Jane Bowles 1917–1973

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Épisode 1 — Je suis écrivain et je veux écrire

 

Jane Bowles a quit­té notre monde le 4 mai 1973 à l’âge de cinquante-six ans. Elle a été enter­rée anonymement sous le numéro 453‑F au cimetière San Miguel de Mala­ga, Andalu­cia, España.

Vingt-trois ans plus tard, en 1996, une lec­trice espag­nole est choquée d’apprendre que les restes mor­tu­aires de l’écrivaine améri­caine vont être jetés dans une fos­se com­mune. Alertée à mon tour, je con­tacte le cri­tique lit­téraire Patrick Kéchichi­an. Celui-ci fait paraître deux brèves dans Le Monde des Livres, à une semaine d’intervalle, en préam­bule à une éventuelle péti­tion. J’essaie de mobilis­er quelques amis, mais cour­ri­ers et coups de télé­phone ne provo­quent pas la mobil­i­sa­tion escomp­tée. Jane Bowles, la femme de Paul Bowles ? — s’étonne-t-on dans le Lan­derneau lit­téraire parisien. Non : Jane Bowles, « la plus grande prosatrice des Let­tres améri­caines mod­ernes » — dix­it Ten­nessee Williams.

« Lutin génial, elfe rieur, joyeux, tor­turé », selon Tru­man Capote, Jane Bowles était un être fon­da­men­tale­ment orig­i­nal. Détours con­tin­uels, con­tra­dic­tions per­ma­nentes, son style est à la mesure de son génie : exces­sif du bout des doigts, fru­gale et insa­tiable à la fois.

 

Je suis écrivain et je veux écrire

 

Jane Auer est née à New York le 22 févri­er 1917 au sein d’une famille bour­geoise d’origine juive hon­groise. Elle a gran­di à Wood­mere, Long Island. Enfant unique, son père meurt l’année de ses treize ans. Deux ans plus tard, en 1932, sa mère l’envoie dans un sana­to­ri­um à Leysin, dans les Alpes vau­dois­es, pour soign­er une tuber­cu­lose du genou droit.[1]

Jane passe deux ans en Suisse. Elle apprend le français, décou­vre la lit­téra­ture de Gide, Proust, Mon­ther­lant et Louise de Vil­morin. Sur le paque­bot du retour à New York, Jane Auer croise Louis-Fer­di­nand Céline… [2]

Jane a dix-sept ans quand elle annonce à sa mère : « Je suis écrivain et je veux écrire. »

Durant l’hiver 1937, Jane Auer ren­con­tre Paul Bowles, un jeune musi­cien (né en 1910) aus­si blond et diaphane qu’elle est brune et ténébreuse. Il aime les hommes, elle préfère les femmes. Ils se mari­ent le 21 févri­er de l’année suiv­ante et déci­dent aus­sitôt de s’accorder mutuelle­ment une totale lib­erté. Le jeune cou­ple part en voy­age de noce : Mex­i­co, Pana­ma, Lon­dres, Paris.

 

Jane et Paul Bowles

 

Pen­dant l’été 1940, au Mex­ique, les Bowles font la con­nais­sance de Ten­nessee Williams.[3] Une ami­tié sans faille uni­ra désor­mais Janie à Tenn qui l’accueille dans son harem de « femmes-mon­stres » (selon l’expression de Gore Vidal) aux côtés d’Anna Mag­nani et de Car­son McCullers.

Le voy­age en Amérique latine avec Paul « inspire » Jane pour son pre­mier roman : Deux dames sérieuses. « Jane avait une peur ter­ri­ble du mot inspiré, se sou­vient l’écrivain maro­cain Mohamed Choukri. Au com­mence­ment était le Verbe — cette expres­sion la ter­ror­i­sait. »[4]

 

 

Au print­emps 1943, les édi­tions Knopf pub­lie à New York le pre­mier livre de Jane Bowles : Two Seri­ous Ladies.[5] Les cri­tiques jugent le texte incompréhensible.

