Alphonse Allais 1854–1905

Alphonse Allais 1854–1905

28 avril 2020 10 Par Félicie Dubois

Alphonse Allais

1854–1905

 

Charles-Alphonse Allais est né à Hon­fleur, comme Érik Satie, la même année et le même jour exacte­ment qu’Arthur Rim­baud ­— ven­dre­di 20 octo­bre 1854 —, douze ans avant le gymnopédiste, à qua­tre cents kilo­mètres de Charleville-Mézières.

Alphonse Allais est mort à Paris d’une embolie pul­monaire une semaine après son cinquante et unième anniver­saire. Enter­ré au cimetière de Saint-Ouen, sa sépul­ture a été pul­vérisée par l’aviation alliée, il n’en reste plus rien. Une plaque com­mé­mora­tive, déposée à l’endroit du sin­istre, informe le pèlerin : « Sous cette dalle (en pente) a reposé Alphonse Allais, écrivain humoriste, enter­ré le 28 octo­bre 1905, sub­limé le 21 avril 1944 par une bombe de la RAF, trans­féré virtuelle­ment à Mont­martre le 24 octo­bre 2005. »

 

Eugène Boudin, “La Petite Pois­son­ner­ie à Hon­fleur” (vers 1854–1859)

 

Hon­fleur. C’est adorable, ces petites villes, note Jules Renard dans son Jour­nal.[1] Il y a des fenêtres de qua­tre sous qui ouvrent sur la mer, l’embouchure de la Seine, Le Havre, un des plus beaux panora­mas du monde.

 

En 1862, le chemin de fer relie la cap­i­tale à la Côte de Grâce en cinq heures. Charles-Alphonse a huit ans, un frère et deux sœurs. Ils vivent heureux à l’ombre de la phar­ma­cie pater­nelle, 6 place de la Grande Fontaine, aujourd’hui place Hamelin[2]. Madame Aupick, mère de Charles Baude­laire, fréquente l’officine depuis qu’elle s’est retirée dans une vil­la dom­i­nant l’estuaire, en 1857 (où elle vivra jusqu’à sa mort, en 1871). Baude­laire l’accompagne par­fois quand il séjourne dans la cité corsaire.

En sep­tem­bre 1870, à l’issue lam­en­ta­ble de la guerre fran­co-prussi­enne, Charles-Alphonse passe son bachot ès sci­ences à Caen.

L’année suiv­ante, pen­dant la Com­mune de Paris, le jeune homme est sta­giaire auprès de son père à Honfleur.

En 1872, il fête ses dix-huit ans et quitte sa Nor­mandie natale.

 

Edgar Degas, “Dans un café” dit aus­si “L’Ab­sinthe” (où l’on recon­naît, à droite, Mar­cellin Des­boutin /vers 1875)

 

Charles-Auguste Allais est phar­ma­cien, son fils Charles-Alphonse doit lui suc­céder. Celui-ci fait ce qu’il faut : des études de phar­ma­cie et son ser­vice mil­i­taire[3]. Cepen­dant, il ne passe pas ses exa­m­ens mais ses journées dans les cafés parisiens.

J’ai tou­jours eu l’amour des ter­rass­es de café, et la con­cep­tion la plus flat­teuse du par­adis serait, pour moi, une ter­rasse de café d’où l’on ne par­ti­rait plus jamais.[4]

L’information remonte la Seine jusqu’à Hon­fleur : le potard sèche les cours ; Charles-Auguste lui coupe les vivres.

 

Alphonse Allais gagne sa vie en plaçant des bouf­fon­ner­ies dans une de ces feuilles humoris­tiques qui pul­lu­lent alors à Paris : Le Tin­ta­marre, un heb­do­madaire poli­tique, satirique et financier (sic), répub­li­cain et voltairien. De 1875 à 1880, il y don­nera ces fameux « combles » — lesquels sem­blent sur­gir de la nuit des temps alors qu’ils vien­nent tout bon­nement d’Alphonse :

 

Quel est le comble de l’économie?

Couch­er sur la paille que l’on trou­ve dans l’œil de son voisin 

et se chauf­fer avec la poutre que l’on a dans le sien.[5]

 

Au Tin­ta­marre, Alphonse Allais fait la con­nais­sance de Georges Lorin[6] qui le présente à Charles Cros lequel vient de rompre avec Nina de Vil­lard (après dix ans d’une rela­tion tumultueuse). On les retrou­ve dans le salon que tien­nent Nina et sa mère, rue des Moines, où le jeune nor­mand de vingt et un ans ren­con­tre le comte de Vil­liers de l’Isle-Adam.

(Cf. La Série Vil­liers de l’Isle-Adam).

 

Por­trait de Charles Cros par Félix Nadar

 

Charles Cros est né le 1er octo­bre 1842 à Fab­rezan, dans l’Aude. Il a étudié les langues anci­ennes, les math­é­ma­tiques et la musique sous l’égide de son père ; la médecine, comme son frère, mais sans achev­er son cur­sus ; la poésie et le dessin dans les cafés parisiens.[7]

À l’instar de Stéphane Mal­lar­mé, il fut l’ami d’Édouard Manet et de Berthe Morisot. Proche de Paul Ver­laine, il hébergea Arthur Rim­baud à Paris durant l’automne 1871 (après avoir servi la Com­mune comme aide-soignant et aide-major au 249e bataillon).

 

 

En 1873, Charles Cros pub­lie un recueil de poèmes — Le Cof­fret de San­tal[8] — dans l’indifférence générale (si ce n’est le suc­cès ful­gu­rant, et néan­moins con­fi­den­tiel, du mono­logue inti­t­ulé Le hareng saur[9]).

