Tennessee Williams 1911–1983

.

Épisode 1 — Qui a tué Tennessee Williams ?

 

Après avoir pub­lié trois romans, à l’âge de vingt-cinq ans, j’ai voulu ren­dre hom­mage à mon écrivain préféré.

En France, aucun livre ne lui avait encore été consacré.

Huit ans aupar­a­vant, j’avais lu un texte qui m’avait boulever­sée. Le livre est là, sous mes yeux : Ten­nessee Williams, Une femme nom­mée Moïse, Union Générale d’Éditions, col­lec­tion 10/18 dirigée par Chris­t­ian Bour­go­is (série « Domaine étranger » dirigée par Jean-Claude Zylberstein).

À dix-sept ans, je ne con­nais­sais de son œuvre que les adap­ta­tions ciné­matographiques de ses pièces.

Cinéphile, j’avais vu et revu Un Tramway nom­mé Désir d’Elia Kazan (avec Vivien Leigh et Mar­lon Bran­do), La Rose tatouée de Daniel Mann (avec Anna Mag­nani et Burt Lan­cast­er), La Chat­te sur un toit brûlant de Richard Brooks (avec Eliz­a­beth Tay­lor et Paul New­man), Soudain l’été dernier de Joseph Mankiewicz (avec Katharine Hep­burn, Eliz­a­beth Tay­lor et Mont­gomery Clift), L’Homme à la peau de ser­pent de Sid­ney Lumet (avec Anna Mag­nani et Mar­lon Bran­do), La Nuit de l’iguane de John Hus­ton (avec Ava Gard­ner, Richard Bur­ton et Deb­o­rah Kerr), Boom! de Joseph Losey (avec Liz Tay­lor et Richard Bur­ton) … pour n’en citer que quelques uns.

Com­ment ce drôle de roman – Moïse and The World of Rea­son – m’était-il tombé entre les mains ?

J’ai oublié, mais de ce jour son auteur ne m’a plus jamais quittée.

J’ai décou­vert Ten­nessee Williams en français puis l’ai relu entière­ment en ver­sion orig­i­nale : un anglo-améri­cain roman­tique et organique, ailé, lyrique, dont le rythme bluesy m’a immé­di­ate­ment enchantée.

Ten­nessee Williams est un auteur dra­ma­tique, un nou­vel­liste et un poète.

En 1991, je suis par­tie aux États-Unis sur la trace de Tennessee …

L’année suiv­ante Ten­nessee Williams, l’oiseau sans pattes sor­tait aux édi­tions Bal­land (le livre est épuisé et n’a pas été réédité).

 

 

Qui a tué Tennessee Williams ?

 

Ven­dre­di 25 févri­er 1983 au matin, Hôtel Elysée, New York, USA : un homme inan­imé est décou­vert par la femme de cham­bre dans la salle de bain de la suite 1302. Dans sa main crispée, un tube de Sec­onal (des som­nifères). Sur la table de chevet, divers médica­ments (amphé­t­a­mines, anti­dé­presseurs, gouttes pour les yeux, gouttes pour le nez) et une bouteille de vin rouge entamée. Thomas Lanier Williams dit Ten­nessee, né le dimanche des Rameaux 1911 à Colom­bus dans le Mis­sis­sipi, aurait eu soix­ante-douze ans le 26 mars suivant.

Le petit corps (un mètre soix­ante-cinq) est emporté par la police de New York et con­fié au doc­teur Elliot Gross, respon­s­able des ser­vices médi­co-légaux de la ville. Sui­cide ? Over­dose ? Meurtre ? Dans une let­tre datée du 22 juin 1968, l’auteur dra­ma­tique con­fi­ait à son frère Dakin : « Si quelque chose d’une nature vio­lente devait m’arriver, achevant ma vie bru­tale­ment, ce ne serait pas un cas de sui­cide comme cela voudrait le laiss­er paraître. »

Para­noïaque, Ten­nessee Williams se sen­tait men­acé. Plus ou moins fâché avec son frère ain­si qu’avec la majeure par­tie de ses amis, il avait rompu avec son agent lit­téraire Audrey Wood, en 1971, après trente-deux ans de col­lab­o­ra­tion. Hypocon­dri­aque, il était tou­jours en train de mourir d’une mal­adie du cœur ou du foie. Dans le rap­port de police, un cer­tain John Ueck­er, la dernière per­son­ne à avoir vu Ten­nessee vivant, insiste sur le fait que l’écrivain avait une peur affreuse de mourir seul : « Il m’a réc­ité un poème qu’il réc­i­tait sou­vent : Old Men Go Mad at Night. » [1]

Dans l’attente des résul­tats de l’autopsie, les jour­naux pub­lient la nou­velle : « Le scé­nar­iste des mon­des obscurs dis­paraît » (Le Monde) ; « Ten­nessee Williams, moral­iste, puri­tain et nar­cis­sique, est mort » (Le Soir de Brux­elles) ; « Mort d’un pein­tre de la pas­sion, du désir et de l’échec » (Le Jour­nal de Genève) ; « Writer found dead in hotel » (The New York Times)…

L’annonce en étonne plus d’un : Ten­nessee était encore en vie ? Presque, oui.

Après une longue descente aux enfers dans les années soix­ante, péri­ode qu’il appelait son « âge de pierre », Ten­nessee remonte la pente. Il a plusieurs pro­jets en chantier et récrit sans cesse ses anci­ennes pièces depuis longtemps dev­enues des clas­siques (pour cer­taines, il existe autant de vari­antes que de nou­velles édi­tions). Mal­gré l’état d’épuisement dans lequel sa dépen­dance à l’alcool et aux médica­ments le con­damne, Ten­nessee se lev­ait tous les matins pour travailler.

Jusqu’à l’aube du 25 février.

La machine à écrire por­ta­tive dont il ne se séparait jamais ne dérangera plus ses voisins de palier.

Quelques jours plus tard, l’autopsie livre enfin son secret.

Ten­nessee Williams red­outait tant la mort qu’il ne ces­sait de la provo­quer, pour être prêt, pour savoir d’où elle viendrait. Il l’attendait devant la porte prin­ci­pale, elle est arrivée par un trou de souris. Trop dis­crète pour ne pas être sournoise. Éton­nante, incon­grue, ridicule. Ten­nessee Williams ne s’est pas sui­cidé, il n’est pas mort d’une over­dose, per­son­ne ne l’a assas­s­iné. Il s’est étouf­fé avec le bou­chon d’un tube de som­nifères. Selon toute vraisem­blance, il aura voulu ouvrir le fla­con avec les dents avalant la cap­sule qui provo­quera l’asphyxie.

« Je mour­rai d’une grappe de raisin mal lavé [2] » prophéti­sait-il, visionnaire.

En dehors de ce que lui rap­por­taient ses droits d’auteur, Ten­nessee Williams ne pos­sé­dait pas grand-chose. Une mai­son, « une jolie petite mai­son genre hôtel par­ti­c­uli­er pour Tom Pouce [3] » au 1431 Dun­can Street, Key West, Floride.

 

La piscine de Ten­nessee Williams (Key West, 1991) ©Féli­cieDubois

 

Key West : dead end

 

Jeu­di 11 juil­let 1991, vol 915, Boe­ing 767 Unit­ed Air­lines, Paris/Miami via Washington.

Agence Alamo Rent a Car, je loue une Chevro­let Cor­si­ca bleu marine pour cent-cinquante dollars.

La route des Keys com­mence à Coconut Grove, quarti­er his­torique de Mia­mi. L’US 1 South est l’une des plus belles routes du monde : un chapelet de petites îles reliées entre elles par des kilo­mètres de ponts au-dessus de la mer. À l’est, l’océan atlan­tique ; à l’ouest, le golfe du Mex­ique. Tout au bout, au point extrême sud des États-Unis : Key West, The Conch Repub­lic.

Ernest Hem­ing­way est partout : T‑shirts, pins, posters… On se bous­cule pour vis­iter la pro­priété dans laque­lle il séjour­na au 907 White­head Street. Celle de Ten­nessee Williams est à ven­dre. Les Améri­cains, qui ne ratent jamais une occa­sion de graver une plaque com­mé­mora­tive, n’ont pas pu oubli­er la demeure de l’auteur dra­ma­tique… que s’est-il passé ?

 

Le 1431 Dun­can Street, Key West, en août 1991 ©Féli­cieDubois

 

Ten­nessee Williams décou­vre Key West en 1941, mais ce n’est que huit ans plus tard qu’il loue pour la pre­mière fois la petite mai­son en bois du 1431 Dun­can Street. Il y emmé­nage avec son ami Frank Mer­lo et son grand-père pater­nel, le révérend Wal­ter Edwin Dakin, pas­teur de l’église épis­co­pali­enne.[4] L’année suiv­ante, il l’achète : « C’est une des rares déci­sions spon­tanées de mon exis­tence. J’adore Key West. C’est ici que je tra­vaille le mieux. J’ai décidé d’en faire mon chez-moi » aimait-il à répéter.

Située entre la vieille ville et la Casa Mari­na, Dun­can Street est une rue étroite, dif­fi­cile à localis­er. La mai­son du 1431 est blanche avec des volets rouges. Tout est fer­mé et pro­tégé par un œil élec­tron­ique. Com­ment faire pour entr­er ? Télé­phon­er à l’agence immo­bil­ière, se faire pass­er pour un acheteur poten­tiel et pren­dre rendez-vous.

Le 25 juil­let 1991, alors qu’un orage trop­i­cal inonde la ville, je pénètre dans la pro­priété condamnée.

Au rez-de-chaussée : deux cham­bres, une cui­sine très haute de pla­fond avec des vit­raux comme dans une église, un salon.

Au pre­mier : une salle de bain et une troisième cham­bre. L’escalier qui monte à l’étage est étroit, les murs sont blancs et décrépis.

Depuis 1983, le 1431 Dun­can Street est inoc­cupé. Les meubles ont été démé­nagés à New York, au frais, dans l’antichambre d’une salle des ventes. Ici, sous le cli­mat humide des Keys, tout se dégrade très rapidement.

Les admi­ra­teurs de Ten­nessee ont essayé de sauver la mai­son (notam­ment les fon­da­teurs du Ten­nessee Williams Fine Arts Cen­ter), en vain.

Maria est inébran­lable, Maria ne veut pas céder.

Maria Brit­ne­va, petite actrice russe dev­enue lady Saint Just, une respectable dame anglaise, s’est imposée comme l’unique exécutrice tes­ta­men­taire (avec un avo­cat new-yorkais, John East­man) des biens de son ami disparu.

Ten­nessee Williams et Maria Saint Just se sont ren­con­trés en juin 1948 à l’occasion de la pre­mière lon­doni­enne de La Ménagerie de verre. Elle fait par­tie de ces « femmes mon­stres », selon l’expression de Gore Vidal, dont Ten­nessee raf­fo­lait : Tal­lu­lah Bankhead et Anna Mag­nani (actri­ces), Mar­i­on Vac­caro (riche héri­tière), Car­son McCullers et Jane Bowles (écrivaines). Il ne reste plus que Maria et Maria ne veut pas partager. Pas de plaque, pas de musée, pas de mémoire col­lec­tive. Un sou­venir intime entre elle et lui. La mai­son devra être ven­due comme n’importe quelle autre mai­son. Mais n’importe quelle mai­son en mau­vais état ne vaut pas ce prix-là (qua­tre cent mille dol­lars en 1991).

 

 

Au mois de novem­bre 1991, à l’occasion de la pub­li­ca­tion par les édi­tions Robert Laf­font du recueil de let­tres À cinq heures, mon ange, j’ai ren­con­tré lady Saint Just à Paris. Elle m’a annon­cé que la mai­son était ven­due et pré­tendait ne pas savoir à qui.

Ten­nessee Williams voulait dis­paraître au large de Key West, comme son idole le poète améri­cain Art Crane. Il avait ajouté un cod­i­cille à son tes­ta­ment : « À ma mort, mon corps devra être jeté d’un bateau, là où Art Crane s’est noyé. » [5]

Il est enter­ré à Saint Louis, Mis­souri, une ville qu’il détestait.

 

La tombe de Ten­nessee Williams au Cal­vary Cementery (Saint Louis, 1991) ©Féli­cieDubois

 

Saint Louis blues

 

Coincée entre le fleuve Mis­souri, à l’ouest, et le Mis­sis­sip­pi, à l’est, Saint Louis est une citée triste qui a des bleus à l’âme : « … feel­ing tomor­row like a feel today [6] »

Au cen­tre com­mer­cial de l’Union Sta­tion (anci­enne gare de chemin de fer trans­for­mée en galerie marchande), un café nom­mé « Key West » est décoré de pho­tos de célébrités : qua­tre-vingt-dix-neuf clichés d’Ernest Hem­ing­way pour un de Ten­nessee Williams. Par­mi cette galerie de por­traits : celui de Dakin Williams posant fière­ment aux côtés de Mar­lon Bran­do. Le patron m’explique que Dakin, avo­cat à la retraite, paie ses ardois­es dans les bars de Saint Louis avec des pho­tos dédi­cacées de son frère. La tombe de Ten­nessee Williams ? Non, il ne sait pas où elle est. Un homme a repéré mon accent et m’annonce, tout con­tent : « Saint Louis est une ville française ! » Si on veut… Le directeur de l’Adam’s Mark Hotel, le plus grand de la ville, est français. La ban­lieue se nomme Belle­fontaine, Floris­sant, Crève-Cœur, Olivette, Bel­lerive, Fron­tenac, Des Pères… L’homme me donne son adresse pour que je lui envoie une carte postale de la Tour Eif­fel. La tombe de Ten­nessee Williams ? Non, il ne sait pas où elle est.

