Villiers de l’Isle-Adam — 2 : La mort de Villiers

Villiers de l’Isle-Adam — 2 : La mort de Villiers

21 janvier 2020 4 Par Félicie Dubois

Villiers de l’Isle-Adam
1838–1889

II

 

Contes cruels

 

En 1882, Vil­liers de l’Isle-Adam a quar­ante-qua­tre ans. Sa mère vient de mourir et son père a échoué dans un asile pour « déments »[1]. Il vit à Paris avec Marie Brégeras née Dan­tine, lingère, veuve d’un cocher belge dont elle a eu un petit Albert, et Vic­tor dit Totor, leur fils âgé d’un an. Vil­liers et sa smala, comme il dit, ne restent jamais longtemps dans ces « cham­bres de bonne » louées à la semaine au dernier étage des immeubles de rap­port con­stru­its en nom­bre par le baron Hauss­mann. Par­fois, ils occu­pent un apparte­ment dans un bâti­ment en démo­li­tion — pas de loy­er alors, mais une pré­car­ité redoublée.

 

C’est le pro­vi­soire qui dure, l’espoir qui s’acharne.

 

Depuis son pre­mier roman — Isis, en 1862 — Auguste Vil­liers de l’Isle-Adam a pub­lié qua­tre pièces de théâtre qui n’ont pas ou peu été jouées : Elën (drame roman­tique en trois actes dédié à Théophile Gau­ti­er[2]), Mor­gane (drame roman­tique en cinq actes qui fail­lit être à l’affiche de la porte Saint-Mar­tin[3]), La Révolte (satire bour­geoise en un acte[4] que l’auteur a lu, en avant-pre­mière, chez Richard Wag­n­er) et Le Nou­veau Monde (drame en cinq actes couron­né — avec les félic­i­ta­tions de Vic­tor Hugo, mem­bre du jury — au con­cours organ­isé pour le cen­te­naire de la procla­ma­tion de l’indépendance des États-Unis d’Amérique[5]).

Vil­liers a fondé, bénév­ole­ment, La Revue des Let­tres et des Arts[6], une pub­li­ca­tion heb­do­madaire à laque­lle ont col­laboré Stéphane Mal­lar­mé, Paul Ver­laine, Théodore de Banville, Cat­ulle Mendès et les frères Goncourt. Il a fait paraître, en feuil­letons dans la presse, son roman d’Art-métaphysique[7] L’Ève future (titré aus­si L’Ève nou­velle) — qui mène l’ironie jusqu’à une page cime, où l’esprit chan­celle[8].

 

Cepen­dant, en 1882, Vil­liers de l’Isle-Adam est moins con­nu encore qu’à ses débuts, vingt ans auparavant.

 

Vil­liers de l’Isle-Adam, “Con­tes Cru­els” (éd. Cal­mann Lévy, 1883) ; exem­plaire dédi­cacé à Stéphane Mallarmé

 

En 1883, un vol­ume regroupant la plu­part de ses textes courts, pub­liés jusqu’alors dans d’obscures feuilles lit­téraires, paraît aux édi­tions Cal­mann-Lévy, sous le titre : Con­tes cru­els.

Ent­hou­si­aste, Stéphane Mal­lar­mé écrit à son ami (dans un style, une syn­taxe qui n’appartient qu’à lui) : La langue vrai­ment d’un dieu partout ! D’autres recueils suiv­ront : L’Amour suprême[9], Tribu­lat Bon­homet[10], His­toires inso­lites[11] et Nou­veaux con­tes cru­els[12], une cen­taine env­i­ron de courts réc­its, juste le temps d’épuiser un état d’âme, opu­lent et bref — le plus mirac­uleux des livres d’heures : non sans que se pro­longe cette alter­nance, rail­lerie tou­jours et inves­ti­ga­tions spir­ituelles...[13]

Le fris­son du suc­cès effleure Vil­liers. On s’intéresse enfin au chimérique tenace lequel donne alors quelques arti­cles au Figaro et au Gil Blas.

Hélas, le sur­venu n’est déjà plus tout à fait de ce monde.