En 1874, Le Fleuve[10], poème illus­tré par des eaux-fortes de Manet, passe qua­si­ment inaperçu. La même année, Charles Cros fonde La Revue du Monde nou­veau dans laque­lle écriront, notam­ment, Vil­liers de l’Isle-Adam, Stéphane Mal­lar­mé et Émile Zola. L’aventure s’achève après trois livraisons. Charles écrit : Les efforts que je con­sens à faire, mal­gré ma las­si­tude, loin de m’être comp­tés, ne me désig­nent-ils pas plutôt à la fureur des empressés qui s’agitent en bas? [11]

Si les mondains l’ignorent, Alphonse Allais l’adore.

Entre deux cock­tails ravis­sants, les deux com­pères expéri­mentent la pho­togra­phie des couleurs, fab­riquent des pier­res pré­cieuses, essaient de com­mu­ni­quer avec les extra-ter­restres à l’aide d’impulsions lumineuses, décou­vrent la com­plé­men­tar­ité du ver­mouth, du bit­ter et de l’absinthe …

Pen­dant qu’Alphonse invente le « Sucre-café sol­u­ble », ancêtre du Nescafé©, Charles conçoit un appareil des­tiné à enreg­istr­er les vibra­tions du son et à les repro­duire au moyen de traces gravées sur une sur­face plane suiv­ant une spi­rale que suit la pointe d’un stylet à une vitesse con­ven­able. Une excel­lente idée !… qui ne sera pas déposée. Neuf mois plus tard, l’Américain Thomas Edi­son présente son phono­graphe au monde entier.

 

Inqui­et, rêveur, lunaire, il aura man­qué au poète cette con­fi­ance en soi qui porte les ambitieux décom­plexés sur les march­es du podi­um. Raté ! Charles Cros s’abandonne à l’amertume de la bière et de la verte fée.

 

Les âmes dont j’aurais besoin

Et les étoiles sont trop loin.

Je vais mourir soûl, dans un coin.[12]

 

Charles Cros meurt le 9 août 1888, à l’âge de quar­ante-cinq ans. Après une messe à Saint-Sulpice, il est inhumé au cimetière du Mont­par­nasse. Alphonse Allais écrit, dans Le Chat Noir du 18 août : Charles Cros m’apparut tout de suite tel que je le con­nus tou­jours, un être mirac­uleuse­ment doué à tous points de vue, poète étrange­ment per­son­nel et charmeur, savant vrai, fan­tai­siste décon­cer­tant, de plus ami sûr et bon. Que lui man­qua-t-il pour devenir un homme arrivé, salué, décoré? Presque rien, un peu de bour­geoi­sisme servile et lâche auquel sa nature d’artiste noble se refusa toujours.

 

Recherch­es chim­iques et alchim­iques, études des rythmes et des fig­ures géométriques, tran­scrip­tion du monde en alpha­bet numérique, Charles et Alphonse auront bat­i­folé dans les herbages de l’intelligence humaine en fan­tai­sistes libertaires.

 

Por­trait d’Alphonse Allais vers 1884, D.R.

 

Alphonse Allais n’abandonnera jamais cet esprit sci­en­tifique qui ne fit pas sa renom­mée. Le jour vien­dra — je ne me lasserai jamais de le répéter — où l’humanité aura tiré des flancs du globe toute la houille, en aura pom­pé tout le pét­role, et, ce jour-là, je me demande un peu quelle tête elle fera, l’humanité, cette vieille étour­nelle! Donc, pré­parons-nous‑y dès main­tenant à cette date; habituons-nous à nous pass­er de la vapeur, fab­riquons notre élec­tric­ité, toute notre élec­tric­ité, avec ces moteurs naturels qui s’appellent les chutes d’eau, le courant des riv­ières, le flux et le reflux des mers, le vent, etc., etc. — écrit-il le 14 novem­bre 1900 dans Le Jour­nal. 

Et tout le monde rigole : quel humour !

Dans Le Sourire du 20 août 1904, un an avant sa mort, Alphonse écrit encore :

Non seule­ment les rayons X, la lumière cathodique (éviter d’écrire catholique), la télé­gra­phie sans fil (…) non seule­ment, dis-je, ces bal­ançoires n’infirment en rien les vieilles visions ésotériques, cabal­is­tiques, alchimistes, mais encore elles leur appor­tent un sin­guli­er ren­fort. Les vieux bougres qui désig­naient les qua­tre états de la matière Terre, Eau, Air et Feu savaient bien ce qu’ils dis­aient, le Feu représen­tant dans leur esprit ce que nous appelons gauche­ment l’Énergie, qua­trième état de la matière, ain­si qu’on n’en doute plus aujourd’hui (…) Le tout, pour en arriv­er à cette con­clu­sion que rien n’est la matière, mais tout le flu­ide, que dis-je, le rythme, la vibra­tion, l’onde.

Et tout le monde rigole : quel humour !

 

Retour vers le futur

 

 

Affiche de Théophile-Alexan­dre Steinlen dev­enue le logo de Montmartre

 

En novem­bre 1881, à Mont­martre, Le Chat Noir ouvre sa toute petite porte sur un très grand avenir. Rodolphe Salis a instal­lé son cabaret artis­tique dans un ancien bureau de Poste, 84 boule­vard Roche­chouart[13], tout près de l’Élysée-Montmartre (fameux bal de bar­rière inau­guré en 1807).

Le cabaret du Chat Noir, pre­mière ver­sion, est minus­cule. Salis annexe la bou­tique mitoyenne d’un hor­loger, puis, en juin 1885, démé­nage en grandes pom­pes 12 rue Victor-Massé.

 

“Intérieur/extérieur du sec­ond Chat Noir” Bal­da (vers 1890)

 

Pour l’enseigne, Salis a choisi un chat noir en hom­mage à Edgar Alan Poe. Le porti­er est déguisé en Garde Suisse, les serveurs sont cos­tumés en Académi­ciens, la déco­ra­tion baroque est soi-dis­ant de style Louis XIII (dont le pré­ten­du crâne est placé en évi­dence sur le man­teau de la cheminée).