Je sors du Key West, hèle un taxi devant l’Union Sta­tion. Le chauf­feur, un afro-améri­cain coif­fé d’une cas­quette de base-ball crasseuse, s’étonne : « Vous êtes venue d’Europe pour chercher une tombe ? » J’acquiesce en souri­ant et lui tend la liste des cimetières. Il démarre, nous roulons. Je vis­ite, il attend. Nous repar­tons. Le chauf­feur s’inquiète, com­mence à s’ennuyer. Je le ras­sure en dol­lars et lui demande de con­tin­uer. À huit miles au nord de la ville se trou­ve l’immense Cal­vary Ceme­tery. J’indique au récal­ci­trant l’endroit sur la carte, il grogne un peu puis accélère.

Le Cimetière du Cal­vaire s’étend sur plusieurs hectares. Nous roulons à tra­vers les allées, lente­ment, mais les stèles restent muettes, leurs inscrip­tions sont invis­i­bles depuis la route, il faut faire le chemin à pied. Le chauf­feur pro­pose de m’aider. Il se gare, descend de la voiture, allume une cig­a­rette et part en rajus­tant sa cas­quette. Je reste un moment sans savoir où aller quand, soudain, je me mets à courir moi qui ne courre jamais.

Dans la quinz­ième sec­tion, au bord d’un chemin goudron­né, enfin IL apparaît :

TENNESSEE WILLIAMS

1911–1983

POET PLAYWRIGHT

THE VIOLETS IN THE MOUNTAINS HAVE BROKEN THE ROCKS! [7] 

Sur l’autre face du mon­u­ment funéraire, il est écrit tout simplement :

THOMAS LANIER WILLIAMS

26 mars 1911 – 25 févri­er 1983

Ten­nessee Williams repose à un mètre de sa mère, Edwina (Estelle) Dakin Williams, décédée le 1er juin 1980 à l’âge de 96 ans. Sa sœur aînée tant aimée, Rose Isabelle, les rejoin­dra le 4 sep­tem­bre 1996.

 

Épisode 2 — L’oiseau s’envole

 

Au début du XXème siè­cle, dans les États du sud des États-Unis, la majeure par­tie de la pop­u­la­tion, noire, vit tou­jours sous le joug d’une minorité blanche. Les pro­prié­taires sont anglo-sax­ons (si pos­si­ble), protes­tants (de préférence) et con­ser­va­teurs (évidem­ment). Ils trait­ent leur nom­breuse domes­tic­ité comme elle le mérite : la Bible dans une main, un revolver dans l’autre.

En 1905, le révérend Wal­ter Edwin Dakin est nom­mé pas­teur de l’église épis­co­pali­enne Saint Paul à Colum­bus, Mis­sis­sip­pi. Il s’y installe avec sa femme Rosi­na et sa fille Edwina Estelle. L’année suiv­ante, Edwina, vingt-deux ans, ren­con­tre Cor­nelius Cof­fin Williams de Mem­phis, Ten­nessee (un descen­dant de huguenots français).

Le pre­mier juin 1907, Edwina écrit dans son jour­nal : « Beau­coup d’hommes m’ont dit : Je vous aime, mais seule­ment trois : Voulez-vous m’épouser ? J’en épouse un lun­di prochain. Fini. Adieu.[8] » Jeune femme de car­ac­tère, élé­gante et cul­tivée, dis­tin­guée, elle prend le nom d’un ancien sous-lieu­tenant de la guerre his­pano-améri­caine devenu représen­tant de com­merce, grand ama­teur de pok­er et d’alcool. Le cou­ple passe sa lune de miel à Gulf­port, petite sta­tion bal­néaire sur le golfe du Mexique.

Deux ans plus tard, enceinte de son pre­mier enfant, Edwina retourne à Colum­bus chez ses par­ents. Cor­nelius vient la voir de temps en temps, ils res­teront séparés jusqu’en 1918.

Le 17 novem­bre 1909, Edwina Dakin Williams donne nais­sance à une fille bap­tisée Rose Isabelle. Le 26 mars 1911, dimanche des Rameaux, Rose a un petit frère bap­tisé Thomas Lanier.

 

Rose, Miss Edwina et Thomas Lanier Williams, D.R.

 

En 1913, le révérend Wal­ter Edwin Dakin, son épouse « Grande », sa fille « Miss Edwina » et ses deux petits-enfants – Rose et Thomas – s’installent à Nashville, Ten­nessee. Ils y restent deux ans. Après un bref pas­sage à Can­ton, ils emmé­na­gent au cœur du delta du Mis­sis­sip­pi, à Clarks­dale, à qua­tre-vingt miles au sud de Mem­phis. C’est le temps du bon­heur. Les belles incli­nent leurs ombrelles devant les petits-enfants blonds du révérend, sages et char­mants. On les appelle « le cou­ple », ils sont inséparables.

Deux nou­velles de Ten­nessee Williams – L’Ange dans l’alcôve, (The angel in the alcove, 1943) et Grande (Grand, 1964) – ren­dent un hom­mage touchant au « poème vivant » que fut leur grand-mère : « Nous l’appelions Grande (…) Elle était tout ce que nous con­nais­sions de Dieu. » Née Rosi­na Maria Francesca Otte, de par­ents qui ont fait le voy­age de Ham­bourg à Cincin­nati au début du XIXème siè­cle, Grande est dure à la tâche, toute ger­manique dans ses efforts. Pro­fesseur de musique, elle enseigne le vio­lon et le piano à sa petite fille, plus frag­ile qu’un pétale de rose. Thomas les écoute, char­mé, boulever­sé… Il est inqui­et. Sa sœur saura-t-elle s’adapter à ce que l’on a cou­tume d’appeler réal­ité ?

« Une année, au moment de Noël, alors qu’elle était en train de décor­er le sapin, elle prit l’étoile de Beth­léem qui devait aller au som­met de l’arbre et la regar­da attentivement :

— Est-ce que les étoiles ont réelle­ment cinq branch­es ? demanda-t-elle (…)

— Mais non, lui dis-je très sérieuse­ment, elles sont ron­des comme la terre, et cer­taines plus grande que la terre (…)

Elle alla à la fenêtre pour regarder le ciel, qui était, comme tou­jours pen­dant l’hiver à Saint Louis, com­plète­ment obscur­ci par le brouillard.

— C’est facile à dire, dit-elle.

Et elle revint vers le sapin.[9] »

En 1918, le retour du père et l’adieu au Sud pré­cip­i­tent le des­tin de Thomas et la malé­dic­tion de Rose.

 

Elle était la meilleure d’entre nous, comprenez-vous ?

 

Juil­let 1918, Cornélius Williams béné­fi­cie d’une pro­mo­tion au sein de la Com­pag­nie Inter­na­tionale de la Chaus­sure pour laque­lle il était voyageur de com­merce. Il est nom­mé à un poste séden­taire dans le Nord et exige de sa femme qu’elle quitte ses par­ents pour le rejoin­dre. Miss Edwina, enceinte de son troisième enfant, Rose et Tom arrivent donc à Saint Louis, ville indus­trielle en plein essor économique. Ils auront plusieurs adress­es de West­min­ster à Arun­del Place. Pen­dant ses quinze pre­mières années, Thomas habit­era dans plus de seize endroits dif­férents (démé­nage­ments qui con­tribueront sans doute à sa future insta­bil­ité géographique).

En sep­tem­bre 18, Tom entre à l’école élé­men­taire Eugene-Field. On se moque de son accent créole. De san­té frag­ile, il est dis­pen­sé de sport, ce qui n’améliore guère sa pop­u­lar­ité auprès des autres élèves. On le surnomme « Sis­sy » (petite sœur), un sobri­quet que les Améri­cains don­nent aux garçons efféminés. Cornélius n’apprécie pas non plus à sa juste valeur la per­son­nal­ité déli­cate de son fils, il ajoute aux rail­leries de ses cama­rades le surnom humiliant de « Miss Nancy ».

 

Thomas Lanier Williams, vers 1918, D.R.

 

Le 21 févri­er 1919, Edwina donne nais­sance à son troisième enfant : Wal­ter Dakin. Grande accourt aus­sitôt de Clarks­dale pour l’aider.

« Son arrivée sig­nifi­ait pour nous (…) que s’apaisait la colère de mon père à l’égard du monde et de la vie, colère que lui, mal­heureux qu’il était, ne pou­vait s’empêcher de pass­er sur ses enfants.[10] »

Cor­nelius est un homme vio­lent. Sa femme com­prend qu’elle a raté son mariage, donc sa vie, une seule alter­na­tive s’offrant à une jeune fille de bonne famille : faire un bon ou un mau­vais mariage. Mau­vaise pioche : Edwina a per­du. Elle n’a pas eu cette exis­tence de rêve — à l’eau de rose — dont elle veut pour sa fille et fera tout, tout, pour que Rose y parvienne.

Aux petits apparte­ments sin­istres, aux crises d’éthylisme du père, aux dif­fi­cultés finan­cières (Cor­nelius perd beau­coup d’argent au pok­er) s’ajoutent, à par­tir de 1921, une série d’accidents de san­té pour la mère.

Miss Edwina fait d’abord une fausse couche, puis, d’année en année, elle est hos­pi­tal­isée plusieurs fois au grand dés­espoir de Rose qui se retrou­ve à la mer­ci d’un père qui la ter­ri­fie. Car Thomas est parti.

En sep­tem­bre 1929, Thomas Lanier Williams est entré à Colum­bia, l’université du Missouri.

C’est un élève moyen, effacé.

Il écrit une pièce – Beau­ty Is The World, inédite – récom­pen­sée par une « men­tion hon­or­able » lors d’un con­cours d’art dra­ma­tique et fréquente une jeune fille, Esmer­al­da Mayes, qui devien­dra Flo­ra dans La Chose impor­tante (The impor­tant Thing, 1945). Une autre nou­velle, Le Champ des enfants bleus (The Field of Blue Chil­dren, 1937), évoque elle aus­si les années d’université, époque des fra­ter­nités d’étudiants, des cer­cles de poésie et des ami­tiés passionnées.

Le Champ des enfants bleus, pre­mier texte pub­lié sous le nom de Ten­nessee Williams en 1939 dans Sto­ry Mag­a­zine, racon­te l’histoire de deux étu­di­ants : Myra et Homer. Myra est fiancée au plus beau garçon de l’université, Homer est timide et soli­taire. Il est amoureux de Myra mais n’ose pas lui par­ler. Intriguée, elle fait le pre­mier pas. Il lui donne à lire les poèmes qu’il com­pose, il veut être écrivain. Elle aus­si, à l’occasion, grif­fonne quelques lignes dans son jour­nal. Une nuit, ils font l’amour au milieu d’un champ de petites fleurs bleues. Ils ne se rever­ront jamais. Myra épouse le plus beau garçon de l’université et cesse de s’intéresser à la poésie. Homer dis­paraît. Quelques années plus tard, un soir mélan­col­ique, Myra revient sur le champ : « Elle avança rapi­de­ment par­mi les fleurs, puis soudain, tom­ba à genoux, sec­ouée par les san­glots. Elle pleu­ra longtemps, pen­dant près d’une heure, puis elle se redres­sa, brossa soigneuse­ment sa jupe et ses bas. (…) Elle savait que jamais elle ne referait une chose si ridicule.[11] »

La Chose impor­tante est une mer­veille, l’une des plus belles nou­velles de Ten­nessee. Le soir d’un bal de print­emps, dans un col­lège bap­tiste de jeunes filles, Flo­ra et John sont poussés dans les bras l’un de l’autre par leurs pro­fesseurs. Les deux jeunes gens préfèrent dis­cuter de reli­gion et de lit­téra­ture plutôt que de danser comme les autres étu­di­ants. Ils cherchent avec fer­veur un sens à leur existence :

« Qu’est-ce que c’est, la chose importante ?

— Je ne sais pas encore, dit Flo­ra. Et c’est pour cela que je suis en vie, pour décou­vrir ce qu’est la chose importante.

(…) Ils n’essayaient plus de s’aider, mais seule­ment de se com­pren­dre. Ils se savaient absol­u­ment séparés, absol­u­ment seuls l’un et l’autre. Mais ils n’étaient plus des étrangers.[12] »

Tan­dis que Thomas explore son tal­ent, sa sœur développe pho­bies et obsessions.

Rose vit cloîtrée dans une société imag­i­naire sous l’autorité de sa mère, son dés­espoir dérange. Elle se met à employ­er des mots grossiers. Ses pro­pos, qual­i­fiés de « blablabla » par Miss Edwina, sont impré­cis (pour ce que l’on en sait). Que racon­tait-elle exacte­ment ? Que son père avait ten­té de la vio­l­er, que son ven­tre la brûlait, qu’elle était « frap­pée de la malé­dic­tion qui afflige d’habitude une per­son­ne de sexe féminin. [13] » Miss Edwina la con­duit de médecin en médecin avec un seul objec­tif : lui impos­er le silence. Elle veut que sa fille se taise et rede­vi­enne la jolie blondinette à mari­er à un riche héri­ti­er. Un planteur, de préférence ; anglo-sax­on, protes­tant et bien né. Au pire, un Irlandais, même s’il est catholique, à con­di­tion qu’il ait « la tête sur les épaules ». Edwina se lamente et sup­plie : « Faites n’importe quoi ! Ne la lais­sez pas par­ler comme ça ! »

Ils vont faire n’importe quoi.

En 1937, Rose Isabelle Williams, vingt-huit ans, est hos­pi­tal­isée pour une opéra­tion ter­ri­ble appelée lobot­o­mie préfrontale (opéra­tion neu­rochirur­gi­cale con­sis­tant à sec­tion­ner des fibres nerveuses à l’intérieur du cerveau). Elle fait par­tie des pre­mières vic­times à se soumet­tre à l’abjecte expéri­ence : l’intervention sera gra­tu­ite, ce qui achève de décider Miss Edwina qui donne sa béné­dic­tion aux chirurgiens.

Désor­mais Rose aura vingt-huit ans, Thomas vingt-six, et elle red­outera les colères de « cet homme, Cor­nelius Williams ».