Du jeune bre­ton con­va­in­cu de sa voca­tion, il ne reste plus qu’un vieil­lard de quar­ante-cinq ans, épuisé, malade, une ombre que porte encore son grand nom sacré, idéal, à la face d’une planète dés­espéré­ment béotienne.

 

Quoi ! l’existence avait-elle à ce point glis­sé entre ses doigts, que lui-même n’en pût net­te­ment remar­quer aucune trace ; avait-il été joué, était-ce cela ? [14] — s’étonne Mallarmé.

 

Que s’est-il passé ? Vil­liers serait-il coupable de n’avoir pas su dis­traire le bourgeois ?

 

Par­mi les con­tes pub­liés du vivant de l’auteur, on peut lire, dans Deux augures[15] : Le bour­geois, en les par­courant d’un cerveau brouil­lé par les affaires, écar­quille les yeux, vous traite, tout bas, de « poète », sourit in pet­to et se dés­abonne — en déclarant, tout haut, que vous avez BEAUCOUP de tal­ent ! — Il mon­tre ain­si, d’une part, que vos écrits ne l’ont pas atteint ; de l’autre, il vous assas­sine aux yeux de ses con­frères qui le devi­nent, pren­nent ce dia­pa­son, vous embau­ment dans les louanges et, de con­fi­ance ou d’instinct, ne vous lisent jamais, car ils ont flairé, en vous, une âme, c’est-à-dire la chose qu’ils haïssent le plus au monde.

 

Ou encore, dans Le Con­vive des dernières fêtes[16] : Les ondes sonores du sys­tème nerveux ont de ces vibra­tions mys­térieuses. Elles assour­dis­sent, pour ain­si dire, par la diver­sité de leurs échos, l’analyse du coup ini­tial qui les a pro­duites. La mémoire dis­tingue le milieu ambiant de la chose, et la chose elle-même se noie dans cette sen­sa­tion générale, jusqu’à demeur­er opiniâtrement indis­cern­able.

 

Et aus­si, dans L’Appareil pour l’analyse du dernier soupir[17] : Nous appartenons tous, aujourd’hui, à la grande Famille humaine ; c’est démon­tré. Dès lors, pourquoi regret­ter celui-ci plutôt que celui-là ?… Con­clu­ons : puisque tout s’oublie, ne vaut-il pas mieux s’habituer à l’oubli immé­di­at ? […] Et fort heureuse­ment, même, à la fin !… Sans quoi ne seri­ons-nous pas bien­tôt ser­rés, sur la planète, comme un banc de harengs ? — Pro­lifères comme nous le devenons, ce serait à n’y pas tenir. L’inéluctable prophétie des écon­o­mistes s’accomplirait à courte échéance ; le digne Polype humain mour­rait de pléthore, — et, — les débouchés inter­mit­tents des guer­res ou des épidémies une fois recon­nus insuff­isants, — s’assommer, récipro­que­ment, à grands coups de sor­ties de bal, deviendrait indis­pens­able si l’on per­sis­tait à vouloir respir­er ou cir­culer sur ce globe, — sur ce globe ou la Sci­ence nous prou­ve, par A plus B, que nous ne sommes, après tout, qu’une ver­mine provisoire.

 

“Des Esseintes” par Odilon Redon (1888)

 

En 1884, tour­nant le dos au Nat­u­ral­isme d’Émile Zola dont il était proche jusqu’alors, Joris-Karl Huys­mans rem­porte un large suc­cès en pub­liant un roman « déca­dent », LE roman de la déca­denceÀ Rebours —  dans lequel le duc Jean des Esseintes recon­naît en Vil­liers de l’Isle-Adam l’un des meilleurs écrivains de son temps.

Huys­mans écrit : dans le tem­péra­ment de Vil­liers […] exis­tait un coin de plaisan­terie noire et de rail­lerie féroce ; ce n’étaient plus alors les para­doxales mys­ti­fi­ca­tions d’Edgar Poe, c’était un bafouage d’un comique lugubre, tel qu’en ragea Swift. Une série de pièces, Les Demoi­selles de Bien­filâtre, L’Affichage céleste, La Machine à gloire, Le plus beau dîn­er du monde, déce­laient un esprit de gogue­nardise sin­gulière­ment inven­tif et âcre. Toute l’ordure des idées util­i­taires con­tem­po­raines, toute l’ignominie mer­can­tile du siè­cle, étaient glo­ri­fiées en des pièces dont la poignante ironie trans­portait des Esseintes.[18]

 

Vil­liers est sauvé du néant par un per­son­nage de roman.