Le « gen­til­homme cabareti­er », comme le surnomme Léon Bloy, se débrouille pour attir­er chez lui ce qui se fait de mieux dans la cap­i­tale en matière de jeunes (et de moins jeunes) artistes bohèmes : les Hydropathes, les Fumistes, les Hir­sutes, les Zutistes … lesquels vien­nent de Mont­par­nasse ou du Quarti­er latin.

Le pro­gramme est clair : cha­cun est le bien­venu et sera enten­du, la scène est ouverte à tous les créa­teurs en prose en vers ou en musique. Il n’y a qu’une Cour de Cas­sa­tion qu’on appelle la Postérité, mais elle se réu­nit rarement du vivant de l’auteur.[14]

 

Le 14 jan­vi­er 1882, Le Chat Noir lance un heb­do­madaire du même nom : Rodolphe Salis en est le directeur ; Émile Goudeau (cousin périgour­din de Léon Bloy), le rédac­teur en chef. Out­re ceux de l’ami Alphonse, Le Chat Noir pub­liera des con­tes de Vil­liers de l’Isle-Adam, Albert Samain, Charles Cros, Paul Ver­laine, Lautréamont.

 

Alphonse Allais ali­mente suc­ces­sive­ment L’Hydropathe, Tout-Paris, Le Chat Noir, Gil Blas, L’Écho de Paris, La Gau­dri­ole, Le Jour­nal, Le Rire et enfin, Le Sourire. Des cen­taines de textes courts édités ensuite en vol­umes : À se tor­dre, His­toires chat­noiresques (Ollen­dorff, 1891) ; Vive la vie! (Flam­mar­i­on, 1892) ; Pas de bile! (Flam­mar­i­on, 1893) ; Le para­pluie de l’escouade (Ollen­dorff, 1893) ; Rose et vert pomme (Ollen­dorff, 1894) ; Deux et deux font cinq (Ollen­dorff) ; On n’est pas des bœufs (Ollen­dorff, 1896) ; Le bec en l’air (Ollen­dorff, 1897) ; Album pri­mo-avri­lesque (Ollen­dorff, 1897) ; Amours, délices et orgues (Ollen­dorff, 1898) ; Pour cause de fin de bail (Édi­tions de la Revue Blanche, 1899) ; Ne nous frap­pons pas (Édi­tions de la Revue Blanche, 1900) ; Le Cap­tain Cap, ses aven­tures, ses idées, ses breuvages (Juven, 1902).[15]

 

Alphi (pour les intimes dont nous sommes) est doté d’un humour rose bon­bon & vert pomme, de style anglais — pince-sans-rire, absurde & flegmatique.

Athée hilare, nihiliste pudique, neurasthénique con­va­in­cu, Alphonse Allais n’en est pas moins un auteur populaire.

L’Homme de Let­tres entre dans la col­lec­tion des vignettes de l’épicerie Félix Potin dès l’année 1900. Méprisé par la plu­part de ses con­frères pour qui les ter­mes « écrivain » et « humoriste » s’excluent l’un l’autre, il est aimé du grand Jules Renard et adulé par le jeune Sacha Guitry.

Un pied dans le dix-neu­vième siè­cle, l’autre dans le vingtième, les mains dans les poches d’un pan­talon à car­reaux, son cab­i­net de tra­vail est une table de bistrot.

 

Pub­lic­ité pour l’heb­do­madaire Le Sourire (vers 1900)

 

Tan­dis que le cabaret du Chat Noir vit ses années de gloire, les Com­mu­nards déportés ren­trent d’exil. Ils sont nom­breux à fréquenter l’antre enfumé.

 

Ce cabaret est une grande et belle école de morale, écrit Ana­tole France. Les poètes char­mants du Chat Noir pro­fessent l’ironie et la pitié, qui de toutes les ver­tus humaines sont, à bien y regarder, les seules inno­centes et les seules exquis­es. Ils ne respectent point les min­istres et les séna­teurs; mais ils respectent les pau­vres, et ils sont social­istes sans vio­lence et sans haine.[16]

 

De la blague, tout cela, cama­rades! — s’insurge Jules Val­lès, rédac­teur en chef du Cri du Peu­ple, dans un arti­cle à la Une… du Chat Noir. Pen­dant que vous chantez le bleu, les autres broient du noir. Pen­dant que vous faites de l’art, d’autres font de la mis­ère. (…) Dans cet air orageux et rouge, où gron­dent les révoltent prochaines, le «je m’en foutisme» ne saurait vivre…

 

Alphonse Allais pour­tant s’y accroche comme au radeau de La Méduse, il en devient même le chantre — roi des mabouls, prince des Fumistes.

L’humour est la politesse du dés­espoir, écrira Boris Vian soix­ante ans plus tard.

Le Fumisme est l’art de la désil­lu­sion … une nou­velle et très vague mais jalouse pra­tique, dont gît le (non)sens au mys­tère du cœur.

 

Por­trait d’Alphonse Allais vers 1894, D.R.

 

Alphonse écrit très vite, sans se relire ; le regard triste et la mine sévère, pour rire.

Allais est une énigme lit­téraire : des ful­gu­rances ! un esprit qui déverse, jusqu’aujourd’hui encore, son influ­ence … Débusqué par les Sur­réal­istes, en tête André Bre­ton via une belle entrée dans son Antholo­gie de l’humour noir : Il va sans dire que l’édification de ce men­tal château de cartes exige avant tout une con­nais­sance appro­fondie de toutes les ressources qu’offre le lan­gage, de ses secrets comme de ses pièges : «C’était un grand écrivain» pour­ra dire, à la mort d’Alphonse Allais, le sévère Jules Renard.[17]

Les fan­tai­sistes sont les sous-estimés de l’Histoire ; ils sont pour­tant des rem­parts indis­pens­ables con­tre les tyran­nies — d’où qu’elles vien­nent, quelles qu’elles soient — dont l’esprit de sérieux est tou­jours le principe.