En 1957, Ten­nessee Williams a quar­ante-six ans, il est riche et célèbre. Comme chaque semaine, il va ren­dre vis­ite à sa sœur dans l’État de New York où elle est internée. Rose lui donne un bil­let de dix dol­lars : « Tom, je sais que tu veux devenir poète et je crois en toi. J’ai économisé un peu d’argent et j’espère que ça aidera les choses à être un peu plus faciles. Il te suf­fit d’être patient, je sais que de bonnes choses sont devant. Sou­viens-toi tou­jours que je crois en toi.[14] »

 

Ten­nessee Williams et sa sœur Rose, vers 1980, D.R.

 

La vie s’est arrêtée pour Rose qui ne s’épanouira jamais, les pétales de son avenir con­fisqué res­teront repliés dans son cœur, per­son­ne n’en con­naî­tra la couleur. Quant à Thomas, les ailes qui lui poussent dans le dos la nuit, quand il écrit, l’emporteront bien­tôt out in the world.[15] Mais où qu’il aille, aus­si haut qu’il s’envole, sa sœur sera tou­jours là.

« De temps en temps, le plus sou­vent en arrivant dans une ville nou­velle avant d’y avoir trou­vé des com­pagnons, je sens s’amollir ma cara­pace de dureté. Une porte s’ouvre douce­ment et je n’y peux rien. (…) Je retiens mon souf­fle et tout à coup (…) m’apparaît le vis­age de ma sœur – et elle habite ma nuit. [16] »

 

L’oiseau s’envole

 

La Louisiane est un pays de bay­ous et de vau­dou. Des petites poupées transper­cées d’épingles sont cachées un peu partout. Ici, les faits n’existent pas. On ne témoigne pas d’un événe­ment, on racon­te une histoire.

Lorsqu’en 1938 Thomas Lanier Williams monte dans le bus qui va de Saint Louis à New Orleans, il sait qu’il vend son âme au dia­ble. Il change de nom pour laiss­er son enfance der­rière lui — Adieu Thomas ! Bon­jour Ten­nessee ! — et se lance avec ent­hou­si­asme dans sa nou­velle vie. La ville l’enchante : « La Nou­velle Orléans m’a pourvu en matériel plus que toute autre par­tie du pays », rap­pellera-t-il souvent.

 

Pro­gramme du “Ten­nessee Williams Lit­er­ary Fes­ti­val” qui s’est tenu en mars 1992 au Petit Théâtre du Vieux Car­ré, à la Nou­velle Orléans.

 

En 38, Ten­nessee Williams paie ses trois dol­lars de loy­er par semaine en ser­vant des pintes dans le Vieux Car­ré ou en dis­tribuant des bil­lets d’entrée pour les clubs de jazz. Il écrit En Sou­venir d’une aris­to­crate (In mem­o­ry of an aris­to­crat, 1940). La nou­velle racon­te l’histoire d’Irène, une artiste bohème, qui vit dans une cham­bre-cab­ine sur Bour­bon Street. Elle a tagué sur les murs de son stu­dio : « Il n’y a qu’une seule aris­to­cratie, c’est l’aristocratie des âmes pas­sion­nées » et veut « ouvrir les bras, les longs bras accueil­lants de (son) art, pour étrein­dre le monde entier.[17] »

Au mois de févri­er 1939, le The­ater Group de New York lance un appel d’offres en s’engageant à pro­duire la pièce qui sera choisie. Ten­nessee envoie cinq pièces cour­tes regroupées sous le titre Amer­i­can Blues. L’âge lim­ite pour par­ticiper au con­cours est de vingt-cinq ans ? Qu’importe ! Thomas, qui en a déjà vingt-huit, se raje­u­nit de trois ans (d’où l’idée fausse selon laque­lle Ten­nessee Williams serait née en 1914 et non en 1911). En atten­dant les résul­tats, il part pour la Cal­i­fornie avec un ami musi­cien, Jim Parrot.

Le 7 mars, les deux lar­rons arrivent à Los Ange­les. Jim trou­ve un emploi dans une entre­prise qui fab­rique des avions pour l’armée. On craint la guerre en Europe et la main d’œuvre se fait rare, il est facile de se faire embauch­er. Mais Ten­nessee n’est pas pris ; une cataracte est en train de se for­mer dans son œil gauche, sa vue est trop mau­vaise. Le seul job qu’il réus­sit à décrocher lui per­met à peine de sub­sis­ter : décapiter et plumer des pigeons seize heures par jour.

Le 20 mars, Mol­ly Day Thacher, la femme d’Elia Kazan, mem­bre du The­ater Group, écrit à Ten­nessee Williams que les pièces qu’il a envoyées sous le titre Amer­i­can Blues ont obtenues un prix spé­cial de cent dol­lars. Dans la foulée, Mol­ly recom­mande le débu­tant à l’un des plus grands agents lit­téraires des États-Unis : Audrey Wood, direc­trice de la pres­tigieuse Inter­na­tion­al Famous Agency située au Rock­e­feller Cen­ter de New York.

Audrey n’a que six ans de plus que Ten­nessee, elle se con­duira pour­tant comme une mère avec lui. Robert Ander­son, auteur de Thé et sym­pa­thie, s’en étranglait de jalousie : « … au milieu des années quar­ante, elle (Audrey) avait déjà depuis longtemps pris en charge ses finances per­son­nelles, payait ses fac­tures, répondait à son cour­ri­er (…) Tenn l’appelait sou­vent à de drôles d’heures, et elle accourait aus­sitôt à son sec­ours… [18] » Il est vrai que Tenn ne saura jamais de com­bi­en d’argent il dis­pose en banque. C’est à Audrey qu’il deman­dera s’il peut s’offrir une nou­velle voiture, s’il a les moyens de par­tir en voy­age ou s’il lui reste des droits d’auteur à touch­er. Jusqu’à la fin des années soix­ante, il lui fera totale­ment con­fi­ance, puis il com­mencera à la soupçon­ner de ne pas bien gér­er ses intérêts. En 1939, il a besoin d’elle. Cepen­dant, au lieu de se hâter d’intégrer la plus grande agence lit­téraire des États-Unis, Ten­nessee met plusieurs semaines avant de sign­er son con­trat, ce qui amuse énor­mé­ment Audrey.

Le 30 juil­let 1939, Tenn ren­voie enfin son con­trat signé. Il en a assez de la Cal­i­fornie, est impa­tient de se ren­dre à New York, mais manque de l’argent néces­saire pour faire le voy­age. Il s’en plaint à Audrey qui lui envoie illi­co une avance sur ses droits équiv­alant au prix d’un bil­let d’autobus.

Le 25 août, Ten­nessee fait une escale à Taos, au Nou­veau-Mex­ique, pour ren­con­tr­er Frie­da, la veuve de D. H. Lawrence qu’il admire et auquel il veut con­sacr­er une pièce. Fin sep­tem­bre, enfin, il arrive à New York et loue une cham­bre sur la 108ème Rue Ouest (cinq dol­lars la semaine).

Au début de l’année 1940, Ten­nessee Williams reçoit une bourse de la Guilde Dra­ma­tique qui lui sera ver­sée en men­su­al­ités de cent dol­lars pen­dant dix mois. Il prend une cham­bre au dix­ième étage du YMCA de la 63ème Rue Ouest, s’inscrit à un sémi­naire d’écriture organ­isé par la New School for Social Research, décou­vre les excur­sions noc­turnes à Cen­tral Park, et fait la con­nais­sance d’un jeune écrivain, orig­i­naire du Sud (Géorgie), de dix ans son cadet : Don­ald Wind­ham. Leur ami­tié se pro­longera bien­tôt en col­lab­o­ra­tion pro­fes­sion­nelle et pro­duira une cor­re­spon­dance abondante.

Les 9 et 10 févri­er 1940, une pièce en un acte de Ten­nessee Williams inti­t­ulée The long Good Bye est mon­tée pour la pre­mière fois à New York au sein de la New School for Social Research : « Vous dites au revoir tout le temps… chaque minute de votre vie. Parce que la vie, c’est ça. Juste un long long au revoir, d’une chose à l’autre. »

Après une suc­ces­sion de rup­tures sen­ti­men­tales, Thomas part pour le Mex­ique où il ren­con­tre un cou­ple qui comptera beau­coup pour lui, surtout elle : Jane et Paul Bowles.

(Cf. La Série Jane Bowles)

 Ten­nessee s’installe quelque temps sur la Cos­ta Verde, à Puer­to Valler­ta, au nord d’Acapulco. Il écrit la pre­mière ver­sion d’une nou­velle qui devien­dra une pièce puis un film : La Nuit de l’Iguane. Le proces­sus nouvelle/pièce/film se repro­duira sou­vent et con­tribuera à la notoriété de Ten­nessee Williams.

En févri­er 1941, après l’échec de Bat­tle of Angels (ver­sion ini­tiale de La Descente d’Orphée) au théâtre Wilbur de Boston, Ten­nessee Williams débar­que à Key West avec Jim Par­rot. Ils pren­nent une cham­bre au Trade Winds, une pen­sion que tient la veuve d’un pas­teur épis­co­palien, Mrs. Cora Black. Ten­nessee y ren­con­tre Mar­i­on Black Vac­caro, la fille de la mai­son. Elle a cinq ans de plus que lui, a été gou­ver­nante avant de devenir une sym­pa­thique alcoolique, riche héri­tière d’une plan­ta­tion de bananes. Quelques années plus tard, Maria Saint Just se sou­vien­dra de Mar­i­on en ces ter­mes : « Je n’ai ren­con­tré Mar­i­on Vac­caro, mieux con­nue sous le surnom de reine de la banane que deux fois. Les deux fois, elle était petite, blonde, grosse et soûle. » [19]

Ten­nessee Williams ne va pas bien. La cataracte de son œil gauche le rend à demi aveu­gle, il n’a plus un sou en poche, et il trime sur une énième ver­sion de Bat­tle of Angels. « J’ai plongé dans une de mes névros­es péri­odiques, écrit-il à Don­ald Wind­ham, je les appelle les démons bleus et c’est comme d’avoir des chats sauvages sous la peau. C’est un trait de la famille Williams, je sup­pose. Ça a détru­it l’esprit de ma sœur et ren­du mon père alcoolique. Chez moi, ils pren­nent la forme d’orages intérieurs, qui se remar­quent très peu de l’extérieur, mais qui créent un abîme sans fin entre moi et les autres, plus pro­fond encore que l’abîme ordi­naire con­sé­cu­tif au fait d’être homo­sex­uel et artiste. C’est curieux, les dif­férentes formes qu’ils pren­nent. Cer­tains jours, quand j’ai du courage, je m’assois et les affronte et les écris. En ce moment, je ne peux par­ler que des symp­tômes parce que, si je les regar­dais de trop près, je sens qu’ils se jet­teraient sur moi vio­lem­ment. En ce moment, par exem­ple, tout con­tact avec les gens est comme un doigt salé cares­sant une plaie vive… [20]»

En sep­tem­bre 41, Ten­nessee Williams retourne à La Nou­velle Orléans. Il fréquente l’Athletic Club où il observe deux per­son­nages étranges qui lui inspireront une nou­velle : Le Masseur noir (Desire and The Black Masseur, 1946).[21] L’histoire d’Anthony Burns, petit employé effacé (« dans chaque mou­ve­ment de son corps, dans chaque inflex­ion de sa voix, chaque expres­sion de sa phy­s­ionomie, il y avait comme une excuse timide adressée au monde ») qui ren­con­tre « l’instrument de son expi­a­tion » en la per­son­ne gigan­tesque et bru­tale d’un masseur noir. L’expiation étant « la soumis­sion de soi-même à la vio­lence d’un autre, avec l’idée de se laver ain­si soi-même de toutes ses fautes ». La faute, c’est-à-dire le désir, thème essen­tiel dans l’œuvre de Ten­nessee Williams. « Désir­er, cela con­siste à vouloir occu­per un espace plus grand que celui qui nous est impar­ti. » Mais encore, con­fes­sait Ten­nessee : « Toute ma vie, j’ai été han­té par l’idée obsé­dante que désir­er une chose ou l’aimer inten­sé­ment, c’est se met­tre en posi­tion vul­nérable. »[22]

Le 7 décem­bre 41, l’attaque japon­aise de Pearl Har­bor provoque l’entrée des USA dans la Sec­onde Guerre mon­di­ale. Ten­nessee Williams apprend que sa grand-mère est malade. Grande est à Saint Louis, chez sa fille, il la rejoint aussitôt.

En mars 1942, Ten­nessee retourne à New York afin de subir une deux­ième opéra­tion de l’œil gauche. Pour gag­n­er sa vie, il est serveur au Beggar’s Bar, à Green­wich Vil­lage. Il y ren­con­tre Olive Leonard, grande allumée devant l’Éternel, qui sera le mod­èle de Moïse dans Une femme nom­mée Moïse (Moïse and The World of Rea­son, 1975).

Le 2 juin 42, la New School pro­duit une pièce en un acte de Ten­nessee Williams, Pro­priété con­damnée (This Prop­er­ty Is Con­demned)[23] qui reçoit un vif suc­cès. Mais Ten­nessee est déprimé. À la fin du mois, il descend à Key West rejoin­dre Mar­i­on Vac­caro. Puis il retourne à New York où il retrou­ve Don­ald Wind­ham. Enfin, épuisé, il ren­tre à Saint Louis.

En avril 1943, Tenn con­fie à Don­ald : « Ici, la sit­u­a­tion est bien pire que je ne l’avais imag­iné. (…) Ils m’ont mon­tré une let­tre de Rose qu’ils con­sid­èrent comme encour­ageante, alors qu’elle écrit que j’ai de la chance d’être tou­jours en prison pen­dant que des hordes de gens affamés hurlent aux portes de la ville[24] »

Le mois suiv­ant, Ten­nessee Williams reçoit un coup de télé­phone de son agent Audrey Wood : elle vient de lui décrocher un con­trat de six mois avec la Metro-Goldwyn-Mayer.