À pre­mière vue, l’unique roman de Jane Bowles décon­certe par son apparence excen­trique. L’écrivaine brésili­enne Clarice Lispec­tor met en garde le lecteur en ces ter­mes : « Je serais heureuse qu’il soit lu unique­ment par des per­son­nes à l’âme déjà for­mée. Celles qui savent que l’approche de toute chose se fait pro­gres­sive­ment et pénible­ment et doit par­fois pass­er par le con­traire de ce qu’on approche. »

Un jour­nal­iste améri­cain écrit que celui ou celle qui ten­terait de résumer l’intrigue de Deux dames sérieuses cour­rait droit à la folie.

Courons donc.

D’une part, Miss Goer­ing vit recluse avec sa com­pagne, Miss Gamel­on, au large de New York. « Miss Gamel­on, assise dans le salon devant un âtre vide, songeait que toute la colère de Dieu était descen­due sur sa tête. Le monde et les gens qui le peu­plaient venaient soudain d’échapper à sa com­préhen­sion et elle se sen­tait devant le grand dan­ger de per­dre une fois pour toute l’univers dans sa total­ité : sen­ti­ment dif­fi­cile à expliquer. »

D’autre part, Mrs et Mr Cop­per­field voy­a­gent en Amérique latine. « Ne peu­vent être con­sid­érés comme vrai­ment mûrs que les hommes qui atteignent un stade leur per­me­t­tant de se mesur­er avec une sec­onde tragédie intérieure, et renon­cent à affron­ter sans cesse la pre­mière », écrit Mr Cop­per­field à sa femme qui s’est éprise de Paci­fi­ca, une pros­ti­tuée de Colon, sor­dide ban­lieue de Panama.

Que se passe-t-il exacte­ment ? Qui sont ces gens ? Qu’est-ce qui les gou­verne ? Une fois le livre refer­mé, le lecteur est dérouté. C’est qu’il s’agit non pas de lire sim­ple­ment une his­toire, délivrant plus ou moins un mes­sage, mais de partager une expéri­ence intime au cours d’une virée improb­a­ble dans un univers aus­si naïf qu’angoissant. Deux dames sérieuses n’est sans doute pas un « roman » au sens tra­di­tion­nel et restric­tif du terme, mais il est, sans con­teste, un grand livre.

D’abord, c’est un texte orig­i­nal : rien n’a jamais été écrit ain­si (ni avant, ni depuis)[6]. Ensuite, c’est une comédie ; trag­ique, certes, mais hila­rante (ce que les cri­tiques ont tou­jours beau­coup de mal à envis­ager). C’est de ce hia­tus entre la grav­ité d’un ques­tion­nement exis­ten­tiel et l’incongruité des moyens employés pour y répon­dre — sou­vent ridicules, par­fois sor­dides — que sur­git l’humour inouï de Jane Bowles.

De toute part, le texte est jugé inepte et immoral.

Jane est dévastée, elle n’achèvera plus jamais aucun autre roman.

 

Plaisirs paisibles

 

Au début des années 40, Jane et Paul Bowles vivent en com­mu­nauté à New York avec leurs « amours respec­tives ». C’est une époque faste et joyeuse. Jane écrit une pièce de théâtre : In the Sum­mer House (qui restera inédite jusqu’en 1953).

En févri­er 1946, Harper’s Bazaar pub­lie une nou­velle de Jane Bowles : Plain Plea­sures[7].

Alva Per­ry, veuve depuis onze ans, « digne et réservée, âgée d’une quar­an­taine d’années », habite seule la mai­son de son oncle divisée en apparte­ments. John Drake, routi­er, céli­bataire, « per­son­nage dis­cret et peu com­mu­ni­catif », occupe le stu­dio en dessous de chez elle. Depuis des années qu’ils vivent l’un sur l’autre, les deux soli­taires ne se sont jamais adressés la parole.