 

Mais qui donc est Alphonse Allais ?

 

Alphonse Allais est, par exem­ple, un écrivain qui signe ses textes d’un nom qui n’est pas le sien. Un pseu­do­nyme inven­té ou, le plus sou­vent, celui de Fran­cisque Sarcey (un des « cri­tiques » les plus célèbres et influ­ents de son temps.)

 

Le 20 novem­bre 1886, à la Une du Chat Noir, paraît une « Chronique du Bon Sens » con­sacrée aux pein­tres impres­sion­nistes : … des gens qui s’imaginent boule­vers­er l’art parce qu’ils ne délim­i­tent pas le con­tour des objets et qu’ils font de la pein­ture moins fon­cée que les autres.

On recon­naît la déli­cate fibre artis­tique du sus­cité Fran­cisque Sarcey à qui l’article est attribué. La mys­ti­fi­ca­tion ne fait que commencer …

De mai à décem­bre 1887, toutes les his­toires en images de la troisième page du Chat Noir ­— dont Allais est alors Rédac­teur en Chef — sont signées, par lui, du nom du célèbre jour­nal­iste du Temps. Un fes­ti­val qui n’a pas de cesse : Nous dirons dans notre prochain numéro pourquoi les des­seins du Chat Noir sont dédiés, depuis près de trois mois, à Fran­cisque Sarcey. Puis : L’abondance des matières nous oblige à remet­tre à notre prochain numéro l’explication promise au sujet des dédi­caces de nos dessins à M. Fran­cisque Sarcey. Ou encore : La rédac­tion du Chat Noir offre un prix de cinq cents francs à la per­son­ne qui devin­era le motif de nos dédi­caces à feu Fran­cisque Sarcey depuis l’année 1887.

Le 12 novem­bre 1887, Fran­cisque Sarcey est crédité comme étant le Rédac­teur en Chef du Chat Noir. Alphonse Allais pré­tend que celui qui écrit dans Le Temps (autrement dit, le « vrai » Fran­cisque Sarcey) est un impos­teur : La sig­na­ture «Fran­cisque Sarcey» fut détenue au Temps et aux autres jour­naux par des per­son­nal­ités ondoy­antes et divers­es, les unes pleines de tact et d’autres qui en étaient totale­ment dénuées…

La plaisan­terie va dur­er dix ans, jusqu’au décès de la vic­time ; le sec­ond n’étant heureuse­ment pas la con­séquence de la première.

Autres temps, autres mœurs … qui pour­rait aujourd’hui infliger à un jour­nal­iste réputé le même traite­ment sans ris­quer un procès ?

En voisin du cabaret, Fran­cisque Sarcey vient par­fois y pren­dre un verre. Il est reçu par Rodolphe Salis et Alphonse Allais qui le surnom­ment « notre Oncle », lequel trinque alors avec ses « neveux » qu’il gour­mande benoîte­ment sans rancune.

Paix éter­nelle à Mon­sieur Fran­cisque Sarcey.

 

Affiche de Toulouse-Lautrec (1893) ; où l’on voit Jane Avril au pre­mier plan et la sil­hou­ette d’Yvette Guil­bert, der­rière (recon­naiss­able à ses longs gants noirs).

 

1892 est un grand millésime.

Dès le début de l’année, des anar­chistes font sauter des « mar­mites » un peu partout dans Paris ; Rava­chol est guil­lot­iné le 11 juillet.

Le 28 sep­tem­bre, Alphonse Allais con­tribue au lance­ment du Jour­nal, auquel il col­la­bor­era jusqu’à sa mort — où l’on retrou­ve, autour de Fer­nand Xau[18], Cat­ulle Mendès, Mar­cel Schwob, Jules Renard, Alfred Capus[19], Octave Mir­beau, Mau­rice Bar­rès, Émile Zola, Léon Daudet, Hen­ry Gau­thi­er-Vil­lars dit Willy, Jean Lor­rain, Oscar Wilde, Georges Courte­line et Georges Clémenceau.

Le 8 novem­bre, une bombe explose au com­mis­sari­at de la rue des Bons-Enfants. Alphonse Allais exprime sa sym­pa­thie à ceux qui lut­tent con­tre l’Ordre moral des Mac-Mahon et autre Dru­mont. Il écrit, dans Le Jour­nal du 24 novem­bre : Tous les ans, j’ai la louable cou­tume d’assister à l’un des ban­quets anniver­saires du 18 mars[20], excel­lente date comme j’en souhait­erais main­tenant une autre pour la France. Ain­si que Clé­menceau le fait pour la Révo­lu­tion, j’admets la Com­mune en bloc, et je pro­fesse à l’égard de cette mag­nifique insur­rec­tion, panachée pour­tant d’un fort caboti­nage et de quelques démences, un intérêt sans bornes.

 

1892 est un grand mil­lésime, disions-nous, et nous n’avions pas tort … Alphonse Allais est amoureux de Jane Avril.

 

Cette année-là, Jane danse au Moulin-Rouge, 82 boule­vard de Clichy — on dira bien­tôt « place Blanche », du nom d’un ancien bal pop­u­laire : la Reine Blanche —, aux côtés de La Goulue[21] (vedette du « quadrille nat­u­ral­iste », créé ini­tiale­ment à l’Élysée-Montmartre avec Nini Patte-en‑l’air et Grille‑d’Égout), Valentin le Désossé[22], et la chanteuse Yvette Guil­bert[23].