 

Épisode 3 : L’oiseau couronné

 

La péri­ode est prospère pour les stu­dios d’Hollywood et, depuis les années trente, beau­coup d’écrivains sont sol­lic­ités par les majors : William Faulkn­er, Fran­cis Scott Fitzger­ald, John Steinbeck…

En mai 1943, Ten­nessee Williams arrive à Los Ange­les. Il loue un apparte­ment à San­ta Mon­i­ca où il ren­con­tre Christo­pher Ish­er­wood (écrivain d’origine bri­tan­nique nat­u­ral­isé améri­cain). Cepen­dant, au lieu de tra­vailler sur des scé­nar­ios qui ne l’intéressent pas (pour lesquels il est payé deux cent cinquante dol­lars par semaine, une somme impor­tante à l’époque), Ten­nessee se con­sacre à son nou­v­el opus : La Ménagerie de verre, qu’il pro­pose à la MGM. Celle-ci refuse caté­gorique­ment : elle a déjà tourné Autant en emporte le vent et ne veut plus pro­duire de film « sud­iste » pen­dant au moins dix ans.

Vexé, déçu, Tenn ne remet plus les pieds aux Studios.

Le 9 août, son con­trat est rompu.

 

Ten­nessee Williams dans les années 40 ©Eugène Smith

 

Ten­nessee Williams se fait l’ami des vagabonds qui dor­ment sur la plage de San­ta Mon­i­ca et lit Carl Gus­tav Jung. Mal­gré sa décon­v­enue, il se sent fort et décidé : il gag­n­era suff­isam­ment d’argent pour « con­stru­ire une vie libre » — autrement dit sans peur et sans reproche — et sor­tir sa sœur de « la fos­se aux ser­pents » (ain­si que Ten­nessee nom­mait l’Institution psychiatrique).

En décem­bre 43, il est à Saint Louis pour les fêtes de fin d’année. Tan­dis que son frère Dakin se pré­pare à par­tir en Chine avec l’armée, le 6 jan­vi­er 1944, Rosi­na Otte dite Grande suc­combe à une hémor­ragie pul­monaire. Ten­nessee n’assiste pas aux funérailles : ce jour-là, il se fait opér­er pour la troisième fois de l’œil gauche.

 

 

Le 26 décem­bre 1944, La Ménagerie de verre est créée au théâtre Civic de Chica­go. L’actrice Lau­rette Tay­lor con­tribue au génie de la pièce en inter­pré­tant de façon éblouis­sante le rôle d’Amanda Wing­field. Clau­dia Cas­sidy (dans le Chica­go Dai­ly Tri­bune) et Asthon Stevens (dans le Her­ald Amer­i­can) pub­lient deux cour­tes cri­tiques excel­lentes. À la mi-jan­vi­er 1945, la salle est comble tous les soirs. Le 2 mars, Ten­nessee écrit à sa mère pour lui annon­cer qu’il lui cède la moitié de ses droits d’auteur. Jusqu’à la fin de sa longue vie, Edwina ne man­quera plus jamais de rien. La pièce de théâtre qu’elle a inspirée, à son insu et sans l’admettre, lui rap­portera des revenus con­sid­érables qui lui per­me­t­tront d’obtenir ce dont elle rêve depuis longtemps : son indépen­dance financière.

Le 26 mars 45, Ten­nessee Williams fête ses trente-qua­tre ans avec la com­pag­nie de théâtre qui part mon­ter La Ménagerie à New York. Le 31, la pre­mière a lieu au Play­house The­ater. C’est un tri­om­phe. Brooks Atkin­son écrit dans le New York Times : « À compter de cette soirée, le théâtre améri­cain ne sera plus le même. »

« Toute œuvre sérieuse est auto­bi­ographique » dis­ait Ten­nessee Williams, The Glass Menagerie[25] l’est davan­tage encore — si pos­si­ble. Pièce en un acte pour qua­tre per­son­nages — Aman­da Wing­field (la mère), Lau­ra Wing­field (la fille), Tom Wing­field (le fils) et Jim O’Connor (le gen­tle­man caller) – « l’action est un sou­venir et n’a par con­séquent rien de réel. » Le décor : un deux-pièces dans un quarti­er de Saint Louis « où vivent pêle-mêle ouvri­ers et petits-bour­geois ». Dans le salon, un vieux phono et une col­lec­tion d’animaux en verre minia­tures. Au mur, le por­trait du père absent. Nous sommes dans l’entre-deux-guerres, avant la crise de 29 et la pro­hi­bi­tion, à la grande époque du jazz, du swing, des danc­ings et du cinéma.

Tom, le fils, est aus­si le récitant.

C’est lui qui se sou­vient de sa mère, Aman­da, se rap­pel­lant les dimanch­es à Roche-Bleue lorsqu’elle était bril­lante et légère au milieu de tous ses « galants » : « Par­fois, on man­quait de chais­es telle­ment ils étaient nom­breux. Il fal­lait envoy­er le nègre chercher des pli­ants au pres­bytère (…) Par­mi eux, il y avait quelques-uns des jeunes planteurs les plus en vue du Delta du Mis­sis­sip­pi… » Lau­ra, la fille, n’a pas de cheva­lier ser­vant, mais une ménagerie de verre qu’elle fait briller avec application.

Tom n’a qu’une idée en tête : s’enfuir pour écrire. Aman­da le prévient : « Dès que ta sœur aura quelqu’un capa­ble de pren­dre soin d’elle, dès qu’elle sera mar­iée, indépen­dante, qu’elle aura un foy­er, alors tu seras libre d’aller où cela te chantera, sur terre, sur mer, comme le vent te poussera. Mais en atten­dant, tu te dois de veiller sur ta sœur. »

Alors, Tom invite Jim à dîn­er. Aman­da, surex­citée, s’affaire pour le recevoir. Lau­ra recon­naît en Jim l’adolescent qu’elle a aimé, une année, sur les bancs du col­lège. Jim était très gen­til, il l’appelait « Ben­gali ». Aman­da exulte, pleine d’espoir.

Lau­ra se détend, elle se sur­prend même à danser avec Jim. Mais le mal­adroit jeune homme se cogne à la table sur laque­lle est posé l’animal en verre préféré de Lau­ra : une licorne.

Le bibelot tombe, la corne se brise :

« Il est cassé ? demande Jim.

— Non, répond Lau­ra, il est devenu comme les autres chevaux (…) je m’imaginerai qu’il a subi une opéra­tion. Qu’on lui a enlevé sa corne pour qu’il n’ait plus l’impression d’être un phénomène. »

Les deux jeunes gens s’embrassent et aus­sitôt Jim se rend compte qu’il vient de com­met­tre une erreur. Il avoue à Lau­ra qu’il est amoureux d’une autre fille, qu’il va bien­tôt se marier.

Lau­ra est boulever­sée, Aman­da effon­drée, Tom s’en va sur la pointe des pieds. « C’est ça ! main­tenant que, grâce à toi, nous nous sommes ridi­culisées, tu vas au ciné­ma – lui crie sa mère. Tous nos efforts, tous les pré­parat­ifs, tous les frais. Le nou­veau lam­padaire, la car­pette, la robe de Lau­ra. Et tout cela pour quoi ? Pour recevoir le fiancé d’une autre fille. Va au ciné­ma, ne t’inquiète pas de nous, de ta mère aban­don­née, de ta sœur infirme, sans mari, sans tra­vail. Que rien ne vienne trou­bler ton plaisir égoïste, surtout. Va, va, va au cinéma. »

 

L’oiseau couronné

 

Ten­nessee Williams bouge tout le temps, Audrey Wood ne sait jamais où le joindre.

Paul Bowles en témoigne : « Il était plus impa­tient de par­tir de là où il était que d’aller n’importe où ailleurs. »[26] Quant à Elia Kazan, il écrit : « Ten­nessee Williams, à ma grande tristesse, se per­dait à faire la navette entre tous les endroits chics de la planète. L’argent que son énorme suc­cès lui avait apporté l’avait con­duit à vivre sur un mode qui étouf­fait son tal­ent. Il aurait bien mieux fait de rester dans son Sud natal, cette par­tie du monde où il se sen­tait mal à l’aise, voire indigné, d’être con­sid­éré comme un out­sider. »[27] « Et moi qui perds mes affaires où que j’aille, qui trem­ble dans les avions, qui avale force pilules ros­es, qui ai des ren­dez-vous dan­gereux avec des incon­nus ramassés dans la rue, et ain­si de suite »[28] com­men­tait Ten­nessee à pro­pos de ses insa­tiables voyages.

En avril 1947, Ten­nessee Williams est à New York pour ren­con­tr­er Irene May­er Selznick, fille du May­er de la MGM, épouse de David O. Selznick (pro­duc­teur d’Autant en emporte le vent – nous y revoilà !) Elle est intéressée par la nou­velle pièce de Ten­nessee inti­t­ulée, pour le moment, The Pok­er Night, et voudrait qu’Elia Kazan en assure la mise en scène.

Après une escapade à Province­town, Ten­nessee et son ami Pan­cho par­tent en Cal­i­fornie avec Elia Kazan chez Irene Selznick. L’auteur, la pro­duc­trice et le met­teur en scène s’accordent sur les deux pre­miers rôles : Jes­si­ca Tandy sera Blanche DuBois et Mar­lon Bran­do, Stan­ley Kowal­s­ki. À la suite d’une lec­ture de son rôle par le comé­di­en charis­ma­tique, Ten­nessee télé­phone à Audrey : « C’est un Stan­ley envoyé par Dieu ! »

Tenn et Pan­cho sont invités dans des soirées privées où crépite tout le gratin hol­ly­woo­d­i­en. Ten­nessee a la joie de ren­con­tr­er l’une des actri­ces qu’il admire le plus : Gre­ta Gar­bo. Il écrit à Don­ald Wind­ham : « Elle est tou­jours très belle. Elle boit de la vod­ka pure et dit qu’elle aimerait faire un autre film dans un rôle ni homme ni femme. »[29]

Les répéti­tions du Tramway com­mence à l’automne 47, à New York, sous la direc­tion d’Elia Kazan.

Au comble de l’angoisse, Ten­nessee est per­suadé qu’il est mourant et que c’est sa dernière pièce. Il rompt avec Pancho.

Dakin Williams, devenu avo­cat, rédi­ge le con­trat de sépa­ra­tion de leurs par­ents : Edwina et Cor­nelius ne se rever­ront plus.

 

 

La pre­mière d’Un tramway nom­mé Désir a lieu le 3 décem­bre 1947 au théâtre Bar­ry­more de New York. Le pub­lic applau­dit à tout rompre pen­dant plus d’une demi-heure, c’est un tri­om­phe. Les cri­tiques sont excel­lentes. La pièce rem­porte le prix du New York Dra­mat­ic Crit­ics’ Cir­cle, le prix Pulitzer et le prix Don­ald­son – pre­mière œuvre de l’histoire du théâtre améri­cain à cumuler les trois trophées. Ten­nessee offre l’argent du Pulitzer à l’université du Mis­souri. Ten­nessee Williams a tou­jours été d’une grande générosité : il dis­tribuait sa richesse sans compter.

À Kazan, qui hési­tait encore à mon­ter la pièce quelques mois aupar­a­vant, Ten­nessee avait écrit : « C’est une tragédie dont le but, très clas­sique­ment, est de pro­duire une cathar­sis à base de pitié et de ter­reur, et, pour obtenir ce résul­tat, Blanche doit finale­ment gag­n­er la com­préhen­sion et la com­pas­sion du pub­lic. Mais tout cela sans présen­ter Stan­ley comme un scélérat. C’est une chose (l’incompréhension) et non une per­son­ne (Stan­ley) qui la détru­it à la fin. »[30]

A Street­car Named Desire se passe dans le Vieux Car­ré de La Nou­velle Orléans. On entend de la musique jazz, l’atmosphère est humide et chaude. Le décor : un apparte­ment séparé en deux par un rideau. Blanche DuBois échoue chez sa sœur Stel­la, mar­iée à un ouvri­er d’origine polon­aise : Stan­ley Kowalski.

Acte I, scène 1, Blanche racon­te à Stel­la com­ment elles ont per­du Belle-Rêve, leur pro­priété famil­iale, et com­ment ont dis­paru un à un les mem­bres de leur famille : « Tu arrivais juste à temps pour l’enterrement, Stel­la !… C’est beau, un enter­re­ment, com­paré à la mort. C’est calme, un enter­re­ment (…) Oui ! accuse-moi ! Regarde-moi en pen­sant que j’ai tout aban­don­né ! (…) Où étais-tu, toi ? Au lit avec ton Polack ! »

Blanche se révolte con­tre la sen­su­al­ité de sa sœur, en écho aux paroles d’Amanda, dans La Ménagerie de verre, furieuse après son fils : « Ne vient pas me par­ler d’instinct ! L’instinct est une chose dont il faut se dégager. Qu’il faut laiss­er aux ani­maux. Un homme, un chré­tien qui a atteint l’âge de rai­son, ne veut pas de l’instinct. »

Acte II, scène 1, Blanche racon­te à Mitch, un brave type, ami de Stan­ley, com­ment elle a per­du l’homme qu’elle aimait – un poète homo­sex­uel, son mari. Le jour où elle a appris la vérité sur les « pen­chants » de son époux, elle s’est moquée de lui en cri­ant son dégoût. Aus­sitôt après, il s’est tiré une balle dans la bouche.