Un soir, Mrs Per­ry décide de faire rôtir quelques pommes de terre dans l’arrière-cour. Après l’avoir aidée à porter son sac de patates, Mr Drake se joint à Mrs Per­ry pour les déguster. « Ne pensez-vous pas que les plaisirs pais­i­bles sont plus proches du cœur de Dieu ? » lui deman­da-t-elle. Pour toute réponse, Mr Drake l’invite au restau­rant. « Ils arrivèrent à la moitié de leur repas sans avoir échangé le moin­dre pro­pos. Mr Drake avait com­mandé une bouteille de vin doux et quand Mrs Per­ry eut vidé son sec­ond verre, elle finit par dire : Je crois qu’on se fait rouler dans les restaurants. »

À la fin du dîn­er, Mrs Per­ry, ivre morte, se lève sans un mot pour son com­pagnon, tra­verse la salle à manger, monte à l’étage de l’établissement en titubant, ouvre la porte d’une cham­bre et s’endort « à plat ven­tre, le cha­peau sur la tête. » Pen­dant ce temps-là, Mr Drake l’attend en bas, seul à table. Mrs Per­ry ne réap­pa­rais­sant pas, dérouté, il s’en va.

Le lende­main, rien n’a changé : les deux soli­taires se croisent sans se par­ler. Et pour­tant, doré­na­vant, Mrs Per­ry s’endormira en mur­mu­rant : « John Drake, mon doux John Drake. »

Que s’est-il passé pen­dant la nuit ? L’auteur ne le dit jamais.

Dans sa biogra­phie de Jane Bowles, Mil­li­cent Dil­lon[8] sug­gère que Mrs Per­ry a été vio­lée par le pro­prié­taire du restau­rant dans la cham­bre duquel, com­plète­ment saoule, elle s’était réfugiée.

 

 

Le 31 jan­vi­er 1948, Jane rejoint Paul instal­lé depuis peu à Tanger. Là, elle tombe folle amoureuse de Chéri­fa, une jeune paysanne orig­i­naire de l’Atlas qui vend du blé dans un hanootz (petite échoppe) du marché aux grains. Chéri­fa ne par­le ni français, ni anglais. Jane apprend l’arabe maghrébin (et notam­ment le Dar­i­ja, dialecte marocain).

Au mois de mai 48, au cours d’une vil­lé­gia­ture à l’hôtel Belvédère de Fès, Paul — qui s’est mis à écrire sous l’influence de sa femme — achève Un Thé au Sahara. Jane, quant à elle, tra­vaille à sa plus longue nou­velle : Camp Cataract.

Camp Cataract est le chef d’œuvre de Jane Bowles. Com­ment trans­met­tre le génie de ce texte sans le pol­luer, ni le réduire ? Com­ment traduire ce style volatil, bur­lesque, incon­gru ? Ces émo­tions sus­pendues… Tel le sou­venir d’un rêve se dis­si­pant quand nous voulons le retenir, Camp Cataract se dérobe à tout commentaire.

À l’instar de tous les textes de Jane Bowles, Camp Cataract est une his­toire de femmes.

Les femmes de Jane Bowles ne sont ni aguichantes, ni mater­nelles. Vision­naires aveuglées par la lumière, elles s’affranchissent héroïque­ment de l’ultime soumis­sion : celle de la séduc­tion. Leur «  petite idée du salut », c’est l’inconnu ; l’abîme qu’il faut tra­vers­er entre soi et l’autre. « Je suis à la mer­ci » répé­tait Jane qui repre­nait volon­tiers à son compte l’ultime réplique de Blanche DuBois dans Un tramway nom­mé désir : « Who­ev­er you are, I have always depend­ed on the kind­ness of strangers. »[9]

En juil­let 1948, Paul Bowles retourne à New York afin de com­pos­er la musique d’une pièce de Ten­nessee Williams : Été et fumée. Jane reste seule à Tanger. Elle séjourne à l’hôtel Vil­la de France (dans la Ville Nou­velle, der­rière le con­sulat français) et passe ses journées au marché aux grains auprès de Chéri­fa ou, plus exacte­ment, « à la lisière… »[10]

En décem­bre 48, Paul ren­tre à Tanger avec Ten­nessee Williams et Frank Mer­lo. Tenn se sou­vient de ses retrou­vailles avec Janie : « une jeune femme d’allure char­mante, petite, piquante, qui pas­sait avec la plus grande vivac­ité de l’humour à l’angoisse, de l’amour à l’affolement (…) Son indé­ci­sion nais­sait d’un authen­tique souci de ne pas provo­quer un faux mou­ve­ment dans un monde qui n’était que trop enclin, selon ses justes con­jec­tures, à tourn­er de tra­vers.[11] »

 

Jane et Tennessee

 

Durant l’hiver 1949, les Bowles tra­versent le Sahara jusqu’à Taghit, en Algérie.