 

Affiche de Toulouse-Lautrec avec, en sil­hou­ette et au pre­mier plan, Valentin le Désossé (1891)

 

Alphonse Allais et Jane Avril se sont ren­con­trés à l’Exposition Uni­verselle de 1889, plus pré­cisé­ment dans cette « rue du Caire » (rebap­tisée « rue du Rut » par Edmond de Goncourt[24]), où des souks et des danseuses du ven­tre recon­stituent une Égypte fan­tas­mée pour le plus grand bon­heur des dames en crino­lines et des messieurs en tubes. C’est le début de l’époque dite Belle, celle du badaudage… De flâner­ies galantes sur les Boule­vards en can­o­tage sur la Seine ou la Marne, le Tout-Paris-des-pre­mières se mêle aux cour­tisanes, demi-mondaines, et autres « hor­i­zon­tales de marque »…

 

Jane Avril, tout de suite, se remar­que. Très allu­rale, très mince, très rousse, elle ne ressem­ble guère aux reines du french-can­can plus sou­vent grass­es et grossières.

 

Née Jeanne Louise Beaudon le 9 juin 1868, à Belleville, elle fini­ra ses jours au Pavil­lon des Vieilles de la fon­da­tion Lebaudy, le 17 jan­vi­er 1943.

Entre les deux, elle danse. Follement.

 

Elle a 14 ans quand sa mère la con­duit au Pavil­lon des Hys­tériques du Pro­fesseur Char­cot, à la Salpêtrière.

L’hôpital a été ouvert aux « femmes pau­vres » sur édit de Louis XIV en 1656, agré­men­té, en 1684, d’une « mai­son de force » — mélangeant ain­si, dans la joie et la bonne humeur, indi­gentes, invalides et femmes dites « de mau­vaise vie ».

Le Pro­fesseur Jean-Mar­tin Char­cot entre à la Salpêtrière en 1862, il y fera l’essentiel de sa car­rière. Neu­ro­logue pos­i­tiviste, pro­mo­teur d’une médecine clin­ique rad­i­cale, ses travaux sur l’hypnose et l’hystérie influ­en­cent ceux de Sig­mund Freud.

 

j’en reviens à ce qu’il m’a été don­né d’observer en cet endroit — se sou­vient Jane Avril dans ses Mémoires, cinquante ans plus tard.[25] D’abord il y avait ces folles filles, dont la mal­adie, dénom­mée «hys­térie», con­sis­tait surtout à simuler… Qu’elles se don­naient de peine afin d’attirer sur elles l’attention et de con­quérir la «vedette». C’était à celle qui trou­verait du nou­veau afin d’éclipser ses sem­blables, lorsque autour de leur lit un nom­breux groupe d’élèves, que précé­dait Char­cot, suiv­ait avec intérêt leurs extrav­a­gantes con­tor­sions, «arc de cer­cle», acro­baties var­iées et autres gym­nas­tiques. Plusieurs d’entre elles eurent avec ceux-ci de galantes aven­tures

 

En 1887, on retrou­ve Jane-la-Folle au Bal Bul­li­er de Montparnasse.

En 1892, elle est danseuse-vedette au Divan-Japon­ais. Hen­ri de Toulouse-Lautrec l’immortalise tan­dis qu’Alphonse Allais lui fait une cour éplorée.

 

Alphonse Allais, bien qu’humoriste, n’en était pas moins sen­ti­men­tal à ses heures, racon­te Jane Avril : Se mit-il pas en tête de m’épouser! Ç’aurait été un bien cocasse ménage. Comme je me refu­sai à accepter sa propo­si­tion, il s’en man­qua de peu qu’un drame en résultât, une nuit qu’il me pour­suiv­ait dans l’avenue Tru­daine. Moitié riant, moitié pleu­rant, il bran­dis­sait un revolver dont il nous des­ti­nait les balles. Vous voyez ça d’ici! J’eus quelque dif­fi­culté à l’apaiser, d’autant que les liqueurs de Salis ne devaient pas être étrangères à son état d’exaltation, dont lui-même se blagua par la suite.[26]

 

Après un voy­age à New York et au Cana­da, Alphonse Allais épousera finale­ment Mar­guerite Gouzée, née le 23 sep­tem­bre 1869 à Givet, (dernière ville des Ardennes français­es avant la fron­tière belge.) Sur les con­seils de Tris­tan Bernard, le cou­ple s’installe 7 rue Édouard-Detaille, (troisième étage/porte gauche), dans le quarti­er chic de la Plaine-de-Mon­ceaux. Leur fille Marie Paule Suzanne, dite Paulette, voit le jour à Hon­fleur le 24 octo­bre 1898, chez ses grands-par­ents pater­nels, rue du Neubourg (actuelle Alphonse Allais).

 

Jules Renard écrit dans son Jour­nal : Dîn­er Alphonse Allais. Ce bohème qui a passé sa jeunesse et pas mal de sa matu­rité dans les cafés et les hôtels meublés, le voilà rangé, dans un apparte­ment de 3500 francs. Il y a une baig­noire avec de l’eau chaude tout le temps. Les vis­i­teurs n’ont qu’à tourn­er le robi­net pour se brûler. Il y a une cuisinière, un groom qui s’appelle Gaë­tan, qui apporte les let­tres sur un plateau et dit timide­ment : «Madame est servie.»

 

Doré­na­vant et jusqu’à sa mort, en 1905, tous les jeud­is, Alphonse Allais se rend au déje­uner des « mous­que­taires » — autrement dit à la table de Jules Renard, Alfred Capus, Tris­tan Bernard et Lucien Guitry.