Acte III, scène 4, Stel­la regarde Blanche s’en aller au bras d’un médecin psy­chi­a­tre qui l’emmène faire un voy­age dont elle ne revien­dra pas. La fig­ure de Rose, une fois encore, plane au-dessus de la scène. Blanche tend la main à son des­tin en prononçant cette réplique superbe : Who­ev­er you are, I have always depend­ed on the kind­ness of strangers (« Qui que vous soyez, j’ai tou­jours dépen­du de la gen­til­lesse des étrangers. »)

En févri­er 1948, Ten­nessee Williams est à Rome où il fait la con­nais­sance de Tru­man Capote et de Gore Vidal, écrivains améri­cains avec lesquels il sym­pa­thise. C’est la dolce vita. Ten­nessee oublie qu’il est mourant et se laisse aller aux délices de la Ville Éternelle.

En avril 48, des élec­tions men­a­cent la tran­quil­lité de la com­mu­nauté améri­caine qui s’enfuit, effrayée par une éventuelle vic­toire des com­mu­nistes ital­iens. Ten­nessee s’en réjouirait plutôt ; pour une fois, il ne s’envole pas.

En juin, il a ren­dez-vous à Lon­dres où le met­teur en scène et acteur bri­tan­nique John Giel­gud tra­vaille à la pro­duc­tion anglaise de La Ménagerie de verre. Au cours d’une récep­tion, Ten­nessee Williams ren­con­tre Maria Saint Just : « J’ai remar­qué un homme petit, assis sur un canapé – racon­te-t-elle. Il avait une chaus­sette bleue à un pied et une rouge à l’autre (…) Il m’a regardée avec ses yeux bleus, a rou­gi et m’a demandé : Par qui avez-vous été élevée ?
— Par ma grand-mère, lui ai-je répon­du. Il a répliqué, rêveur : Moi aus­si, c’est ma grand-mère qui m’a élevé. »[31]

En juil­let, Ten­nessee est à Paris, hôtel de l’Université. Il fait la con­nais­sance de Jean Cocteau qui veut mon­ter le Tramway. Lorsqu’en 1950 l’auteur assis­tera à une représen­ta­tion de sa pièce avec Arlet­ty (!!!) dans le rôle de Blanche DuBois, c’est peu dire qu’il n’appréciera pas : « Je ne com­prends pas pourquoi Jean Cocteau a truf­fé ma pièce d’autant de gros mots (…) Je ne crois pas qu’il suff­ise de plac­er un Frigidaire dans le décor et de faire par­ler les per­son­nages comme le pub­lic pour don­ner une impres­sion de vie. »[32]

 

La pre­mière lon­doni­enne de La Ménagerie de verre a lieu le 28 juil­let 1948 au théâtre Hay­mar­ket, sous la direc­tion de John Giel­gud. Edwina et Dakin Williams débar­quent d’Amérique, Audrey Wood les accueille en grande pompe à l’hôtel Savoy. Mais Ten­nessee n’est pas là. Il est resté à Paris, il ne vien­dra pas. Il écrit une let­tre d’excuses à Helen Hayes (qui joue le rôle d’Amanda), dans laque­lle il se plaint à la manière du per­son­nage sur lequel il est en train de tra­vailler, Alma Wine­miller, l’héroïne d’Été et fumée : « J’ai mes crises !… J’ai le cœur nerveux, vous voyez ? » Et, à pro­pos des médica­ments qu’il con­somme comme des bon­bons : « Ils sont d’une infinie mis­éri­corde (…) Le n° sur la boîte est le 96814. J’aime à penser que c’est la ligne directe de Dieu. »

Ten­nessee a un mode de vie épuisant qui n’a pas changé depuis qu’il écrivait à Don­ald Wind­ham, en juil­let 1943 : « … le café du matin, qui, avec le cour­ri­er du matin, con­stitue le plus chaud et le plus bril­lant des moments de la journée, celui où sort la plus belle par­tie de la per­son­nal­ité. »[33]

 

Ten­nessee Williams et sa fidèle Olivet­ti ©Holmes-Lebel

 

Son café, il le prend à l’aube. Noir, fort, sans sucre. À par­tir de onze heures, il enchaîne avec du gin ou du Mar­ti­ni. À table, il boit du vin rouge et ponctue ses après-midi avec des cock­tails de pilules et de whisky. La nuit, il sort et boit encore. Tous les moyens sont bons pour se stim­uler, con­tin­uer à tra­vailler, au risque de se détru­ire – ce qui le plonge dans une ter­reur profonde.

Ten­nessee Williams écrit « avec un sen­ti­ment d’appréhension, avec une hâte fiévreuse et aveu­gle »[34], comme s’il craig­nait d’être inca­pable d’aller jusqu’au bout.

La pre­mière new-yorkaise d’Été et fumée (Sum­mer and Smoke) a lieu le 6 octo­bre 48 au Music Box The­ater, sous la direc­tion de Mar­got Jones. Musique de Paul Bowles. Deux invités d’honneur applaud­is­sent à tout rompre : Car­son McCullers, à qui la pièce est dédiée, et Frank Mer­lo, que Ten­nessee a retrou­vé par hasard dans les rues de New York (ils s’étaient ren­con­trés un an plus tôt, à Province­town, alors que Tenn était encore en cou­ple avec Pancho).

Frank Mer­lo est un ancien marin d’origine sicili­enne, né dans le New Jer­sey. Petit, tra­pu, il a une mâchoire proémi­nente qui inspire à Maria Saint Just, la reine du surnom, le sobri­quet de « petit cheval ».

Il sera le grand amour de Ten­nessee Williams.

En novem­bre 48, Ten­nessee Williams retourne à Saint Louis. Pour la pre­mière fois depuis dix ans, il va voir sa sœur à Farm­ing­ton où elle est internée avec la ferme inten­tion de la sor­tir de là. Mais Rose a besoin de soins médi­caux con­stants et il n’est pas ques­tion de la libér­er. Tel un cheva­lier revenant vain­queur du com­bat, fort de sa notoriété et de son excel­lente sit­u­a­tion matérielle, Ten­nessee pen­sait qu’on la lui con­fierait. Il est dévasté.

En décem­bre, Tenn et Frankie par­tent en voy­age de noces en Ital­ie. Ils s’arrêtent à Tanger chez les Bowles.

Ten­nessee écrit à Audrey qu’il faut absol­u­ment qu’elle fasse chang­er Rose d’établissement. Il a main­tenant assez d’argent pour lui pay­er une insti­tu­tion con­fort­able. Rose quitte Farm­ing­ton pour Stony Lodge, Ossin­ing, État de New York, où elle restera jusqu’à la fin de ses jours (en 1996).

En mai 1949, Ten­nessee Williams et Frank Mer­lo sont à Lon­dres pour ren­con­tr­er Lau­rence Olivi­er qui est sur le point de met­tre en scène le Tramway, avec Vivien Leigh dans le rôle de Blanche DuBois. Ten­nessee n’en croit pas ses yeux : Vivien est Blanche. Trop, pensent cer­tains.[35] Si la pièce, puis le film, ont con­tribué à la fragilité extrême de l’actrice, c’est une inter­pré­ta­tion sub­lime qu’elle nous lègue dans le long métrage tourné par Elia Kazan en 1951.

En novem­bre 49, Ten­nessee loue pour la pre­mière fois la mai­son de Dun­can Street, à Key West. Il s’y installe avec Frank et son grand-père. Ils y passent l’hiver.

À la fin de l’année, Ten­nessee Williams est le plus riche et le plus con­nu des auteurs dra­ma­tiques améri­cains. Il a trente-huit ans. Il écrit à Don­ald Wind­ham : « Je suis plus seul et plus per­du que jamais et, pour­tant, je con­nais des cen­taines de gens nou­veaux. Cette let­tre a des airs de prière deman­dant com­préhen­sion ou pitié. La pre­mière est impos­si­ble et la sec­onde jamais désirée, mais les deux sont pour­tant néces­saires. »[36]

Au début du mois de juin 1950, Ten­nessee et Frank dînent à Paris avec Anna Mag­nani et Car­son McCullers.

Anna décou­vre avec ent­hou­si­asme le rôle prin­ci­pal de La Rose tatouée que Ten­nessee a écrit spé­ciale­ment pour elle. Tenn et Frankie la suiv­ent en Ital­ie. D’abord en Sicile, à Taormi­na, puis à Rome, via Firen­ze. Ten­nessee retra­vaille La Rose en fonc­tion des désirs d’Anna qui veut bien jouer le rôle au ciné­ma mais craint de l’interpréter sur scène, en langue anglaise. C’est Mau­reen Sta­ple­ton qui créera Ser­a­fi­na Delle Rose au théâtre. (Anna Mag­nani recevra un Oscar pour la ver­sion ciné­matographique de 1955.)

 

Anna Mag­nani et Ten­nessee Williams sur le tour­nage de “La Rose tatouée”, in : “Anna Mag­nani” (Fab­bri edi­tori & Cen­tre Georges Pom­pi­dou, 1989)

 

Ten­nessee est sous le charme d’Anna. Elle est de la race de ces « tau­reaux femelles » qui le fasci­nent tant. Entre eux s’établit un rap­port ten­dre et com­plice. Dans un arti­cle, pub­lié dans le mag­a­zine Life du 3 févri­er 1961, Ten­nessee écrit : « MAGNANI ! Je mets le nom en cap­i­tales avec un point d’exclamation parce que c’est comme ça qu’elle avance (…) Dans une pièce pleine de gens, elle peut s’asseoir par­faite­ment immo­bile et silen­cieuse, et vous sen­tez encore la ten­sion atmo­sphérique de sa présence, ça pal­pite et vrom­bit dans l’air comme un fil élec­trique dénudé sous tension. »

Dans ses Mémoires, Ten­nessee décrit Anna comme la femme la plus anti­con­formiste qu’il ait con­nue. Elle avait l’habitude de se lever en début d’après-midi : « Vers deux heures trente ou trois heures, le télé­phone son­nait. Après le rit­uel Ciao Tenn ! elle demandait tou­jours Quel est le pro­gramme ? Elle me posait tou­jours cette ques­tion polie, bien que je la soupçonne d’avoir déjà décidé de ce que serait le pro­gramme (…) À huit heures, Mer­lo et moi débar­quions chez elle, au dernier étage du Palaz­zo Altieri ; une bonne à l’air affolé nous fai­sait entr­er au salon (…) Nous nous asseyions pour boire en l’attendant, par­fois pen­dant près d’une heure (…) Enfin Anna, bril­lant d’animation et d’humeur expan­sive, s’engouffrait dans la pièce (…) Nous ne deman­dions jamais où nous allions dîn­er ; c’était un sujet sur lequel elle avait déjà statué, et son choix se révélait tou­jours par­fait. Les patrons comme les garçons du restau­rant l’accueillaient comme une reine (…) Après le café, Anna demandait un gros paquet de restes. » Alors com­mençait l’itinéraire de nuit à vis­iter tous les lieux où des chats errants et faméliques attendaient qu’Anna les nour­risse. Puis on allait boire un dernier verre via Vene­to : « Anna ne buvait que du vin (…) elle émet­tait tou­jours des com­men­taires désolés sur mon goût pour le whisky. »

De son côté, La Mag­nani regarde l’écrivain avec des yeux atten­dris : « Ten­nessee est comme un enfant : il est inno­cent comme un bébé et il a un cœur d’or. C’est un homme intel­li­gent avant d’être un intellectuel. »

 

La Mag­nani & Ten­nessee dans les années 50 (Fab­bri edi­tori & Cen­tre Georges Pom­pi­dou, 1989)

 

Fin jan­vi­er 1952, Ten­nessee Williams achève une énième ver­sion de Camino Real. La pièce est dédiée à Elia Kazan. Ten­nessee voudrait que celui-ci la mette en scène mais, sous la pres­sion du mac­car­tisme, « Gadg » a dénon­cé ses amis com­mu­nistes d’Hollywood. Pour l’heure, le déla­teur préfère se faire oublier.

Tenn et Frankie descen­dent à Key West dans la mai­son de Dun­can Street qu’ils agré­mentent d’une piscine, d’un stu­dio réservé aux heures mati­nales d’écriture et d’un kiosque bap­tisé The Jane Bowles Sum­mer House. Pen­dant ce temps-là, Un tramway nom­mé Désir rem­porte qua­tre Oscars à Hol­ly­wood (dont celui de la meilleure actrice pour Vivien Leigh).

Le 24 avril 52, la reprise d’Été et Fumée au Cir­cle in the Square, à New York, avec Geral­dine Page dans le rôle d’Alma Wine­miller, dans une mise en scène de José Quin­tero, rem­porte un immense succès.

Le 28 mai, Ten­nessee Williams et Car­son McCullers sont élus mem­bres à vie du Nation­al Insti­tute of Arts and Letters.

 

Ten­nessee Williams & Car­son Mc Cullers, D.R.

 

En juin, Ten­nessee et Frank voy­a­gent en Europe. D’abord à Paris, puis à Rome où ils retrou­vent La Magnani.

En octo­bre, Tenn offre un chien à Frankie : Mis­ter Moon, le pre­mier d’une longue série de bulls anglais. Ils passent la soirée de Hal­loween chez Jane Bowles, qui occupe momen­tané­ment un apparte­ment à New York, puis descen­dent à Key West pour célébr­er Noël et la nou­velle année avec le révérend et Miss Edwina.

 

Camino Real

 

La pre­mière new-yorkaise de Camino Real, finale­ment mise en scène par Elia Kazan, a lieu au théâtre Nation­al le 19 mars 1953. Dans l’ambiance hys­térique du mac­car­tisme, la pièce est accusée d’être anti­améri­caine, trop abstraite, décousue, poé­tique, sym­bol­iste et, surtout, dépourvue de con­clu­sion. Mal­gré une bonne cri­tique du fidèle Brooks Atkin­son, Camino Real s’interrompt après soix­ante représentations.