En plein désert, Jane écrit Un bâton de sucre d’orge vert[12] qui nous con­duit dans le monde intérieur de l’enfance soli­taire. La nou­velle était la préférée de Ten­nessee Williams, il fera tout pour qu’elle soit publiée.

Ce texte est le dernier que Jane Bowles ne fini­ra jamais.

 

Épisode 2 — J’ai peut-être dit tout ce que j’avais à dire

 

À la fin de l’automne 1949, les Bowles embar­quent sur le paque­bot Koutoubia en route pour Mar­seille avec David Her­bert.[13] La folle équipe remonte la val­lée du Rhône jusqu’à Paris. Après un aller/retour en Angleterre, Paul s’envole pour l’Inde et Cey­lan.[14]

Par­al­lèle­ment à sa car­rière de com­pos­i­teur, Paul Bowles est devenu un écrivain à la mode. Son pre­mier roman, Un thé au Sahara[15], a rem­porté un vif suc­cès. Jane devient la femme de… « Que le tal­ent — sex­ué au mas­culin — passe avant le génie — sex­ué au féminin —, qui s’en étonne enfin ? » com­mente Michèle Causse.

Paul n’a jamais caché qu’il s’était inspiré de Jane et lui pour com­pos­er les per­son­nages de Kather­ine (Kit) et Porter (Port) Mores­by. Par con­séquent, inévitable­ment, Jane s’identifie à Kit… et que lit-elle ? L’histoire d’un cou­ple qui se perd dans le désert : il meurt, elle devient folle. Lui en cher­chant un lieu où les « hor­reurs de la moder­nité » n’auraient pas encore gag­né, elle en le suiv­ant comme elle aurait suivi n’importe quel étranger ami­cal qui le lui aurait proposé.

La cita­tion de Kaf­ka, mise en exer­gue de la troisième par­tie de l’ouvrage, n’en fini­ra plus de la tour­menter : « Au delà d’un cer­tain point on ne peut plus revenir en arrière. C’est ce point qu’il faut atteindre. »

Jane lit le roman de Paul comme une prophétie.

 

 

À Paris, Jane Bowles s’installe à l’hôtel de l’Université où elle retrou­ve un ami : Tru­man Capote. Elle sort toutes les nuits (notam­ment au Mon­o­cle, célèbre boîte les­bi­enne), ren­con­tre Alice Tok­las (la veuve de Gertrude Stein), et tra­vaille à un nou­veau roman : Out in the world. « Je sens le besoin de jus­ti­fi­er mes actions et je suis cer­taine que je con­tin­uerai à éprou­ver ce besoin aus­si longtemps que la méta­mor­phose tant souhaitée n’aura pas lieu », con­fesse Emmy Moore, l’héroïne écrivaine inca­pable d’écrire. Comme son per­son­nage, Jane cul­pa­bilise de ne pas réus­sir à créer en red­outant d’être capa­ble de le faire. « J’ai peut-être dit tout ce que j’avais à dire »[16] con­fie-t-elle à Paul, dés­espérée, avant de lui racon­ter gaiement sa soirée de la veille au Monocle.

Dans ses Mémoires[17], Paul Bowles témoigne de la voca­tion pour le moins sin­gulière de sa femme : « Elle voulait pou­voir dire qu’elle avait tout fait toute seule. Elle ne voulait pas utilis­er le marteau et les clous qui étaient à sa dis­po­si­tion. Il fal­lait qu’elle fasse elle-même le marteau et les clous. C’était un mélange d’égotisme géant et de pro­fonde modestie. »

Dans sa lit­téra­ture, aucun lieu com­mun. Jane n’écrit pas avec les mots qui exis­tent déjà, elle les réin­vente, un à un, chaque fois. Jane a une con­nais­sance empirique des mots qu’elle emploie. En témoigne ce que nous appellerons « la parabole du pont ».