Il est ce Roi décapité qui cligne de l’œil dans son panier.

 

Pre­mière page man­u­scrite de “La Machine à gloire”, un con­te de Vil­liers de l’Isle-Adam

 

Le 1er décem­bre 1885, le mar­quis Joseph-Tou­s­saint de Vil­liers de l’Isle-Adam meurt « déli­rant » dans un asile pour indi­gents. Vil­liers est seul au monde avec son grand nom sur les bras, la con­science et le cœur.

 

À Paul Ver­laine qui lui demande des infor­ma­tions sur Auguste Vil­liers de l’Isle-Adam pour la rédac­tion de ses Poètes mau­dits, Stéphane Mal­lar­mé répond : … des ren­seigne­ments pré­cis sur ce cher et vieux fugace, je n’en ai pas : son adresse même, je l’ignore ; nos deux mains se retrou­vent l’une dans l’autre, comme desser­rées de la veille, au détour d’une rue, tous les ans, parce qu’il existe un Dieu[19]

 

Vil­liers s’est aboli dans un de ces gour­bis où il écrit, à plat ven­tre sur le sol (pos­ture qui soulage ses maux d’estomac), son chef d’œuvre tou­jours inachevé, com­mencé à la fin des années soix­ante (il en a lu un extrait en juil­let 1870, lors de son sec­ond séjour chez Wag­n­er) : Axël.

 

Con­tre toute attente, en févri­er 1888, Vil­liers de l’Isle-Adam emprunte de l’argent à son « ami » Léon Bloy pour se ren­dre en Bel­gique. Sa pièce L’Évasion[20], drame social en un acte, intéresse le théâtre Molière de Brux­elles. Très embal­lé, rêvant de con­férences, d’amas d’or, de je ne sais quoi, écrit Huys­mans à Jules Destrée[21], il chevauche cette chimère plus ardem­ment encore que les autres, s’il est pos­si­ble.[22]

Comme tou­jours, Vil­liers y croit de tout son cœur. Au Roy­aume de Bel­gique, il en est sûr, on saura recon­naître sa grandeur.

 

“L’en­trée du Christ à Brux­elles” James Ensor (1888)

 

Vil­liers de l’Isle-Adam arrive à Brux­elles le 13 févri­er 1888. L’Évasion est jouée le 16, en mat­inée, précédée d’une causerie de Jules Destrée. Le pub­lic est ent­hou­si­aste. Pour la pre­mière fois de sa vie, Vil­liers est applau­di. Les cri­tiques dra­ma­tiques sont plus réservées, et la pièce n’est pas pro­gram­mée, mais l’auguste est con­fi­ant : sur les ter­res de Léopold II, prince de Saxe-Cobourg-Gotha, et de Marie-Hen­ri­ette de Hab­s­bourg-Lor­raine, archiduchesse d’Autriche et princesse pala­tine de Hon­grie, le comte Vil­liers de l’Isle-Adam espère un mécé­nat roy­al. Il écrit à Marie Dan­tine qu’il n’a pas encore ren­con­tré la reine, mais que Demain tout peut chang­er en beau­coup mieux […] Demain, ce soir, cela peut chang­er[23]. En atten­dant, le cheva­lier à la triste fig­ure n’a plus un sou en poche et doit quit­ter l’hôtel où il était descen­du. L’éditeur belge Edmond Deman l’invite à séjourn­er chez lui. Pour le remerci­er, Vil­liers promet de lui com­pos­er un recueil de ses plus beaux con­tes. Comme d’habitude, l’auteur tardera à livr­er son man­u­scrit et les His­toires sou­veraines (flo­rilège de vingt réc­its) ne paraîtront qu’en 1899, dix ans après sa mort.