Ten­nessee Williams, effon­dré, s’enfuit à Key West. Dans un arti­cle pub­lié par le New York Times du dimanche 15 mars, il écrivait : « Plus que n’importe quel autre tra­vail que j’ai fait jusqu’à présent, cette pièce m’est apparue comme la con­struc­tion d’un autre monde (…) Mon désir était de don­ner au pub­lic mon pro­pre sens de quelque chose de sauvage et de non restric­tif qui coule comme l’eau dans les mon­tagnes, ou les nuages qui changent de forme dans le vent, ou la con­tin­uelle dis­si­pa­tion et trans­for­ma­tion des images d’un rêve (…) Je n’ai jamais pen­sé une seule minute que la pièce pour­rait paraître obscure et con­fuse à qui que ce soit (…) Mon atti­tude est intran­sigeante. Je con­tin­ue à ne pas être d’accord avec le fait qu’elle ait besoin d’une explication. »

Kazan pen­sait quant à lui : « Camino Real est une pièce impar­faite mais très belle, c’est une let­tre d’amour à ceux que Williams aimait le plus : les roman­tiques, ces inno­cents devenus les vic­times de notre civil­i­sa­tion d’affaires. »

Camino Real se passe dans un pays d’Amérique latine non pré­cisé, « il n’y a pas d’oiseaux sauvages dans ce pays, mis à part quelques oiseaux sauvages domes­tiqués et mis dans des cages. » Elle met en scène trente-neuf per­son­nages, par­mi lesquels : Casano­va, le baron de Char­lus, Mar­guerite Gau­ti­er, lord Byron, Don Qui­chotte et San­cho Pan­za… Le rideau se lève sur un port qui ressem­ble à Tanger, La Havane, Vera Cruz, Casablan­ca, Shang­hai et La Nou­velle Orléans réu­nis. Côté jardin, le quarti­er chic avec l’hôtel Siete Mares (« Sept Mers ») ; côté cour, le quarti­er gitan. Le pre­mier per­son­nage à entr­er en scène est Don Qui­chotte, il dit : « Le bleu est la couleur de la dis­tance ! » Et le ton est donné.

Camino Real est, comme la vie, « une ques­tion sans réponse, mais con­tin­uons à croire à la dig­nité et à l’importance de cette question. »

 

La Chatte sur un toit brûlant

 

Le 14 févri­er 1955, le révérend Wal­ter Edwin Dakin meurt au Barnes Hos­pi­tal de Saint Louis à l’âge de qua­tre-vingt-dix-sept ans.

La pre­mière new-yorkaise de La Chat­te sur un toit brûlant (dédiée à Audrey Wood), a lieu au théâtre Morosco le 24 mars suiv­ant dans une mise en scène d’Elia Kazan. Ben Gaz­zara tient le rôle de Brick Pol­litt et Bar­bara Bel Ged­des (future mère de J. R. et Bob­by Ewing dans la série Dal­las…) celui de Mag­gie la Chat­te. Burl Ives incar­ne déjà Big Dad­dy (comme dans le film de Richard Brooks). C’est un suc­cès immé­di­at. La pièce rem­porte le New York Dra­ma Crit­ics’ Cir­cle Award et le prix Pulitzer. C’est l’œuvre de Ten­nessee Williams qui se jouera le plus longtemps sur scène.

Mal­gré l’immense suc­cès de la pièce et, plus tard, du film de Richard Brooks, Ten­nessee n’est pas con­tent. Il n’a pas aimé la mise en scène de Kazan et détestera l’adaptation ciné­matographique de Brooks. Il se sent trahi.

En con­sid­érant le « cadeau » du jeune cou­ple au vieil homme (Mag­gie et Brick annonce à Big Dad­dy, mourant, qu’ils atten­dent un enfant) comme un hap­py end sans ambiguïté, ils ont escamoté le dégoût que cette his­toire inspi­rait à son auteur. Dans l’esprit de Ten­nessee, aucun des per­son­nages n’est sym­pa­thique : Brick, le lâche, qui a eu honte des sen­ti­ments de son ami Skip­per à son égard ; Mag­gie, qui se bat comme une tigresse pour rester la femme d’un homme qui ne l’aime pas ; Big Dad­dy qui préfère son fils cadet, plus beau et plus doué ; Big Mam­ma qui ne voit rien, n’entend rien, et vit dans l’ombre d’un mari qui la méprise ; et, évidem­ment, Goop­er et sa femme Edith, qui font des enfants comme on achète des actions en bourse.

Le mes­sage n’était pas : faites des enfants pour faire plaisir à vos par­ents, mais : affron­tez tou­jours la vérité, ne la dis­simulez jamais. Le secret ne pro­tège pas, il empoisonne.

 

Paul New­man et Liz Tay­lor, in : “La Chat­te sur un toit brûlant” (Richard Brooks, 1959)

 

En avril 55, Ten­nessee Williams est à Key West avec Frank, Car­son McCullers et Françoise Sagan. Celle-ci se sou­vient de leur pre­mière ren­con­tre : « Arri­va donc un homme bref, avec des cheveux blonds, des yeux bleus et un regard amusé, qui était depuis la mort de Whit­man et reste à mes yeux le plus grand poète de l’Amérique. Il était suivi d’un homme brun, l’air gai (…) nom­mé Fran­co (…) Der­rière eux, une femme grande et mai­gre dans un short, des yeux bleus comme des flaques, un air égaré, une main fixée sur des planchettes de bois, cette femme qui était pour moi le meilleur écrivain, le plus sen­si­ble en tout cas de l’Amérique d’alors : Car­son McCullers. Deux génies, deux soli­taires que Fran­co tenait par le bras, à qui il per­me­t­tait de rire ensem­ble, de sup­port­er ensem­ble cette vie de rejetés, de parias, d’emblèmes et de rebuts qu’était alors la vie de tout artiste, de tout mar­gin­al améri­cain. »[37]

À la mi-juin, Ten­nessee part en Europe – sans Frank.

À l’automne, il retourne à New York pour tra­vailler au scé­nario de Baby Doll (d’après deux pièces cour­tes : 27 Remorques pleines de coton et Le Long séjour inter­rompu) qu’Elia Kazan doit réalis­er. Le tour­nage va com­mencer et Gadg exige de Tenn qu’il rejoigne l’équipe du film à Benoît, Mississippi.

Ten­nessee refuse de met­tre les pieds dans un État qui per­sé­cuté les Noirs et les Pédés. Kazan est fâché.

 

Car­roll Bak­er est “Baby Doll” (1956)

 

Baby Doll (La poupée de chair) sort sur les écrans améri­cains le 18 décem­bre 1956 (avec Karl Malden dans le rôle d’Archi Lee, Car­roll Bak­er dans le rôle-titre et Eli Wal­lach dans celui de Sil­va Vac­caro). Le film est aus­sitôt con­damné par The Nation­al Legion of Decen­cy (La Ligue pour la Ver­tu). Aux États-Unis, les années cinquante ont con­nu, out­re le mac­car­tisme, un code de cen­sure ciné­matographique très strict : le code Hayes (des hommes d’églises s’installaient à l’entrée des ciné­mas pour not­er le nom des paroissiens qui allaient voir les films réprou­vés par la morale).

Baby Doll racon­te l’histoire d’une jeune fille de vingt ans qui s’est mar­iée avec un homme qui la dégoûte pour faire plaisir à son père mourant. Elle refuse de couch­er avec son époux, mais tombe amoureuse d’un teigneux, Sil­va Vac­caro, un étranger qui, avec ses nou­velles méth­odes de pro­duc­tion et d’exploitation du coton, a mis en fail­lite tous les petits égreneurs de la région, dont Archie Lee, le mari trompé.

Ten­nessee et sa sœur Rose vont pass­er Noël chez Car­son McCullers, à Nyack. Le 3 jan­vi­er 1957, Tenn écrit à Maria Saint Just pour lui racon­ter l’épisode : « Car­son lui a tout de suite dit : Rose, mon tré­sor, venez ici m’embrasser. Rose lui a répon­du : Non mer­ci, j’ai mau­vaise haleine. (…) Elle est rede­v­enue fort jolie. Mince, la peau claire, et ses yeux gris-vert sont ravis­sants, et cette incroy­able douceur, cette patience, ce calme. Après tout ce qu’elle a enduré dans les fos­s­es aux ser­pents, c’est vrai­ment un mir­a­cle qu’elle soit demeurée une vraie dame. Là où elle est main­tenant (Stony Lodge), elle a beau­coup plus de lib­erté, peut se promen­er dans la belle pro­priété qui domine l’Hudson, a une per­ruche dans sa cham­bre à laque­lle elle a don­né le nom de mère : Edwina Estelle. »

Au début de l’année 1957, Ten­nessee Williams est déprimé. Il a écrit à Maria Saint Just que sa car­rière d’écrivain est ter­minée et que « dans tout le reste (il) a échoué de façon spec­tac­u­laire ». L’échec que va recevoir sa nou­velle pièce, La Descente d’Orphée, au mois de mars suiv­ant, à New York, le con­forte dans son désespoir.

Le 27 mars 57, à soix­ante-dix-sept ans, Cor­nelius Cof­fin Williams décède chez sa sœur, à Knoxville, Tennessee.

Le jour de l’enterrement, Dakin et Thomas sont présents. Edwina ne se déplace pas. Leur tante Ella mon­tre à Ten­nessee une pho­to de son père parue dans le jour­nal local : Cor­nelius posant fière­ment devant un ciné­ma qui a mis Baby Doll à l’affiche. Il sourit, tête haute. La légende retran­scrit ses pro­pos : « Je pense que c’est un excel­lent film et je suis fier de mon fils. »

Ten­nessee Williams est bouleversé.

Au mois de juin, il entre­prend une psy­chothérapie avec le doc­teur Lawrence S. Kubie (adepte de l’hypnose) qui lui demande de cess­er d’écrire. Il est blo­qué à New York pour ses cinq (sic) séances heb­do­madaires. C’est son pre­mier été depuis dix ans sans voy­age en Europe.

 

Soudain l’été dernier

 

Le 7 jan­vi­er 1958, Soudain l’été dernier (Sud­den­ly Last Sum­mer) est mon­té off Broad­way. La pièce met en avant Vio­let Ven­able, une veuve richissime qui habite le Quarti­er des Jardins à La Nou­velle Orléans (admirable Katharine Hep­burn dans le film éponyme de Joseph Mankiewicz !).

Vio­let Ven­able vivait depuis quar­ante ans avec son fils Sebastien, un poète oisif qui écrivait un poème chaque été, lorsque, Soudain l’été dernier, il est mort dans des con­di­tions épou­vanta­bles à Cabeza de Lobo, en Espagne. Mrs Ven­able affirme que la jeune Catharine Hol­ly, cou­sine de Sebastien, est respon­s­able du drame. C’est elle qui accom­pa­g­nait son fils cette année-là, en Europe. Vio­let envis­age une solu­tion rad­i­cale pour se débar­rass­er de Catharine : la lobot­o­mie. Elle réus­si à la faire intern­er en hôpi­tal psy­chi­a­trique afin d’en finir avec son « bavardage » et prononce les paroles de Miss Edwina à l’encontre de Rose quand elle demande au neu­rochirurgien d’ « arracher cette hor­ri­ble his­toire de son cerveau » — autrement dit ces jacasseries hon­teuses sur la sex­u­al­ité de son fils et sur les cir­con­stances atro­ces de sa mort : le poète dandy a été dévoré par des enfants affamés. [38]

En juin 58, Ten­nessee Williams inter­rompt sa psy­chothérapie avec le doc­teur Kubie et s’envole pour l’Europe avec son amie Mar­i­on Vac­caro. Frank reste seul à Key West.

Le 10 mars 1959, Le Doux Oiseau de la jeunesse (Sweet Bird of Youth) est présen­té au Mar­tin Beck de New York par la cofon­da­trice, avec Elia Kazan, de l’Actors Stu­dio : Cheryl Craw­ford. La pièce lui est dédiée. La mise en scène est de Kazan et la musique de Paul Bowles. Avec Paul New­man dans le rôle de Chance Wayne et Geral­dine Page dans celui d’Alexandra Del Lago, princesse Kos­mo­nop­o­lis (comme dans le film de Richard Brooks qui sor­ti­ra en 1962.)

Les cri­tiques ne sont pas bonnes, pour­tant la pièce reste plus d’un an à l’affiche.

À Cuba, Fidel Cas­tro vient de pren­dre le pou­voir. Ten­nessee Williams et Mar­i­on Vac­caro se ren­dent à La Havane pour le ren­con­tr­er. Le Lid­er Max­i­mo accueille l’écrivain d’un « That Cat! » enthousiaste.

En mai, Ten­nessee et Mar­i­on sont de retour à Key West où Frank les attend.

Le 20 août 59, Ten­nessee Williams et Frank Mer­lo par­tent pour un voy­age de trois mois autour du monde.

Début 1960, Ten­nessee est à Key West. Il écrit à Maria Saint Just : « Je crois que j’aimerais me repos­er main­tenant pen­dant dix ans sur mes lau­ri­ers fanés (…) Je sup­pose que mon heure est passée dans les théâtres de Broad­way, j’espère seule­ment que mon argent va me dur­er aus­si longtemps que moi et (…) suf­fi­ra pour épargn­er à Rose la fos­se aux ser­pents et pour garder au Cheval le cot­tage de Key West et de quoi nour­rir sa ménagerie. »[39]

En 1961, Ten­nessee Williams reprend une nou­velle écrite en 1948 – La Nuit de l’iguane – pour en faire une pièce en trois actes du même nom[40]. Il est à nou­veau per­suadé que ce sera la dernière et souf­fre de para­noïa aiguë. Tous ses amis devi­en­nent sus­pects. Il s’enferme dans son stu­dio d’écriture, à Key West, se méfie des coups de télé­phone et des vis­ites impromptues. Beau­coup de jeunes auteurs rem­por­tent alors un suc­cès supérieur au sien : Harold Pin­ter, Edward Albee, William Inge… Ten­nessee, plus que jamais inqui­et, est bel et bien menacé.