Jane et Paul Bowles sont cha­cun dans leur cham­bre — deux pièces com­mu­ni­cantes, mais séparées — en train de tra­vailler. Jane ne cesse d’interrompre Paul en lui posant des ques­tions sur la façon dont on con­stru­it un pont.

«  Bup­ple ![18] Qu’est-ce qu’un encorbellement ?

— Tu n’as qu’à chercher dans le dictionnaire.

— Je n’ai pas le temps ! Fais-le, toi. »

Et Paul d’interrompre sa besogne pour feuil­leter dif­férents usuels afin de don­ner une réponse sat­is­faisante à sa femme, laque­lle le sol­licite encore :

«  Bup­ple ! Peut-on dire d’un pont qu’il a des contre-boutants ? »

Quelques jours plus tard, Paul se rend compte que Jane n’a tou­jours pas franchi le pont en question.

« Mais pourquoi n’admets-tu pas que l’ouvrage est là, sim­ple­ment ? Il te suf­fit de le tra­vers­er pour con­tin­uer à racon­ter ton histoire.

— Si j’ignore com­ment il a été con­stru­it, je ne parviens pas à l’imaginer. Et si je ne peux pas l’imaginer, il m’est impos­si­ble de le traverser. »

 

Sa maison d’été

 

De 1950 à 1953, Jane Bowles ne cesse de faire des allers/retours entre Paris, New York, et Tanger dans l’espoir de trou­ver un édi­teur pour son sec­ond roman Out in the World et un pro­duc­teur pour sa pièce, In the Sum­mer House.[19]

Sa mai­son d’été racon­te une année de la vie d’une mère et sa fille qui se mari­ent le même jour exacte­ment pour échap­per l’une à l’autre. Le car­ac­tère à la fois pathé­tique, comique et absurde des per­son­nages inter­loque, embar­rasse. Peu de gens appré­cient cet humour indi­ci­ble, lunaire, ter­ri­ble qui fait cepen­dant le délice des amateurs…

Dans la nou­velle Une idylle au Guatemala[20], par exem­ple, Jane Bowles s’attarde sur les non-dits, les paroles anodines chargées de tous les secrets — enfouis, inac­ces­si­bles. Elle écrit les silences, entre deux banal­ités ; les réti­cences, entre deux aveux avortés.

À l’aube, après avoir fait l’amour avec un étranger de pas­sage (un voyageur de com­merce améri­cain), la seño­ra Ramirez ren­tre dans sa cham­bre d’hôtel où dort son enfant. « Elle était trop heureuse pour aller se couch­er tout de suite et elle se dirigea vers la com­mode, d’où elle sor­tit une petite Sainte Vierge en sucre ras­sis qu’elle partagea en trois. Elle s’approcha de Con­sue­lo et la sec­oua avec force. Con­sue­lo ouvrit les yeux, au bout d’un cer­tain temps, elle deman­da à sa mère d’un ton maus­sade, ce qu’elle voulait. La seño­ra Ramirez four­ra le bon­bon dans la bouche de sa fille. – Mange, ma chérie, dit-elle. C’est la petite Vierge qui était dans la commode. »

Sa mai­son d’été est présen­tée pour la toute pre­mière fois du 19 au 23 mai 1953 au théâtre de l’Université du Michi­gan, à Ann Arbor. Ten­nessee Williams assiste à la Pre­mière, il écrit : « C’est l’une de ces rares pièces qui ne sont pas mis­es à l’épreuve du théâtre mais qui met­tent le théâtre à l’épreuve. » Le pub­lic boude, les cri­tiques attaque­nt. « La pièce n’a ni fin ni solu­tion » rétorque Jane à ses détracteurs. Elle est reprise au Play­house de Broad­way le 29 décem­bre 1953 et s’arrête le 12 févri­er 1954, après six semaines à peine de représentations.

En France, Sa mai­son d’été a été créé au Théâtre nation­al de la Colline, du 9 mars au 16 avril 1995, par Robert Cantarel­la, dans une tra­duc­tion d’Évelyne Pieiller, avec Flo­rence Gior­get­ti dans le rôle de Gertrude East­man Cuevas, Maïa Simon dans le rôle de Mrs Con­sta­ble et Judith Hen­ry dans celui de Mol­ly. Une merveille.