 

Le 23 févri­er 1888, Vil­liers donne une con­férence à Brux­elles ; le 28, à Liège ; et le 4 mars, à Gand. Il écrit à Marie : J’ai obtenu quelque chose d’étonnant comme suc­cès — devant des ban­quiers, des bour­geois et bour­geois­es de Gand. 500 per­son­nes en glace, et que je me pique d’avoir fait légère­ment sauter sur leurs fau­teuils de velours rouge. Hélas, les revenus escomp­tés sont bien mai­gres. À peine de quoi acheter un bil­let de retour pour Paris.

 

À peine descen­du du train, Vil­liers de l’Isle-Adam se fâche avec Léon Bloy qui lui reproche de n’avoir pas cou­ru chez lui, sitôt arrivé, afin de lui rem­bours­er, cap­i­tal et intérêts, l’argent prêté. Vil­liers est malade, une mau­vaise bron­chite s’est ajoutée aux maux d’estomac. Il doit s’aliter pen­dant plusieurs mois.

 

Soudain, le 21 sep­tem­bre 1888, Vil­liers de l’Isle-Adam saute dans un train pour aller voir Lord Sal­is­bury, cheva­lier de la Jar­retière, Pre­mier min­istre bri­tan­nique de la reine Vic­to­ria. Le mar­quis de Sal­is­bury passe l’été à Dieppe, il aura la vis­ite du comte Vil­liers de l’Isle-Adam. Que se sont-ils dit ? Le 24 sep­tem­bre, après avoir ren­con­tré briève­ment l’illustre mem­bre de la Cham­bre des Lords, un des hommes les plus rich­es et influ­ents au monde, Vil­liers est de retour à Paris avec une aumône de 35 francs (l’équivalent d’une cen­taine d’euros env­i­ron). Il envoie 10 francs à Léon Bloy — désor­mais surnom­mé l’homme som­bre, bla­fard et haineux —, puis retourne se couch­er pour cor­riger Axël.

 

Tiens-moi bien, que je m’en aille doucement

 

En 1889, la Troisième République fête le cen­te­naire de la Révo­lu­tion française. La tour de Gus­tave Eif­fel (un mon­u­ment que l’on croit éphémère) est l’attraction prin­ci­pale de l’Exposition Uni­verselle qui se tient à Paris du 5 mai au 31 octo­bre. Sur le Champ-de-Mars, les élé­gantes et les élé­gants peu­vent vis­iter un « vil­lage nègre » de qua­tre cents humains exposés comme au zoo dans un pavil­lon dédié à l’Empire colo­nial français. On inau­gure le Moulin Rouge que Toulouse-Lautrec immor­talis­era bien­tôt ; Émile Zola pub­lie La Bête humaine et Hen­ri Berg­son son Essai sur les don­nées immé­di­ates de la con­science.

 

Les amis de Vil­liers de l’Isle-Adam envoient un exem­plaire de L’Ève future[24] à Thomas Edi­son qui séjourne dans la cap­i­tale à l’occasion de l’Exposition. On espère une ren­con­tre entre les deux hommes, qui n’aura pas lieu. Com­ment le sor­ci­er de Men­lo Park aurait-il salué l’auteur d’un roman le met­tant en scène ?

Il me paraît de toute con­ve­nance de prévenir une con­fu­sion pos­si­ble rel­a­tive­ment au prin­ci­pal héros de ce livre, annonce Vil­liers dans un « Avis au lecteur ». Cha­cun sait aujourd’hui qu’un très illus­tre inven­teur améri­cain, M. Edi­son, a décou­vert, depuis une quin­zaine d’années, une quan­tité de choses aus­si étranges qu’ingénieuses ; — entre autres le Télé­phone, le Phono­graphe, le Micro­phone — et ces admirables lam­pes élec­triques répan­dues sur la sur­face du globe […] En Amérique et en Europe une LÉGENDE s’est donc éveil­lée, dans l’imagination de la foule, autour de ce grand citoyen des États-Unis. […] Dès lors, le PERSONNAGE de cette légende, — même du vivant de l’homme qui a su l’inspirer, — n’appartient-il pas à la lit­téra­ture humaine ?