Le 29 décem­bre 61, La Nuit de l’iguane est créée au théâtre Roy­al de New York dans une mise en scène de Franck Cor­saro (avec Bette Davis, puis Shel­ley Win­ters, dans le rôle de Max­ine Faulk). The Night of The Igua­na est une comédie philosophique empreinte d’humour et de grâce qui se déroule un soir d’été à l’hôtel Cos­ta Verde, sur la côte paci­fique du Mex­ique, au nord d’Acapulco. Max­ine Faulk (sub­lime Ava Gard­ner dans le film éponyme de John Hus­ton !) est la pro­prié­taire de l’hôtel ; c’est un « tau­reau femelle » qui aime les jeunes Mex­i­cains et le rhum-coco. Le révérend Shan­non, prêtre défro­qué, est devenu chauf­feur de bus et guide touris­tique pour un col­lège de jeunes filles. Han­nah Jelkes, artiste pein­tre, céli­bataire, accom­pa­gne son grand-père, Non­no, en voy­age autour de la terre. Elle peint, il récite des poèmes.

La nuit sera noire et blanche[41]… Mais à l’aube, ils ne seront plus des étrangers.

La pièce tri­om­phe au théâtre, le film car­ton­nera au cinéma.

La Nuit de l’iguane est le dernier coup de maître de Ten­nessee Williams.

 

Épisode 4 : Une vie accomplie

 

Au print­emps 1962, Frank Mer­lo s’af­faib­lit. Il est grave­ment malade. Ten­nessee Williams écrit Le Train de l’aube ne s’arrête plus ici (The Milk­train Doesn’t Stop Here Any­more). La pièce reprend une nou­velle inti­t­ulée Un homme monte avec ça (Man bring this up road, 1953). « Une comédie sur la mort », affir­mait son auteur. Elle devien­dra un film superbe : Boom! de Joseph Losey (1968).

 

 

En jan­vi­er 1963, le diag­nos­tic tombe : Frankie se meurt d’un can­cer des poumons. Le Train de l’aube est mon­té au théâtre Morosco. C’est un échec, la pièce est inter­rompue après soix­ante-neuf représentations.

En août 63, Frank est admis au Memo­r­i­al Hos­pi­tal de New York. Ten­nessee va le voir tous les jours jusqu’au dernier, 21 sep­tem­bre : Frank Philip Mer­lo meurt à l’âge de quar­ante et un ans.

Ten­nessee est démoli. « Mon cœur, si longtemps habitué aux attache­ments brefs, avait trou­vé dans ce jeune Sicilien un refuge, enfin… »[42] Ils auront vécu qua­torze années ensem­ble. Elia Kazan se sou­vient du cou­ple qu’ils for­maient : « Je me les rap­pelle encore, faisant leurs cours­es à l’épicerie comme des bour­geois français (sic), ten­ant en laisse leur boule­dogue dodu, qui se dan­d­i­nait à leur côté (…) À mon avis, Ten­nessee n’a jamais été aus­si heureux qu’à ce moment-là ; il n’a jamais con­nu per­son­ne d’aussi aimant, loy­al et hon­nête que Frank Mer­lo. »[43]

Ten­nessee Williams vit en reclus à New York. Il ne voit plus per­son­ne si ce n’est son nou­veau thérapeute : le doc­teur Max Jacob­son (alias « Doc­teur Feel­go­od ») qui lui pre­scrit, entre autres drogues, des amphétamines.

 

Molécules d’am­phé­t­a­mines

 

Ten­nessee Williams est dans un état d’épuisement et de faib­lesse épou­vantable. Il écrit à Maria Saint Just : « Je suis la déf­i­ni­tion même de l’hystérie. Je me déteste. Je sens que j’ennuie les gens et que je suis trop repous­sant physiquement. »

Il ne tient plus debout. Il glisse, trébuche, s’abîme les genoux. Il est drogué du matin au soir et son corps ne tolère plus une goutte d’alcool. Dès qu’il boit — il boit sou­vent — Ten­nessee devient con­fus, agres­sif, sus­picieux. Il n’écoute pas les con­seils de ses amis et refuse de quit­ter le Doc­teur Jacobson.

En mars 1966, le mag­a­zine Esquire pub­lie une pièce en un acte de Ten­nessee Williams : I Can’t Imag­ine Tomor­row. Je ne peux imag­in­er demain met en scène deux per­son­nages : Une (une femme) et Deux (un homme). Lui est un ancien pro­fesseur qui ne peut plus enseign­er en rai­son de graves prob­lèmes d’élocution. Elle est malade, dépres­sive, et pra­tique un humour extrav­a­gant, ter­ri­ble, très « williamsien ».

Au print­emps 66, Audrey Wood négo­cie les droits ciné­matographiques du Train de l’aube ne s’arrête plus ici. Le script s’intitule d’abord Goforth! (En avant !), du nom du per­son­nage principal.

En avant ! – qu’il écrivait tou­jours en français – était la devise de Ten­nessee Williams. En avant ! tous les matins, avec une journée de plus dans le dos et une de moins à l’horizon. « Vous con­tin­uez dans la soli­tude, les out­ils de votre tra­vail vous trahissent ou vous les trahissez, les coqs chantent trois fois avant le lever du jour, aus­si odieux que le geôli­er pour le con­damné — tout vous est hos­tile, mais vous con­tin­uez… »[44] Ten­nessee con­fie à Maria Saint Just : « Ma seule vraie joie dans l’écriture, c’est de con­tin­uer à écrire. » Et, dans ses Mémoires, il con­fessera : « Je suis un écrivain con­traint et forcé. »

 

Au début de l’année 1967, Ten­nessee Williams est en Sar­daigne sur les lieux du tour­nage du film Goforth! – qui se nomme à présent Boom! (le bruit des vagues con­tre la falaise). Réal­isé en Tech­ni­col­or par Joseph Losey, avec Liz Tay­lor (géniale !) dans le rôle de Mrs Goforth et Richard Bur­ton dans celui de Christo­pher Flan­ders, musique de John Bar­ry, Boom! est un film mer­veilleuse­ment baroque, le préféré de Tennessee.

Le mien aus­si, je vous en prie (ce ne sont que quelques extraits …)

 

Le 4 avril 1968, le pas­teur Mar­tin Luther King est assas­s­iné à Mem­phis. Trois jours plus tard, Nina Simone chante Why (The King of Love is Dead) au West­bury Music Fair (État de New York).

L’été suiv­ant, Ten­nessee Williams est à Key West où il tra­vaille à la révi­sion d’une pièce en un acte : The Two Char­ac­ters Play, renom­mé Out Cry, un dia­logue entre un frère et une sœur qui témoigne une fois encore de ce qu’il n’a jamais cessé de répéter : Rose est l’autre face de lui-même.

Un frère, Felice, et une sœur, Clare, sont enfer­més dans leur mai­son-théâtre. Ils jouent une pièce non écrite sur une scène sans décor ni public.

Clare : « Un doc­teur, une fois, m’a dit que toi et moi étions les per­son­nes les plus courageuses qu’il ait jamais con­nues. J’ai dit : Pourquoi, c’est absurde, mon frère et moi sommes ter­ri­fiés par nos pro­pres ombres. Et il a dit : Oui, je sais, et c’est pourquoi j’admire tant votre courage. »

Finale­ment, Felice renonce à sor­tir de la mai­son-théâtre sans Clare : « Je ren­tre à la mai­son, très rapi­de­ment. Je ne regarde pas ma sœur. »

La Ménagerie de verre s’achevait par ses mots : « Par­fois, il m’arrive de marcher le soir, dans les rues d’une ville étrangère, en atten­dant de trou­ver des com­pagnons. Je passe devant l’étalage d’une bou­tique de par­fums. La vit­rine est rem­plie de verre col­oré, de minus­cules fla­cons trans­par­ents aux couleurs déli­cates, sem­blables aux frag­ments d’un arc-en-ciel pul­vérisé… Et, tout à coup, ma sœur me touche. Je me retourne et je la regarde dans les yeux. » À l’issue de la pre­mière pièce à suc­cès de Ten­nessee Williams, Tom quit­tait Lau­ra. Il était décidé, il s’engageait. Vingt-deux ans plus tard, dans une œuvre mécon­nue, Felice n’a plus la force de par­tir. Il se dérobe, four­bu de cul­pa­bil­ité. Et il évite le regard de sa sœur.

Le mot inter­dit est con­finé, le jeu inter­dit est celui du monde extérieur. Entre l’enfermement détesté et la société red­outée, le seul espace viv­able est un théâtre : « Felice, est-il pos­si­ble que La Pièce pour Deux Per­son­nages n’ait pas de fin ? »

©Féli­cie Dubois

 

Une fois encore, Ten­nessee veut se faire admet­tre auprès de sa sœur à Stony Lodge. Il n’y parvient pas et, fin 68, quitte New York pour Key West. Son frère Dakin le rejoint et, con­tre toute attente, lui con­seille de se con­ver­tir au catholi­cisme. Le 10 jan­vi­er 1969, Ten­nessee Williams est bap­tisé par le père Le Roy en l’église Saint Mary of the Sea, à Key West. Ten­nessee dira quelques années plus tard : « J’aime la beauté du rit­uel, mais les dogmes de l’Église sont ridicules. »

En sep­tem­bre, Dakin inter­vient à nou­veau : il fait intern­er son frère au Barnes Hos­pi­tal de Saint Louis pour le dés­in­tox­i­quer d’une drogue, la glutéthimide (com­mer­cial­isée aux USA sous le nom de Dori­den). Ten­nessee est sevré bru­tale­ment. Il en voudra énor­mé­ment à Dakin et les deux frères res­teront longtemps fâchés.

En avril 1970, Ten­nessee est à Key West lorsqu’il apprend la mort de Mar­i­on Vaccaro.

En juil­let 1971, une nou­velle ver­sion de Out Cry est mon­tée au théâtre Ivan­hoé de Chica­go. Audrey Wood fait le voy­age de New York pour assis­ter à la pre­mière. C’est un désas­tre. Ten­nessee, furieux con­tre le monde entier, rompt aus­sitôt avec Audrey (après trente-deux ans de bons et loy­aux ser­vices). Il reste mal­gré tout dans la même agence et c’est Audrey en per­son­ne qui le présente à son suc­cesseur : Bill Barnes.

Le 1er octo­bre 71 a lieu la créa­tion parisi­enne du Doux Oiseau de la jeunesse au théâtre de l’Atelier dans une adap­ta­tion de Françoise Sagan (avec Edwige Feuil­lère dans le rôle d’Alexandra del Lago et Bernard Fres­son dans celui de Chance Wayne). L’auteur se rend à Paris pour l’occasion et approu­ve chaleureuse­ment le tra­vail de Sagan, laque­lle, fébrile, lui demande s’il ne s’est pas « trop sen­ti trahi ». Ten­nessee répond : « No dar­ling, je me suis sen­ti aimé. Mieux que tout, tu vois : aimé. »[45]

Puis il s’envole chez son amie Maria à Wilbury Park, pro­priété famil­iale des Saint Just.

En novem­bre, Ten­nessee Williams est à La Nou­velle Orléans où il com­pose ses Mémoires. Il écrit à Maria : « Je prends beau­coup de plaisir à les écrire (…) et, même si je devrai peut-être m’exiler à jamais des États-Unis quand ils auront été pub­liés, je sens que ça peut me rap­porter un mil­lion facile­ment ! Il serait temps que quelque chose me rap­porte la grosse galette… »

 

Ten­nessee Williams au bord de sa piscine (Key West, 1972) ©Jill Kremente

 

À la fin de l’été 1972, Ten­nessee Williams est juré d’honneur à la Mostra de Venise. Il s’y fait de nou­veaux amis : Andy Warhol, Paul Mor­risey, Sylvia Miles et Joe Dallessandro.

De retour à New York, Ten­nessee ren­con­tre un jeune vétéran du Viet­nam, appren­ti écrivain : Robert Car­roll (surnom­mé « l’Enfant Terrible »).

Le 4 mai 1973, Jane Bowles s’éteint dans un hôpi­tal psy­chi­a­trique de Mala­ga à l’âge de cinquante-six ans. Le 26 décem­bre, à Rome, Anna Mag­nani meurt d’un can­cer du pan­créas à l’âge de soix­ante-cinq ans.

 

Dessin de Ten­nessee Williams, D.R.

 

Pen­dant l’année 1974, quand Ten­nessee n’est pas à New York, ni en voy­age en Europe, ni à La Nou­velle Orléans, il se repose à Key West où une bande de prof­i­teurs com­posée de jeunes « artistes » le pille jour après jour.

En 1975, Ten­nessee Williams pub­lie son pre­mier roman – Une femme nom­mée Moïse (Moïse and The World of Rea­son) – qui a pour cadre le quarti­er de Green­wich Vil­lage, à New York. Moïse vit à Bleeck­er Street dans le dénue­ment le plus total. Elle est pein­tre. Son renon­ce­ment à la société et son isole­ment sont tels qu’elle sait qu’elle ne ven­dra jamais une toile de son vivant. Jusqu’à présent, elle a vécu de la générosité d’un vieil homme à qui elle prodiguait des « mas­sages de la prostate ». Mais le vieux est mort.