 

Isolement complet, isolement complet

 

En novem­bre 1955, le roi Mohammed V s’installe sur le trône du Maroc.

Le 2 mars 1956, le pays recou­vre son indépendance.

La plu­part des étrangers quit­tent la Cité du Détroit, Jane et Paul Bowles sont tou­jours là.

À Tanger, les Bowles vivent dans deux apparte­ments séparés situés dans le même immeu­ble (d’abord au San Fran­cis­co puis à l’Itesa). Paul voy­age sans arrêt. Jane passe la plu­part de son temps avec Chéri­fa et ses amis maro­cains.[21]

 

Entrée de l’im­meu­ble Ite­sa à Tanger où Jane et Paul Bowles vécurent dans deux apparte­ments séparés. Sur la plaque com­mé­mora­tive, seul le nom de Paul est indiqué…

 

Le 22 févri­er 1957, Jane Bowles fête ses quar­ante ans avec David Her­bert (Paul est à Cey­lan). Le jeu­di 4 avril, pen­dant le Ramadan, après avoir jeûné toute la journée sur les recom­man­da­tions de Chéri­fa, Jane con­somme du Majoun (con­fi­ture de hasch) et vide une bouteille de cognac. Au matin, son amie la trou­ve par terre, inca­pable de par­ler ni de voir clair.

Attaque cérébrale.

Paul l’emmène con­sul­ter un neu­ro­logue à Lon­dres, Jane refuse d’être hospitalisée.

« Je crois que Dieu me punit de ne pas avoir écrit» — répond-t-elle à toutes les ques­tions qu’on lui pose.

Jane ren­tre à Tanger. Un mois plus tard, son état a empiré. Paul la ren­voie à Lon­dres. Elle est admise à l’hôpital Rad­cliffe d’Oxford puis trans­férée à Saint Andrew, une clin­ique psy­chi­a­trique proche de Northampton.

Élec­tro­chocs.

De retour à Tanger, Paul Bowles écrit à une amie : « Elle ne fait pas un seul pas si on ne la prend pas par le bras, et son pas est alors incer­tain, som­nam­bulique. Et de temps à autre elle mar­monne, per­due en elle-même : isole­ment com­plet, isole­ment com­plet. »[22]

AMOBARBITAL … VERONAL … MEDINAL …

En avril 1958, un an après son AVC, Jane Bowles retourne à New York. Ten­nessee Williams l’héberge dans son apparte­ment. Jane écrit à Paul, resté à Tanger, des let­tres dont elle espère qu’il parvien­dra à «  reecon­stru­ite le sense » (sic).

Aphasie.

« Je dois écrire mais je ne peux pas écrire », dis­ait-elle. À présent, tout le monde la croit.

En août, Paul la fait intern­er au cen­tre psy­chi­a­trique de Cor­nell, à White Plains (New York).

DILANTIN … SERPASIL …

En décem­bre 58, Paul ramène Jane à Tanger. Elle est à moitié aveu­gle et ne peut plus lire ni écrire.

Il lui reste une quin­zaine d’années à vivre.

 

Escalier de l’im­meu­ble Ite­sa ; Jane avait la pho­bie des ascenseurs qu’elle ne pre­nait jamais

 

En jan­vi­er 1965, Deux dames sérieuses est pub­lié en Angleterre par l’éditeur Peter Owen. Vingt-deux ans après l’édition améri­caine du pre­mier roman de Jane Bowles, les cri­tiques bri­tan­niques sont excel­lentes, le texte est traduit en plusieurs langues. Tru­man Capote écrit : « Le seul reproche que je puisse adress­er à Mrs Bowles est de pub­li­er trop rarement. On aimerait savour­er plus sou­vent son étrange, sub­tile et spir­ituelle per­spi­cac­ité. Elle compte de toute évi­dence par­mi nos prosa­teurs les plus orig­in­aux. »[23]