Sacha s’en sou­vien­dra plus tard : Un seul homme trou­vait grâce devant eux, tou­jours : Alphonse Allais. Celui-là, c’était de la ten­dresse qu’ils avaient pour lui. (…) Il est vrai que c’était un homme extra­or­di­naire par son intel­li­gence, par son esprit, par son tal­ent (…), par ce je-ne-sais-quoi d’indolent dans son être qui char­mait irré­sistible­ment. Son vis­age, ses yeux, sa dis­tinc­tion, ses belles mains, tout le fai­sait aimer — et puis, par-dessus tout, l’imprévu, la cocasserie, la justesse éton­nante et la rapid­ité de ses obser­va­tions. C’était l’esprit le plus indépen­dant qui fût. Aucune con­sid­éra­tion ne pou­vait inter­venir entre le monde et lui. Il était libre absol­u­ment. Sa sit­u­a­tion d’écrivain était à peu près nulle (…), il n’avait pas de passé, se savait sans avenir, vivait au jour le jour, ne désir­ait rien et pou­vait hardi­ment plaisan­ter les tra­vers, les faib­less­es de cha­cun, sans qu’il eût à red­outer qu’on lui rendît la pareille. Je dois ajouter qu’une déli­catesse infinie le préser­vait de tout excès dans cette voie.[27]

 

Le 13 jan­vi­er 1898, L’Aurore pub­lie la Let­tre au prési­dent de la République d’Émile Zola, que Georges Clé­menceau titre J’accuse, en faveur du cap­i­taine Alfred Drey­fus déporté per­pétuel sur l’île du Dia­ble depuis trois ans. Dans cet arti­cle, qui fait l’effet d’une bombe plus for­mi­da­ble encore que celles des anar­chistes, Zola accuse le con­seil de guerre d’avoir acquit­té l’officier Ester­hazy, soupçon­né d’être le vrai traître, par ordre. Le 7 févri­er, mal­gré un dossier vide et le sou­tien de nom­breux intel­lectuels (l’emploi de l’adjectif explose, lui aus­si, cette année-là), le père des Rougon-Mac­quart est con­damné au max­i­mum : un an de prison ferme et 3000 francs d’amende.

 

Out­re celle de l’ultime souf­fle, exta­tique, du prési­dent de la République Félix Fau­re dans les bras de sa maîtresse (la sul­fureuse Madame Stein­heil), l’année 1899 est aus­si celle de la créa­tion du Sourire — heb­do­madaire dont Alphonse Allais est le rédac­teur en chef et Max Jacob, le secré­taire de rédaction.

 

La famille Allais quitte Paris pour Hon­fleur, où Alphonse loue ce qui s’appelle à présent la Vil­la Baude­laire. Il écrit à son ami Tris­tan Bernard : Nous voilà enfin instal­lés dans un cot­tet petit coquage (sic) au bord de la mer. Nous espérons fer­me­ment que vous pousserez, un de ces jours, une pointe offen­sive sur ces par­ages.[28]

 

La « mai­son-jou­jou », comme l’avait bap­tisée Baude­laire, est rasée à la fin de l’année 1900 pour agrandir l’hospice municipal.

 

Les Allais retour­nent à Paris, rue Royale.

 

 

Alphonse Allais n’a pas d’ego, ni rien à dire en par­ti­c­uli­er. Il est con­tent de gag­n­er sa vie en faisant ce qui lui plait : s’attabler à la ter­rasse des cafés, écouter les gens par­ler, en tir­er deux/trois feuil­lets. Aucune gravité.

 

Umber­to Eco, pour­tant, analy­sera très sérieuse­ment, dans son Lec­tor in Fab­u­la,[29] le chef‑d’œuvre para­dox­al de l’illustre Fumiste, inti­t­ulé Un drame bien parisien (pub­lié le 26 avril 1890 dans la revue Le Chat Noir) sus­cep­ti­ble, écrit l’écrivain ital­ien, de pro­duire des résul­tats inter­pré­tat­ifs dis­cor­dants.

 

Tombé dans le domaine pub­lic, il est à nous, le voici :

 

Un drame bien parisien

 

Chapitre pre­mier

Où l’on fait con­nais­sance avec un mon­sieur et une dame qui auraient pu être heureux,

sans leurs éter­nels malentendus

 

O qu’il ha bien sceu choisir, le challan !

Rabelais

 

À l’époque où com­mence cette his­toire, Raoul et Mar­guerite (un joli nom pour les amours) étaient mar­iés depuis cinq mois env­i­ron. Mariage d’inclination, bien entendu.

Raoul, un beau soir, en enten­dant Mar­guerite chanter la jolie romance du colonel Hen­ry d’Erville :

 

L’averse, chère à la grenouille,

Par­fume le bois rajeuni.

… Le bois, il est comme Nini.

Y sent bon quand y s’débarbouille.

 

Raoul, dis-je, s’était juré que la divine Mar­guerite (diva Mar­gari­ta) n’appartiendrait jamais à un autre homme qu’à lui-même.

Le ménage eût été le plus heureux de tous les ménages, sans le fichu car­ac­tère des deux con­joints. Pour un oui, pour un non, crac! une assi­ette cassée, une gifle, un coup de pied dans le cul. À ces bruits, Amour fuyait éploré, atten­dant, au coin du grand parc, l’heure tou­jours proche de la réconciliation.

Alors, des bais­ers sans nom­bre, des caress­es sans fin, ten­dres et bien infor­mées, des ardeurs d’enfer.

C’était à croire que ces deux cochons-là se dis­putaient pour s’offrir l’occasion de se raccommoder.

 

Chapitre II

Sim­ple épisode qui, sans se rat­tach­er directe­ment à l’action,

don­nera à la clien­tèle une idée sur la façon de vivre de nos héros

 

Amour en latin faict amor.

Or donc provient d’amour la mort

Et, par avant, soul­cy qui mord,

Deuils Ploirs, Pièges, for­faitz, remord…

(Bla­son d’amour)

 

Un jour, pour­tant, ce fut plus grave que d’habitude. Un soir, plutôt.

Ils étaient allés au Théâtre d’Application, où l’on jouait, entre autres pièces, L’Infidèle de M. de Porto-Riche.

— Quand tu auras assez vu Grosclaude, grin­cha Raoul, tu me le diras.

— Et toi, vitupéra Mar­guerite, quand tu con­naî­tras Mlle Moreno par cœur, tu me passeras la lorgnette.

Inau­gurée sur ce ton, la con­ver­sa­tion ne pou­vait se ter­min­er que par les plus regret­ta­bles vio­lences réciproques.