Moïse organ­ise une récep­tion afin de faire une annonce. Sa voix est si faible que le Nar­ra­teur, son ami, debout à côté d’elle, répète les mots qu’elle mur­mure : « Les choses sont dev­enues inten­ables dans mon univers (…) Mon univers n’est pas du tout le vôtre, voyez-vous (…) Je crois avoir vécu autre­fois dans un univers plus proche du vôtre, je veux dire dans un univers de rai­son… » Tout au long du roman, Ten­nessee Williams, le Nar­ra­teur, dia­logue avec lui-même. Quand il est à bout de souf­fle, il n’achève pas ses phras­es. Lorsqu’il manque de courage, il se redonne du cœur à l’ouvrage : « Repose-toi, respire, remets-toi si tu peux, le cri est encore En avant ! »[46] Par­fois, il nous par­le, à nous, lecteurs : « À pro­pos, qui êtes-vous ? Il me faut tou­jours être présen­té au moins deux fois, car la panique qui s’empare de moi à une pre­mière ren­con­tre avec quelqu’un m’empêche d’entendre son nom. »

En décem­bre 1975, les Mémoires de Ten­nessee Williams sor­tent aux édi­tions Dou­ble­day et devi­en­nent rapi­de­ment la meilleure vente de la sai­son : en une après-midi, lors d’une séance de sig­na­ture à New York, l’auteur dédi­cace plus de huit cents exem­plaires de son livre. Dans l’introduction, Ten­nessee con­fie : « J’ai tou­jours écrit sous l’empire de néces­sités plus pro­fondes que ce que peut représen­ter le terme pro­fes­sion­nel. Et par­fois, au détri­ment de ma car­rière (…) Sincère­ment, je n’ai jamais eu d’autres choix que de devenir écrivain. » Il déclarait aus­si : « La créa­tion peut revêtir deux formes : elle peut être organique ou non organique. Il est tou­jours pos­si­ble de mod­i­fi­er ou d’altérer la nature d’une œuvre non organique – j’entends par là une œuvre qui ne résulte pas d’une néces­sité aus­si vitale pour son créa­teur que peu­vent l’être les bat­te­ments de son cœur ou sa respiration. »

 

Une vie accomplie

 

Au mois de mai 1976, Ten­nessee Williams pré­side le 30ème fes­ti­val de Cannes dont la Palme d’Or revient cette année-là au film de Mar­tin Scors­ese Taxi Dri­ver. Il est inter­viewé par Danièle Gilbert, dans l’émission Midi Pre­mière (que je ne résiste pas à partager ici).

Au cours de l’été 1977, Ten­nessee est « dans un état de dépres­sion tenace ». Il essaie une nou­velle fois de se faire intern­er auprès de sa sœur Rose, à Stony Lodge, en vain, puis il rejoint sa famille à Saint Louis. Tenn se réc­on­cilie avec Dakin qu’il sou­tient dans sa énième cam­pagne élec­torale pour le siège de Gou­verneur du Missouri.

À la fin de l’année 1978, Ten­nessee Williams change pour la sec­onde fois d’agent : Bill Barnes cède la place à Mitch Douglas.

 

Ten­nessee Williams et Madame Sofia (Key West, 1979) ©Mark Morrow

 

Le début de l’année 1979 a des allures de roman polici­er. L’Enfant Ter­ri­ble est désor­mais surnom­mé l’Andouille. Non seule­ment il se shoote, au grand désar­roi de Ten­nessee qui ne con­somme que sur ordon­nance, mais surtout : il deale. Le 1431 Dun­can Street devient peu à peu la plaque tour­nante du traf­ic de drogue des Keys.

Le 5 jan­vi­er, Franck Fontis (archi­tecte, jar­dinier, voisin et ami) est assas­s­iné chez lui. Au cours de l’enquête, la police trou­ve plusieurs man­u­scrits orig­in­aux de Ten­nessee Williams (volés des années aupar­a­vant). Les 8 et 14 jan­vi­er, la mai­son du 1431 Dun­can Street est mise à sac par des incon­nus, prob­a­ble­ment des « amis » de Robert Car­roll. Ten­nessee rompt avec l’Andouille et s’envole pour New York.

À l’automne 79, grâce aux droits d’auteur que lui ont rap­portés ses Mémoires, Ten­nessee Williams achète une sec­onde mai­son à Key West (915 Van Phis­ter Street) pour y installer Rose (accom­pa­g­née jour et nuit d’une « aux­il­i­aire de vie »).

L’expérience dure un an, Rose Isabelle Williams retourne à Stony Lodge.

Le 1er juin 1980, Miss Edwina meurt à l’âge de qua­tre-vingt-seize ans.

Le 30 avril 1981, Audrey Wood est vic­time d’un AVC : elle som­bre dans un coma dont elle ne sor­ti­ra plus jusqu’à sa mort, offi­cielle, en décem­bre 1985.

En jan­vi­er 1982, Ten­nessee com­mence une pièce qu’il n’aura pas le temps de ter­min­er : A House Not Meant to Stand[47]. Il tra­vaille égale­ment à une libre adap­ta­tion de sa pièce préférée : La Mou­ette, d’Anton Tchekhov.[48]

Début févri­er 1983, Ten­nessee Williams est à New York avec son com­pagnon du moment, John Ueck­er. Il envoie une carte postale à sa sœur : « Chère Rose, je viendrai te voir bien­tôt. Affectueuse­ment, Rose (sic) ».

 

Hôtel Elysée, New York, USA

 

Lun­di 24 févri­er 1992, je bois un verre de vin rouge français au Mon­key Bar de l’Elysée Hotel [49]. Un pianiste aux cheveux blancs joue du jazz douce­ment. Un immense miroir est accroché qui reflète ses mains sur le clavier. Le miroir est encadré de bam­bous épais.

 

Un vieux serveur s’approche de moi et, tan­dis que je grif­fonne quelques impres­sions sur une servi­ette en papi­er, me demande si je suis en train d’écrire un roman. Je réponds que non, que j’écris un livre en hom­mage à Ten­nessee Williams. Il ouvre grand les yeux et réplique : « Savez-vous qu’il avait l’habitude de vivre ici ? » Je hoche la tête, le regard bête. « Il est mort ici, pour­suit-il. C’est moi qui l’ai servi ce soir-là.

Je ren­verse un peu du con­tenu de mon verre sur le dos de ma main, le vieux serveur poursuit :

« Il avait beau­coup bu, comme tous les soirs où il s’attardait au bar de l’hôtel, avant de mon­ter dans sa cham­bre. Sou­vent nous ne restions ouverts que pour lui. Il avait bu du vin, deux ou trois bouteilles. Il buvait surtout du vin à la fin de sa vie. Il m’avait expliqué qu’avant, il préférait le gin ou le whisky mais qu’il ne les sup­por­t­ait plus. Il était assis là, dans le coin… Je l’ai aidé à regag­n­er sa cham­bre. Je crois qu’un jeune homme l’accompagnait, mais il n’est pas resté. Il avait l’air de mau­vaise humeur, mon­sieur Williams ne sem­blait pas s’en préoc­cu­per. Je l’ai lais­sé dans sa cham­bre et je suis redescen­du au bar. Quelques min­utes plus tard, il appelait pour qu’on lui monte une autre bouteille de vin ! »

Le vieux serveur passe un coup de tor­chon sur la table devant moi.

« Le lende­main matin, vers dix heures – con­tin­ue-t-il, quand la femme de cham­bre a frap­pé, mon­sieur Williams n’a pas répon­du. Elle s’est inquiétée parce qu’à c’t’heure il était tou­jours debout, en train de tra­vailler, et il avait l’habitude de lui faire la con­ver­sa­tion pen­dant qu’elle net­toy­ait sa cham­bre. Elle a appelé la récep­tion. On a ouvert la porte. Il était éten­du dans la salle de bain. Le soir du 25 févri­er, quand je suis venu pren­dre mon ser­vice, il y avait une grande agi­ta­tion dans l’hôtel. La police était là, la cham­bre et les affaires de mon­sieur Williams avaient été mis­es sous scel­lés. On par­lait d’assassinat, d’overdose, de sui­cide. Je me sou­viens que les policiers étaient très fiers de s’occuper de cette affaire. »

 

Ten­nessee Williams dans son apparte­ment de New York, au temps de sa gloire, en 1954 ©Phyl­lis Cerf Wagner

 

Je le vois à toutes les tables, avec sa petite mous­tache et ses cheveux châ­tains ébou­rif­fés. Ses yeux clairs cachés der­rière une épaisse mon­ture aux ver­res fumés qu’à la fin de sa vie il ne quit­tait jamais. Son fume-cig­a­rette et son rire. Son rire gar­gantuesque, énorme et com­mu­ni­catif. Je le vois, la tête ren­ver­sée en arrière, riant, riant, et puis tou­s­sant un peu. Il écrase sa cig­a­rette, boit une gorgée de vin. Il est accom­pa­g­né d’une femme de son âge, une anci­enne gloire du théâtre, et d’un jeune homme bien bâti. La femme est intariss­able, le jeune homme s’ennuie.

Ten­nessee n’écoute pas, ne regarde pas, il rit.

 

 

 

©Féli­cie Dubois, octo­bre 2019


 

Notes :

[1] « Les vieux hommes devi­en­nent fous la nuit », ce long poème est le pre­mier du recueil pub­lié sous le titre français : Androg­y­ne, Mon amour (New Direc­tions Books, 1977).

[2] Réplique reprise par Blanche DuBois dans Un tramway nom­mé Désir.

[3] À cinq heures mon ange, let­tres à Maria Saint Just (éd. Robert Laf­font pour la tra­duc­tion française, 1991).

[4] Le révérend man­i­festera toute sa vie une grande tolérance à l’égard de l’homosexualité de son petit-fils. Celui-ci le soupçon­nait d’avoir, à l’occasion, cédé à des désirs sem­blables aux siens…

[5] Un souhait repris en par­tie par Blanche DuBois dans Un tramway nom­mé Désir.

[6] La chan­son St Louis blues, com­posée par W.C. Handy en 1914, a été ren­due célèbre dans le monde entier par Bessie Smith.

[7] « Les vio­lettes dans les mon­tagnes ont brisé les pier­res », cita­tion extraite de Camino Real, une pièce com­posée entre 1946 et 1952, la préférée de son auteur.

[8] Remem­ber me to Tom, Edwina Dakin Williams (G.P. Putnam’s Sons, 1963).

[9] Por­trait d’une jeune fille en verre (Por­trait of a girl in glass, 1943) in : Toutes ses nou­velles (éd. Robert Laf­font pour la tra­duc­tion française, 1989).

[10] Grande (Grand, 1964) in : Toutes ses nou­velles, op. cit.

[11] In : Toutes ses nou­velles, op. cit.

[12] Ibidem.

[13] Une vie achevée (Com­plet­ed, 1973) in : Toutes ses nou­velles, op. cit.

[14] The Kind­ness of Strangers, Don­ald Spo­to (Bal­lan­tine Books, 1986).

[15] Selon le titre d’un roman inachevé de Jane Bowles.

[16] Por­trait d’une jeune fille en verre in : Toutes ses nou­velles, op. cit.

[17] Des pro­pos que Ten­nessee Williams attribue égale­ment à D.H. Lawrence dans sa pièce Je monte en flammes, cria le Phénix (I Rise in Flame, Cried the Phoenix, 1951).

[18] The Kind­ness of Strangers, op. cit.

[19]À cinq heures, mon ange, op. cit.

[20] Ten­nessee Williams’ let­ters to Don­ald Wind­ham, 1940–1965 (Holt, Rine­hart and Win­ston, 1977).

[21] Le Masseur noir a inspiré le film de Claire Dev­ers, Noir et Blanc, en 1986. (Avec Fran­cis Frap­pat, Jacques Mar­tial et Isaac de Bankolé.)

[22] Pré­face au Doux Oiseau de la jeunesse (The New York Times, dimanche 8 mars 1959).

[23] Adap­tée au ciné­ma en 1966 par Syd­ney Pol­lack (tire français : Pro­priété inter­dite), avec Robert Red­ford et Nathalie Wood.

[24] Depuis sa lobot­o­mie, Rose est internée en HP.

[25] Adap­ta­tion française de Mar­cel Duhamel (éd. Robert Laf­font, 1958).

[26] Mémoires d’un nomade, Paul Bowles (éd. Quai Voltaire pour la tra­duc­tion française, 1989).

[27] Une vie, Elia Kazan (éd. Gras­set pour la tra­duc­tion française, 1989).

[28]À cinq heures, mon ange, op. cit.

[29] Ten­nessee Williams’ let­ters to Don­ald Wind­ham, op. cit.

[30] Une vie, op. cit.

[31] À cinq heures, mon ange, op. cit.

[32] Nou­velles lit­téraires, 8 juin 1950. Inter­view de Jea­nine Delpech en présence de Paul Bowles.

[33] En 1975, Ten­nessee Williams écrira dans ses Mémoires : « Il m’apparaît par­fois que j’ai vécu une vie faite de matins et de matins, puisque c’est tou­jours, puisque ça a tou­jours été le matin que je travaille. »

[34] Rubio y More­na, in : Toutes ses nou­velles op. cit.

[35] Vivien Leigh était de con­sti­tu­tion, men­tale et physique, très faible. Elle meurt en 1967, à l’âge de cinquante-trois ans, de la tuberculose.

[36] Ten­nessee Williams’ let­ters to Don­ald Wind­ham, op. cit.

[37] Avec mon meilleur sou­venir, Françoise Sagan (éd. Gal­li­mard, 1984).

[38] On retrou­ve le thème du can­ni­bal­isme dans la nou­velle Le Masseur noir (Desire and The Blak Masseur, 1946) op. cit.

[39] Tenn fait allu­sion aux nom­breux ani­maux domes­tiques dont s’occupait Frankie.

[40] Adap­tée en français par Mar­cel Aymé (éd. Robert Laf­font, 1972).

[41] Selon l’expression de Gérard de Nerval.

[42] Mémoires, op. cit.

[43] Une vie, op. cit.

[44] Sab­batha et la soli­tude (Sab­batha and soli­tude, 1973) in : Toutes ses nou­velles, op. cit.

[45] Avec mon meilleur sou­venir, op. cit.

[46] En français dans le texte.

[47] New Direc­tions Books, 2008. Inédite en français.

[48] Parue en 2011 sous le titre Les Car­nets de Trig­orine aux édi­tions Robert Laf­font. Tra­duc­tion de Pierre Laville.

[49] Archive de la bib­lio­thèque de l’Ho­tel Élysée.