Peter Owen demande à Jane de lui envoy­er d’autres textes mais celle-ci lui répond qu’elle n’en a con­servé aucun. Paul finit par en regrouper sept qui parais­sent en vol­ume et à Lon­dres sous le titre Plain plea­sures.[24]

Au print­emps 1966, Jane apprend qu’un édi­teur new-yorkais va pub­li­er son roman, sa pièce de théâtre et ses nou­velles en un seul vol­ume : The Col­lect­ed Works of Jane Bowles. Car­son McCullers lui écrit : « Ton style curieux, oblique et spir­ituel, a tou­jours fait mes délices. »

Il est trop tard. Pour sur­vivre à l’échec ini­tial, sans cesse renou­velé, Jane Bowles s’est débar­rassée d’elle-même : l’écrivain n’écrit plus.

L’année de ses cinquante ans, en 1967, sur les con­seils du doc­teur Mar­il­li­er-Roux, une homéopathe qui la suit depuis sa pre­mière attaque, Jane Bowles est internée dans une clin­ique psy­chi­a­trique de Malaga.

Jane ne par­le presque plus, elle chan­tonne une « chan­son par­lée » de Mar­i­anne Oswald (avec qui elle a entretenu une liai­son à la fin des années 30, à New York) : « Monte-Car­lo, Monte-Car­lo, j’ai fini ma journée… je veux dormir, au fond de l’eau, de la Méditer­ranée… [25]»

Au lende­main d’une nou­velle série d’électrochocs, Paul ramène Jane à Tanger. Ils se réin­stal­lent tous deux dans l’immeuble Ite­sa, cha­cun dans son apparte­ment. Mohamed Mra­bet (que Jane a ren­con­tré au début des années 60) s’occupe d’elle quotidiennement.

 

Jane Bowles a lais­sé peu de traces : quelques pho­togra­phies, pas de film, aucun enreg­istrement de sa voix. Un seul témoin intime de son exis­tence est encore de ce monde. En 2011, j’é­tais allée à sa ren­con­tre, chez lui, à Tanger

 

Soudain, à la fin de l’année 67, Jane va s’installer avec Chéri­fa à l’hôtel Atlas, au coin de l’avenue Prince-Héri­ti­er et de la rue Mous­sa-Ibn-Nous­sair, dans la Ville Nou­velle. C’est l’époque des frasques XXL. Jane Bowles dis­tribue le peu d’argent qu’elle reçoit de la Société des Auteurs à de jeunes hip­pies améri­cains attirés au Maroc par le kif.

Au print­emps 1968, Jane retourne à la Clin­i­ca de Reposo Los Ange­les de Mala­ga. « Je n’ai pas envie d’écrire parce qu’il y a trop de choses à dire » — dit-elle.

Fin 1969, ultime retour à Tanger. Jane passe ses journées couchée sur le sol de son apparte­ment à sup­pli­er qu’on lui donne à boire. Ain­si que l’écrit Michèle Causse, Jane Bowles est « le stig­mate ambu­lant du manque de l’écriture, du manque rela­tion­nel, du manque tout court. » Impuis­sant, Paul la ramène à Malaga.

TROFANIL … EPANUTIN … SECONAL … PHENOBARBITAL … NARCOVENOL …

Au print­emps 1970, Jane Bowles subit une nou­velle attaque cérébrale. À l’automne suiv­ant, elle se con­ver­tit au catholi­cisme. Quand Paul vient la voir en octo­bre, Jane est totale­ment aveugle.

Le 4 mai 1973, Jane Auer Bowles perd le monde dans sa totalité.

Paul Bowles a refusé que sa femme soit inhumée en chré­ti­enne, con­va­in­cu que sa con­ver­sion au catholi­cisme lui avait été imposée par les religieuses qui la soignaient. Par con­séquent, le corps de Jane est enter­ré à la va-vite au cimetière San Miguel de Mala­ga sous le numéro 453‑F.

Grâce à l’intervention d’une lec­trice espag­nole, la tombe de Jane Bowles sera entretenue vaille que vaille jusqu’à ce que, le 5 avril 2010, une stèle en hom­mage à l’écrivaine améri­caine soit inau­gurée au cimetière San Miguel.