Pour sûr ! répond le lecteur ent­hou­si­aste, ravi de lire cette fable, laque­lle, sous cou­vert de chanter la sci­ence, exalte l’immuable tran­scen­dance. Dieu, comme toute pen­sée, écrit Vil­liers, n’est dans l’Homme que selon l’individu. Nul ne sait où com­mence l’Illusion, ni en quoi con­siste la Réal­ité. Or, Dieu étant la plus sub­lime con­cep­tion pos­si­ble et toute con­cep­tion n’ayant sa réal­ité que selon le vouloir et les yeux intel­lectuels par­ti­c­uliers à chaque vivant, il s’ensuit qu’écarter de ses pen­sées l’idée d’un Dieu ne sig­ni­fie pas autre chose que se décapiter gra­tu­ite­ment l’esprit.

 

Vil­liers de l’Isle-Adam est malade depuis trop longtemps. Cat­ulle Mendes, Joris Karl Huys­mans, Léon Dierx et Stéphane Mal­lar­mé lan­cent une souscrip­tion pour l’aider. Le 12 mars, Mal­lar­mé écrit : Notre pau­vre ami Vil­liers de l’Isle-Adam tra­verse une crise, mal­adie, soucis, d’une durée incer­taine : nous voudri­ons, quelques-uns, la lui adoucir, et je crois que vous sen­tiriez du regret à ne pas en être aver­ti. S’engager à cinq francs fix­es (env­i­ron 15 €), chaque mois, remis ain­si ou par une avance, en bons de poste, dans mes mains, paraît le moyen sim­ple. On com­mencera tout de suite, en mars.[25] Une cinquan­taine d’écrivains se cotisent, par­mi lesquels François Cop­pée, Alexan­dre Dumas fils, José-Maria de Here­dia, Guy de Mau­pas­sant, Cat­ulle Mendès, Sul­ly Prud­homme, Émile Ver­haeren. Mal­lar­mé verse l’argent à Vil­liers en lui faisant croire, ten­dre déli­catesse, qu’il s’agit d’un à‑valoir sur ses futurs droits d’auteur.

 

Le 14 avril 1889, très amaigri, Vil­liers quitte Paris avec Marie, Albert et Totor pour une maison­nette à Nogent-sur-Marne que ses amis ont mis à sa dis­po­si­tion. Stéphane leur rend vis­ite fréquem­ment, mais le con­teur sub­lime se tait le plus sou­vent ; il joue sur un vieux piano rescapé de ses nom­breux démé­nage­ments la musique qui l’aidera à ter­min­er Axël — dont les pages, sans cesse recom­posées, jonchent le parquet.

 

Pre­mière page man­u­scrite de “Axël”, le chef d’œu­vre de Vil­liers de l’Isle-Adam

 

Vil­liers s’affaiblit encore ; rapi­de­ment, il ne peut plus s’alimenter.

 

Le 12 juil­let 1889, Auguste Vil­liers de l’Isle-Adam est admis à la Mai­son des Frères de Saint-Jean-de-Dieu, rue Oudinot. Huys­mans vient le voir tous les jours. Mal­lar­mé n’est pas loin, à Valvins, d’où il peut rejoin­dre Paris au plus vite en cas d’urgence. Car urgence il y a : il faut que Vil­liers recon­naisse Totor. Ses amis, Stéphane en tête, espèrent qu’il con­sen­ti­ra à épouser Marie, anal­phabète, pau­vre et dévouée, avant qu’il ne soit trop tard.

 

Au con­traire de Cat­ulle Mendès, Vil­liers de l’Isle-Adam n’a jamais été un don Juan. Deux amours mal­heureuses dans son ado­les­cence (la pre­mière jeune fille meurt, la sec­onde prend le voile) ; une liai­son douloureuse avec une demi-mondaine pen­dant ses pre­mières années parisi­ennes ; des fiançailles rompues à cause de son grand nom ; un pro­jet de mariage arrangé avec une soi-dis­ant riche héri­tière anglaise qui échoue, et Vil­liers qui écrit, dans L’Ève future : Quoi de plus attris­tant, de plus dis­solvant que l’abominable être qu’on nomme une « femme d’esprit », si ce n’est son vis-à-vis, le beau par­leur ? L’esprit, dans le sens mondain, c’est l’ennemi de l’intelligence. Autant, n’est-ce pas, une femme recueil­lie, croy­ante, un peu bête[26] et mod­este, et qui, avec son mer­veilleux instinct, com­prend le vrai sens d’une parole comme à tra­vers un voile de lumière, autant cette femme est un tré­sor suprême, est la véri­ta­ble com­pagne, autant l’autre est un fléau insociable !

