en français par Jean Autret sous le titre Deux dames sérieuses (éd. Gallimard, 1969) ; réédité en 1986 chez Christian Bourgois (coll. « 10/18 »).
[6] Ou, plus justement : je n’ai jamais rien lu de tel avant ni depuis.
[7] Repris dans le recueil éponyme édité à Londres en 1966 par Peter Owen ; traduit en français par Claude-Nathalie Thomas sous le titre Plaisirs paisibles, (éd. Christian Bourgois, coll. « 10/18 », 1986).
[8] A Little Original Sin. The life and work of Jane Bowles (éd. Holt, Rinehart and Winston, 1981) traduit par Michèle Causse sous le titre : Jane Bowles, une femme accompagnée (éd. Deuxtemps-Tierce, 1989).
[9] « Qui que vous soyez, j’ai toujours dépendu de la gentillesse des étrangers. »
[10] Cf. Une histoire de Jane Bowles, op. cit.
[11] In : Stèle de Jane Bowles, textes traduits et présentés par Michèle Causse (éd. Le Nouveau Commerce, 1978).
[12] A Stick of Green Candy, publié dans Vogue le 15 février 1957, repris dans le recueil Plain Pleasures, op. cit.
[13] David Alexander Reginald Herbert (1908-1995), second fils du comte de Pembroke, que son ami l’écrivain britannique Ian Fleming (créateur de James Bond) surnommait « La Reine de Tanger ».
[14] Cf. Une histoire de Jane Bowles, op. cit.
[15] The Sheltering Sky, traduit en français par Henri Robillot et Simone Martin-Chauffier (éd. Gallimard, 1952) ; réédité en 1980 dans la collection « L’Imaginaire ».
[16] Jane & Paul Bowles. Lettres (1946-1970), paru en 2005 aux éditions Hachette Littératures sous la direction de Michel Bulteau, dans une traduction d’Élisabeth Peellaert.
[17] Without Stopping, Paul Bowles (1972) ; traduit en français par Marc Gibot sous le titre Mémoires d’un nomade (Quai Voltaire, 1989).
[18] Surnom de Paul qui, en retour, appelait Jane « Teresa ». Cf. Une histoire de Jane Bowles, op. cit.
[19] Traduit en français par Évelyne Pieiller sous le titre Sa maison d’été (éd. Christian Bourgois, coll. « Titres », 2011).
[20] In : Plaisirs paisibles, op. cit.
[21] Cf. Une histoire de Jane Bowles, op. cit.
[22] In : Jane Bowles, une femme accompagnée, op. cit.
[23] Too Brief a Treat, Truman Capote (Random House, 2004) ; traduit par Jacques Tournier sous le titre Un plaisir trop bref (éd. 10/18, 2007).
[24] Plaisirs paisibles, op. cit. Outre la nouvelle éponyme, le recueil comprend : Tout est bon, Une idylle au Guatemala, Camp Cataract, Une journée en plein air, Querelles de sœurs, Un bâton de sucre d’orge vert.
[25] La Dame de Monte-Carlo, écrite pour Marianne Oswald par Jean Cocteau en 1936.