Dans le coupé qui les rame­nait, Mar­guerite prit plaisir à grat­ter sur l’amour-propre de Raoul comme sur une vieille man­do­line hors d’usage.

Aus­si, pas plutôt ren­trés chez eux, les bel­ligérants prirent leurs posi­tions respec­tives. La main lev­ée, l’œil dur, la mous­tache telle celle des chats furi­bonds, Raoul mar­cha sur Mar­guerite, qui com­mença, dès lors, à n’en pas men­er large.

La pau­vrette s’enfuit, furtive et rapi­de, comme le fait la biche en les grands bois. Raoul allait la rattraper.

Alors, l’éclair génial de la suprême angoisse ful­gu­ra le petit cerveau de Mar­guerite. Se retour­nant brusque­ment, elle se jeta dans les bras de Raoul en s’écriant :

— Je t’en prie, mon petit Raoul, défends-moi!

 

Chapitre III

Où nos amis se réc­on­cilient comme je vous souhaite de vous réc­on­cili­er souvent,

vous qui faites vos malins

 

« Hold your tongue, please ! »

 

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Chapitre IV

Com­ment l’on pour­ra con­stater que les gens qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas feraient beau­coup mieux de rester tranquilles

 

C’est épatant ce que le monde devi­enne rosse depuis quelque temps !

(Paroles de ma concierge dans la mat­inée de lun­di dernier)

 

Un matin, Raoul reçut le mot suivant :

«Si vous voulez, une fois par hasard, voir votre femme en belle humeur, allez donc, jeu­di, au bal des Inco­hérents, au Moulin-Rouge. Elle y sera, masquée et déguisée en pirogue con­go­laise. À bon enten­deur, salut!»

Un ami.

Le même matin, Mar­guerite reçoit le mot suivant :

«Si vous voulez, une fois par hasard, voir votre mari en belle humeur, allez donc, jeu­di, au bal des Inco­hérents, au Moulin-Rouge. Il y sera masqué et déguisé en tem­pli­er fin de siè­cle. À bonne enten­deur, salut!»

Une amie

Ces bil­lets ne tombèrent pas dans l’oreille de deux sourds.

Dis­sim­u­lant admirable­ment leurs des­seins, quand arri­va le fatal jour :

— Ma chère amie, fit Raoul de son air le plus inno­cent, je vais être for­cé de vous quit­ter jusqu’à demain. Des intérêts de la plus haute impor­tance m’appellent à Dunkerque.

— Ça tombe bien, répon­dit Mar­guerite, déli­cieuse­ment can­dide, je viens de recevoir un télé­gramme de ma tante Aspasie, laque­lle, fort souf­frante, me demande à son chevet.

 

Chapitre V

Où l’on voit la folle jeunesse d’aujourd’hui tournoy­er dans les plus chimériques et pas­sagers plaisirs au lieu de songer à l’éternité

 

Mai vouéli vièure pamens : La vida es tan bello !

Auguste Marin

 

Les échos du Dia­ble boi­teux ont été unanimes à proclamer que le bal des Inco­hérents revêtit cette année un éclat inaccoutumé.

Beau­coup d’épaules et pas mal de jambes, sans compter les accessoires.

Deux assis­tants sem­blaient ne pas pren­dre part à la folie générale : un Tem­pli­er fin de siè­cle et une Pirogue con­go­laise, tous deux her­mé­tique­ment masqués.

Sur le coup des trois heures du matin, le Tem­pli­er s’approcha de la Pirogue et l’invita à venir souper avec lui. Pour toute réponse, la Pirogue appuya sa petite main sur le robuste bras du Tem­pli­er, et le cou­ple s’éloigna.

 

Chapitre VI

Où la sit­u­a­tion s’embrouille

 

— I say, don’t you think the rajah laughs at us ?

— Per­haps, sir.

Hen­ry O’ Mercier

 

— Laisse-nous un instant, fit le Tem­pli­er au garçon du restau­rant, nous allons faire notre menu et nous vous son­nerons. Le garçon se reti­ra et le Tem­pli­er ver­rouil­la soigneuse­ment la porte du cabinet.

 

Puis, d’un mou­ve­ment brusque, après s’être débar­rassé de son masque, il arracha le loup de la Pirogue. Tous deux poussèrent, en même temps, un cri de stu­peur, en ne se recon­nais­sant ni l’un ni l’autre.

Lui, ce n’était pas Raoul.

Elle, ce n’était pas Mar­guerite.[30]

 

Alphonse Allais, “Marche funèbre” (vers 1897)

 

Alphonse Allais se con­tre-fiche de l’opinion de ses con­tem­po­rains. Quant à la postérité … ses recueils titrés ŒUVRES ANTHUMES lui adressent un joli pied d’nez.

 

Ain­si l’Allais vacant — beau de sa mise, touchant et fier — tra­verse son temps entre deux néants.

 

Il meurt le 28 octo­bre 1905 à l’hôtel Bri­ta­nia, 24 rue d’Amsterdam, en face de la Gare Saint-Lazare qui relie Paris à la Normandie.

 

Claude Mon­et, “La Gare Saint-Lazare” (1877)

 

Mais où sont passés Raoul et Marguerite ?

Ils se promè­nent à Hon­fleur, remon­tent la rue Haute et croisent Ésotérik Satie[31] — comme tout le monde.

(Cf. La Série Érik Satie)

 

© Féli­cie Dubois, avril 2020


[1] Jour­nal (1887–1910), Jules Renard (La Pléi­ade, Gal­li­mard, 1960).