 

À défaut de vivre l’amour suprême, absolu, éter­nel — le seul auquel aspi­rait le comte Auguste Vil­liers de l’Isle-Adam —, Vil­liers aura con­nu la ten­dresse et la bien­veil­lance, au jour le jour, pas à pas, de Marie. Et il nour­ris­sait une véri­ta­ble pas­sion pour Vic­tor, leur fils, dont il s’occupait avec une affec­tion touchante.

 

Vic­tor Philippe Auguste dit Totor, le dernier des Vil­liers de l’Isle-Adam

 

Le 12 août, Vil­liers grif­fonne un doc­u­ment dans lequel il recon­naît Vic­tor Philippe Auguste, né à Paris le 10 jan­vi­er 1881 : Ce 12 août au soir, deux heures du matin, me sen­tant un peu malade et en cas d’accident je donne et lègue mes livres, hélas, le peu que ce peut être à Madame Marie Brégeras qui m’a don­né mon fils Vic­tor que je recon­nais par la présente à la hâte.[27] Le 14, il épouse Marie Brégeras née Dan­tine afin de légitimer le dernier des Vil­liers de l’Isle-Adam. Les témoins se tien­nent de part et d’autre du lit d’hôpital : Mal­lar­mé, Huys­mans, Dierx et Gus­tave de Mal­herbe (fondé de pou­voir de la Mai­son Quan­tin qui pub­liera Axël dans quelques mois).

 

Au moment de sign­er, Marie trace un X sur le reg­istre de l’état civil.

 

Vil­liers de l’Isle-Adam sur son lit de mort, par Franc Lamy (19 août 1889)

 

Le 18 août 1889, à onze heures du soir, Jean Marie Math­ias Philippe Auguste, comte de Vil­liers de l’Isle-Adam, meurt d’un can­cer de l’estomac à l’âge de cinquante ans. Sa dernière phrase est pour Marie : Tiens-moi bien, que je m’en aille douce­ment.

 

Il est très vieux, très beau, l’air un peu rogue et docte, tout à fait un de ses ancêtres[28] écrit Stéphane Mal­lar­mé à Méry Lau­rent. Des couronnes de fleurs envoyées par les Par­nassiens, les Sym­bol­istes, les Déca­dents, envahissent la cham­bre mor­tu­aire. Mal­lar­mé dépose un lys dans le cer­cueil de son ami.

 

Le 21 août, les obsèques sont célébrées en l’église Saint-François-Xavier, dans le 7ème arrondisse­ment de Paris, puis Vil­liers est inhumé au cimetière des Batig­nolles. Plus tard, ses restes seront trans­férés au Père-Lachaise (79ème divi­sion) avec ceux de son fils qui décédera de la tuber­cu­lose le 28 avril 1901, à l’âge de vingt ans.

Nota Bene : Vic­tor de Vil­liers de l’Isle-Adam avait un ami, Mar­cel Longuet, avec lequel il avait fondé une revue dont le nom aurait amusé son père : L’Idée. Mar­cel, qui devien­dra jour­nal­iste, était un petit-fils de Karl Marx. Après le décès de Totor, c’est lui qui, de 1914 à 1931, veillera à la pub­li­ca­tion des œuvres com­plètes de Vil­liers de l’Isle-Adam au Mer­cure de France.

 

 

Au mois de févri­er 1890, Stéphane Mal­lar­mé con­sacre à son ami six soirées en Bel­gique (à Brux­elles, Anvers, Gand, Liège, Bruges) au cours desquelles il prononce sa fameuse con­férence-tombeau — abon­dam­ment citée dans cet arti­cle — qui sera pub­liée la même année par la Librairie de l’Art indépendant.