Cinq ans plus tard, je viens y dépos­er mon offrande :

Cimetière San Miguel de Malaga

 

©Féli­cie Dubois, novem­bre 2019


[1] Suiv­ront plusieurs opéra­tions qui la lais­seront hand­i­capée. Jane Bowles claudi­quera toute sa vie.

[2] Je racon­te l’anecdote dans Une his­toire de Jane Bowles (éd. du Seuil, 2015).

[3] Cf. Une his­toire de Jane Bowles, op. cit.

[4] Paul Bowles, le reclus de Tanger, Mohamed Choukri (éd. Quai Voltaire / La Table Ronde, 1997).

[5] Traduit en français par Jean Autret sous le titre Deux dames sérieuses (éd. Gal­li­mard, 1969) ; réédité en 1986 chez Chris­t­ian Bour­go­is (coll. « 10/18 »).

[6] Ou, plus juste­ment : je n’ai jamais rien lu de tel avant ni depuis.

[7] Repris dans le recueil éponyme édité à Lon­dres en 1966 par Peter Owen ; traduit en français par Claude-Nathalie Thomas sous le titre Plaisirs pais­i­bles, (éd. Chris­t­ian Bour­go­is, coll. « 10/18 », 1986).

[8] A Lit­tle Orig­i­nal Sin. The life and work of Jane Bowles (éd. Holt, Rine­hart and Win­ston, 1981) traduit par Michèle Causse sous le titre : Jane Bowles, une femme accom­pa­g­née (éd. Deux­temps-Tierce, 1989).

[9] « Qui que vous soyez, j’ai tou­jours dépen­du de la gen­til­lesse des étrangers. »

[10] Cf. Une his­toire de Jane Bowles, op. cit.

[11] In : Stèle de Jane Bowles, textes traduits et présen­tés par Michèle Causse (éd. Le Nou­veau Com­merce, 1978).

[12] A Stick of Green Can­dy, pub­lié dans Vogue le 15 févri­er 1957, repris dans le recueil Plain Plea­sures, op. cit.

[13] David Alexan­der Regi­nald Her­bert (1908–1995), sec­ond fils du comte de Pem­broke, que son ami l’écrivain bri­tan­nique Ian Flem­ing (créa­teur de James Bond) surnom­mait « La Reine de Tanger ».

[14] Cf. Une his­toire de Jane Bowles, op. cit.

[15] The Shel­ter­ing Sky, traduit en français par Hen­ri Robil­lot et Simone Mar­tin-Chauffi­er (éd. Gal­li­mard, 1952) ; réédité en 1980 dans la col­lec­tion « L’Imaginaire ».

[16] Jane & Paul Bowles. Let­tres (1946–1970), paru en 2005 aux édi­tions Hachette Lit­téra­tures sous la direc­tion de Michel Bul­teau, dans une tra­duc­tion d’Élisabeth Peellaert.

[17] With­out Stop­ping, Paul Bowles (1972) ; traduit en français par Marc Gibot sous le titre Mémoires d’un nomade (Quai Voltaire, 1989).

[18] Surnom de Paul qui, en retour, appelait Jane « Tere­sa ». Cf. Une his­toire de Jane Bowles, op. cit.

[19] Traduit en français par Éve­lyne Pieiller sous le titre Sa mai­son d’été (éd. Chris­t­ian Bour­go­is, coll. « Titres », 2011).

[20] In : Plaisirs pais­i­bles, op. cit.

[21] Cf. Une his­toire de Jane Bowles, op. cit.

[22] In : Jane Bowles, une femme accom­pa­g­née, op. cit.

[23] Too Brief a Treat, Tru­man Capote (Ran­dom House, 2004) ; traduit par Jacques Tournier sous le titre Un plaisir trop bref (éd. 10/18, 2007).

[24] Plaisirs pais­i­bles, op. cit. Out­re la nou­velle éponyme, le recueil com­prend : Tout est bon, Une idylle au Guatemala, Camp Cataract, Une journée en plein air, Querelles de sœurs, Un bâton de sucre d’orge vert.

[25] La Dame de Monte-Car­lo, écrite pour Mar­i­anne Oswald par Jean Cocteau en 1936.