[2] La phar­ma­cie du Pas­socéan était une insti­tu­tion à Hon­fleur. Michel Ser­rault, hon­fleu­rais d’adoption, fut un de ses plus fidèles clients. L’illustre étab­lisse­ment abri­ta le « Petit Musée Alphonse Allais » jusqu’en 2018. Le plus petit musée du monde (8 m²), inau­guré en 1999 avec la com­plic­ité de Ray­mond Devos, a démé­nagé le 26 octo­bre 2019 au 14 rue des Petites-Boucheries. Jean-Yves Lori­ot — con­ser­va­teur du lieu, guide et homme d’entretien — est tou­jours à son poste, nous voilà ras­surés. (Vis­ites sur ren­dez-vous unique­ment Cf. la boiteal­lais).

[3] La « con­scrip­tion uni­verselle oblig­a­toire » pour tous les citoyens mâles âgés de 20 à 25 ans, insti­tuée en 1798, n’a pour échap­pa­toire que sa méth­ode reposant en par­tie sur un « tirage au sort » qui per­met à cer­tains de se ménag­er, s’ils en ont les moyens, une porte de sor­tie avant la fin du lustre.

[4] Cité par François Caradec dans son arti­cle « Deux fumistes, Léon Bloy et Alphonse Allais » (Cahiers Léon Bloy, n°2, 1994).

[5] Essayez-donc d’inventer un « comble » et vous fer­ez moins vos malins…

[6] Georges Lorin (1850–1927), alias Cabri­ol. Pein­tre, illus­tra­teur, car­i­ca­tur­iste et poète français.

[7] De l’importance des cafés parisiens… François Caradec, auteur d’une biogra­phie d’Alphonse Allais abon­dam­ment citée ici, leur a com­posé une ode mag­nifique dans son ouvrage inti­t­ulé La com­pag­nie des Zincs, pho­tos de Robert Dois­neau (Seghers, 1991).

[8] Le Cof­fret de san­tal, Charles Cros ; pré­face d’Hubert Juin (Poésie/Gallimard, 1972).

[9] Le hareng saur – in : Le Cof­fret de san­tal, Charles Cros (Alphonse Lemerre, 1873).

[10] Le Fleuve, Charles Cros ; eaux-fortes d’Édouard Manet (Paris, Librairie de L’Eau-Forte, 1874).

[11] Œuvres com­plètes, Charles Cros (La Pléi­ade, Gal­li­mard, 1970).

[12] Œuvres com­plètes, op. cit.

[13] Le célèbre chan­son­nier Aris­tide Bruand, dit Bru­ant (1851–1925) — à ne pas con­fon­dre avec Aris­tide Briand (1862–1932), homme poli­tique de la Troisième République —, installera son Mir­li­ton à l’emplacement du pre­mier Chat Noir : 84 boule­vard Rochechouart.

[14] Émile Goudeau (1849–1906) jour­nal­iste, poète et romancier.

[15] Après avoir été réédités par La Table Ronde, la plu­part des textes d’Alphonse Allais sont disponibles aujourd’hui chez Robert Laf­font, dans la col­lec­tion « Bouquins » : Œuvres anthumes (1989) ; Œuvres posthumes (1990). Sa cor­re­spon­dance — Cher Mon­sieur vous-même ! — a paru chez Fayard en 1999.

[16] Un Hol­landais à Paris en 1891, W.G.C. Byvanck ; pré­face d’Anatole France (Per­rin et Cie, Libraires-Édi­teurs, 1892).

[17] André Bre­ton, Antholo­gie de l’humour noir (Jean-Jacques Pau­vert édi­teur, 1966).

[18] Fer­nand Xau (1852–1899). Avant d’être le fon­da­teur-directeur du Jour­nal, il est con­nu pour avoir été l’impresario du cow-boy de cirque Buf­fa­lo Bill pen­dant l’Exposition uni­verselle de 1889.

[19] Alfred Capus (1858–1922), jour­nal­iste-vedette de l’époque dite Belle. Il fut rédac­teur en chef du Figaro, prési­dent de la Société des Gens de Let­tres, com­man­deur de la Légion d’honneur, et, enfin, Académicien.

[20] Le soulève­ment du 18 mars 1871 mar­que le début de la Com­mune de Paris.

[21] Louise Joséphine Weber, dite La Goulue (alias Vide-Bouteilles), est née vers 1866 et morte le 29 jan­vi­er 1929 à l’hôpital Lari­boisière. Après avoir été une vedette du french-can­can, elle tien­dra une baraque à la foire du Trône, dont Toulouse-Lautrec réalis­era le décor, puis se fera dresseuse de fauves et épousera un dompteur.

[22] Jules Renaudin, dit Valentin le Désossé (1843–1907), danseur pour le plaisir (il ne se fait pas pay­er ; son frère, notaire, lui pro­cure lit et couverts).

[23] Emma Lau­re Esther Guil­bert, dite Yvette Guil­bert (1865–1944) : star des cafés-con­certs (ancêtres du Music-Hall).

[24] Edmond de Goncourt, Jour­nal (2 juil­let 1889).

[25] Les Mémoires de Jane Avril ont paru ini­tiale­ment du 7 au 23 août 1933, dans le jour­nal Paris-Midi. Ils ont été édités en vol­ume chez Phébus en 2005.

[26] Jane Avril, Mes Mémoires (Édi­tions Phébus, 2005).

[27] Sacha Gui­t­ry — cita­tion choisie par François Caradec dans son ines­timable Alphonse Allais (Bel­fond, 1994 ; Fayard, 1997).

[28] Cité par François Caradec, op. cit.

[29] Umber­to Eco, Lec­tor in Fab­u­la. Le rôle du lecteur ou la coopéra­tion inter­pré­ta­tive dans les textes nar­rat­ifs (Gras­set et Fasquelle, 1985).

[30] Cette fausse chute, (qui n’est pas tout à fait la fin du con­te, il reste encore un mini-chapitre), a déter­miné l’analyse d’Umberto Eco — comme le souligne François Caradec dans son indis­pens­able biogra­phie d’Alphonse Allais, op. cit.

[31] Comme l’appelait Alphonse Allais.

 

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