 

Trois ans plus tard, en 1893, Joris-Karl Huys­mans écrit à Robert du Pon­tavice de Heussey (fils de Hyacinthe et pre­mier biographe de Vil­liers) : J’ai beau­coup aimé Vil­liers et, comme vous, je me trou­ve, cer­tains soirs […] han­té par l’évocation de l’écrivain qui fut, à coup sûr, avec Bar­bey d’Aurevilly, le plus éton­nant causeur de ce temps. Je l’ai con­nu, il y a bien des années, en 1876, à La République des Let­tres, où nous écriv­ions tous les deux […] Puis des fréquen­ta­tions divers­es, des goûts opposés d’existence nous éloignèrent. Après À Rebours, je le retrou­vai. Il venait avec son enfant, le petit Totor, dîn­er le dimanche chez moi. Ce fut, pour ceux qui le virent alors, d’inoubliables fêtes ! Vil­liers si défi­ant, si légitime­ment sur ses gardes aus­sitôt qu’il aperce­vait des gens de let­tres, ne bafouil­lait plus, comme il avait l’habitude de le faire dès qu’il croy­ait s’être trop livré et, se sen­tant au milieu d’amis éprou­vés et d’admirateurs sûrs, à l’abri de tout larcin d’idées et de toute traîtrise, il s’emballait, par­lait de sa vie alors, deve­nait tout à la fois lyrique et réal­iste, ironique et fol. […] Après le repas, il se mit au piano et per­du, hors du monde, chan­ta de sa voix frileuse et fêlée des morceaux de Wag­n­er dans lesquels il immisçait des refrains de caserne, rac­cor­dant le tout par des rires stri­dents, des calem­bredaines toquées, des vers étranges. Au reste, per­son­ne n’eut au même degré que lui la puis­sance d’exhausser la farce, et de la faire jail­lir effarée dans les au-delàs ; il avait un punch tou­jours flam­bant dans la cervelle. Com­bi­en de fois l’ai-je vu, au saut du lit, à peine éveil­lé, ful­gu­rant comme des soirs où, après le café, il nous nar­rait de spé­cieuses anec­dotes, d’inimitables con­tes ![29]

 

En 1896, sept ans après la mort de Vil­liers de l’Isle-Adam, Remy de Gour­mont écrit dans Le Mer­cure de France : Vil­liers fut de son temps au point que tous ses chefs‑d’œuvre sont des rêves solide­ment basés sur la sci­ence et sur la méta­physique mod­ernes, comme L’Ève future, comme Tribu­lat Bon­homet, cette énorme, admirable et trag­ique bouf­fon­ner­ie, où vin­rent con­verg­er, pour en faire la créa­tion peut-être la plus orig­i­nale du siè­cle, tous les dons du rêveur, de l’ironiste et du philosophe. Ce point élu­cidé, on avouera que Vil­liers, être d’une effroy­able com­plex­ité, se prête naturelle­ment à des inter­pré­ta­tions con­tra­dic­toires : il fut tout ; nou­veau Goethe, mais, si moins con­scient, si moins par­fait, plus acéré, plus tortueux, plus mys­térieux, et plus humain, et plus fam­i­li­er. Il est tou­jours par­mi nous et il est en nous, par son œuvre et par l’influence de son œuvre que subis­sent avec joie les meilleurs d’entre les écrivains et les artistes de l’heure actuelle.[30]

 

Tu nous fuis, comme fuit le soleil sous la mer,

Der­rière un rideau lourd de pour­pres léthargiques,

Las d’avoir splen­di seul sur les ombres tragiques

De la terre sans verbe et de l’aveugle éther.

 

Tu pars, âme chré­ti­enne, on m’a dit résignée,

Parce que tu savais que ton Dieu préparait

Une fête enfin claire à ton cœur sans secret,

Une amour toute flamme à ton amour ignée.

 

Nous restons pour encore un peu de temps ici,

Con­ser­vant ta mémoire en notre espoir transi,

Tels des mourants savourent l’huile du Saint-Chrême.

 

Vil­liers, sois envié comme il aurait fallu

Par tes frères impa­tients du jour suprême

Où saluer en toi la gloire d’un élu.[31]

Paul Ver­laine

 

Vil­liers de l’Isle-Adam, aquarelle de Jean-Bap­tiste Guth

 

Stéphane Mal­lar­mé et Joris-Karl Huys­mans ont été désignés par Vil­liers de l’Isle-Adam pour être ses exé­cu­teurs tes­ta­men­taires ; la charge est immense : Axël est resté à l’état d’épreuves.

 

Fin de l’épisode 2

Suite et fin, épisode 3 : Axël


[1] D’où il con­tin­ue d’occuper la fonc­tion de « gérant » d’une feuille mondaine inti­t­ulée Paris-Plaisirs…

[2] Elën, Vil­liers de l’Isle-Adam (Imprimerie Poupart-Davyl, 1865, hors commerce).

[3] Mor­gane, Vil­liers de l’Isle-Adam (Imprimerie Guy­on Fran­cisque, 1866, hors commerce).

[4] La Révolte, Vil­liers de l’Isle-Adam (Alphonse Lemerre, 1870).

[5] Le Nou­veau Monde, Vil­liers de l’Isle-Adam (Richard et Cie, imprimeurs-édi­teurs, 1880).

[6] Dans laque­lle paraît Claire Lenoir et L’Intersigne.

[7] Tel que Vil­liers le définit lui-même dans un « Avis au lecteur ».

[8] Vil­liers de l’Isle-Adam, Stéphane Mal­lar­mé (Librairie de l’Art indépen­dant, 1890).

[9] L’Amour suprême, Vil­liers de l’Isle-Adam (Brun­hoff, 1886).

[10] Tribu­lat Bon­homet, Vil­liers de l’Isle-Adam (Tresse et Stock, 1887).

[11] His­toires inso­lites, Vil­liers de l’Isle-Adam (Quan­tin, 1888).

[12] Nou­veaux con­tes cru­els, Vil­liers de l’Isle-Adam (Librairie illus­trée, 1888).

[13] Vil­liers de l’Isle-Adam, Stéphane Mal­lar­mé, op. cit.

[14] Vil­liers de l’Isle-Adam, ibidem.

[15] Deux augures, In : Con­tes cru­els, Comte de Vil­liers de l’Isle-Adam (Cal­mann-Lévy, 1883).

[16] Le Con­vive des dernières fêtes, In : Con­tes cru­els, op. cit.

[17] L’Appareil pour l’analyse du dernier soupir, In : Con­tes cru­els, op. cit.

[18] À Rebours, Joris Karl Huys­mans (Char­p­en­tier, 1884).

[19] Cor­re­spon­dance com­plète, Stéphane Mal­lar­mé (Gal­li­mard, 1995).

[20] L’Évasion, Vil­liers de l’Isle-Adam (Tresse et Stock, 1891).

[21] Jules Destrée (1863–1936) ; homme poli­tique et écrivain belge ; min­istre des Sci­ences et des Arts, il fon­da l’Académie royale de langue et de lit­téra­ture français­es en 1920.

[22] Let­tres inédites à Jules Destrée, J.-K. Huys­mans (Gus­tave Vanwelkenhuyzen&Droz/Minard, 1967).

[23] Cor­re­spon­dance générale, Vil­liers de l’Isle-Adam (Mer­cure de France, 1962).

[24] Pub­liée en vol­ume chez Brun­hoff en 1886.

[25] Cor­re­spon­dance, Mal­lar­mé, tome III (Gal­li­mard, 1965).

[26] Pour Vil­liers, « bête » n’est pas syn­onyme « d’imbécile ». Il s’agit sim­ple­ment de quelqu’un qui n’a « pas de let­tres », un illet­tré (comme Marie Dantine).

[27] Cor­re­spon­dance générale, Vil­liers de L’Isle-Adam (Mer­cure de France, 1962).

[28] Let­tres à Méry Lau­rent, Stéphane Mal­lar­mé (Gal­li­mard, 1996).

[29] Let­tre de Huys­mans à Pon­tavice de Heussey pub­liée dans le « Sup­plé­ment lit­téraire » du Figaro le 13 mai 1893.

[30] Le livre des masques. Por­traits sym­bol­istes, glos­es et doc­u­ments sur les écrivains d’hier et d’aujourd’hui, Rémy de Gour­mont (Mer­cure de France, 1896).

[31] Son­net élé­gant com­posé en l’honneur de Vil­liers à l’occasion de son décès, Paul Ver­laine (1889).

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