Villiers de l’Isle-Adam — 3 : Axël

Villiers de l’Isle-Adam — 3 : Axël

11 février 2020 4 Par Félicie Dubois

Villiers de l’Isle-Adam
1838–1889

III

 

Le vol­ume qui sort en jan­vi­er 1890 chez Quan­tin, cinq mois après la mort de Vil­liers, est con­sid­éré comme l’édition orig­i­nale ; cepen­dant Axël a paru à divers­es repris­es de façon fragmentée :

– Les 12 octo­bre, 7 et 14 décem­bre 1872, dans La Renais­sance lit­téraire et artis­tique, une revue heb­do­madaire qui donne trois livraisons, dont la ver­sion orig­inelle de la pre­mière par­tie (ultérieure­ment inti­t­ulée « Le Monde religieux »).

– En octo­bre 1882, dans La Vie artis­tique, une revue men­su­elle qui pub­lie la qua­si-total­ité de la troisième par­tie (qui devien­dra « Le Monde occulte »).

– Le 12 juil­let 1884 dans La Vie mil­i­taire, une feuille heb­do­madaire où parais­sent des frag­ments de la future par­tie inti­t­ulée « Le Monde passionnel ».

– De novem­bre 1885 à juin 1886 dans La Jeune France, une revue men­su­elle où sort la pre­mière ver­sion inté­grale découpée en cinq par­ties ; les deux­ième et troisième par­ties cor­re­spon­dent à la future deux­ième par­tie (sic) inti­t­ulée « Le Monde tragique ».

– En avril 1887 dans La Revue indépen­dante, men­su­elle, qui pub­lie une « scène inédite pour Axël » inti­t­ulée Le Droit au silence, laque­lle sera inté­grée au « Monde tragique ».

– Enfin, le 28 juin 1887, le quo­ti­di­en Gil Blas pub­lie un frag­ment dit « L’invitation aux voy­ages » que l’on retrou­ve dans la qua­trième par­tie de l’édition originale.

 

Axël est une œuvre-palimpses­te ; sous le texte défini­tif, la trace des ver­sions suc­ces­sives est vivace. L’auteur ajoute plus qu’il ne retranche, et tant pis si ces ajouts, sou­vent con­tra­dic­toires, l’obligent à tout repren­dre depuis le début.

 

Vil­liers de l’Isle-Adam par Mar­cellin Desboutin

 

Auguste Vil­liers de l’Isle-Adam était con­scient de l’embrouillamini résul­tant des ver­sions suc­ces­sives d’un poème dra­ma­tique plas­tique sans cesse en méta­mor­phose ; c’est pourquoi il avait présen­té Axël en per­son­ne, au cours d’une lec­ture-con­férence boule­vard des Capucines, à Paris, le soir du 28 févri­er 1884.

Vil­liers s’était expliqué devant une salle qua­si vide.

 

Mes­dames, Messieurs,

Je me pro­pose de vous lire quelques pages d’une étude de lit­téra­ture dra­ma­tique où, par excep­tion, il se trou­ve que l’intrigue, les «car­ac­tères», et l’action théâ­trale, ne sont que d’intérêt secondaire.

Ce qui s’y impose comme seul digne de l’attention du spec­ta­teur, ce qui, réelle­ment, est en cause et, au moins à quelques esprits, peut paraître impres­sion­nant, est de toute autre nature que la «pièce» elle-même, laque­lle n’en est que le voile.

C’est assez vous dire que le drame d’Axël n’est nulle­ment écrit pour la scène et que la seule idée de sa représen­ta­tion sem­ble à l’auteur lui-même à peu près inadmissible.

[…] La grande anx­iété humaine devant l’énigme de la vie n’est-elle pas, à tout pren­dre, un sen­ti­ment… comme un autre ?… 

[…] Main­tenant, le crime de penser à des choses pro­fondes serait-il à ce point irrémis­si­ble aux yeux des gens du monde qu’un auteur accusé et con­va­in­cu de lèse-friv­o­lité dût s’excuser, avec hypocrisie, d’avoir ten­té d’incarner, dans une action scénique, une con­cep­tion d’ordre tran­scen­dan­tal ?… — Non – Du moins, je l’espère.

 

Vil­liers lit quelques scènes ; puis il s’interrompt, en suspens.

 

La grande anxiété humaine devant l’énigme de la vie

 

Au lende­main de la mort de leur ami, en août 1889, Joris-Karl Huys­mans et Stéphane Mal­lar­mé retour­nent dans la petite mai­son de Nogent-sur-Marne que Vil­liers de l’Isle-Adam occu­pait avant son hos­pi­tal­i­sa­tion. Ils en rap­por­tent un stère d’épreuves, de papiers, de notes relat­ifs à Axël dont la troisième par­tie est un labyrinthe de cor­rec­tions sur plac­ards[1] qu’ils con­fient au chargé de pou­voir de la mai­son Quan­tin, Gus­tave de Malherbe.

 

Axël paraît à la mi-jan­vi­er 1890. L’œuvre est imprimée en un vol­ume in-octa­vo de 300 pages, sous cou­ver­ture saumon, ven­du 7 francs 50.

Dans un appen­dice, Huys­mans et Mal­lar­mé ont rédigé cette note : Cent qua­tre-vingt-douze pages de ce livre étaient imprimées, lorsque Vil­liers de l’Isle-Adam mou­rut. Il avait encore cor­rigé deux feuilles, remanié la par­tie d’Axël com­prise entre la page 193 et la page 235, mais il ne s’était pas décidé pour­tant à don­ner le bon à tir­er aux édi­teurs. Enfin les soix­ante-dix dernières pages ont été retrou­vées telles quelles en épreuves, à peine relues, com­posées sur le texte autre­fois inséré dans une revue, La Jeune France.

Il con­vient de spé­ci­fi­er main­tenant qu’à divers­es repris­es Vil­liers noti­fia sa ferme réso­lu­tion de mod­i­fi­er toute la fin d’Axël. À sa pro­bité de par­fait artiste, des scrupules de con­science s’ajoutaient ; il jugeait qu’au point de vue catholique son livre n’était pas suff­isam­ment ortho­doxe, et il voulait que la croix inter­vînt dans la scène qui dénoue le drame. Il était dès lors for­cé de repren­dre Axël en sous-œuvre… 

 

Suit ce qu’il est con­venu d’appeler « les ajouts chré­tiens ».[2] L’équivalent de deux feuil­lets env­i­ron que Vil­liers n’aura pas eu le temps d’intégrer à son œuvre (au risque, il le savait, de la désintégrer.)

 

Qu’avait-il écrit qui l’avait tou­jours inquiété, et qui, à la veille de mourir, le terrifiait ?

 

« Le Moine au bord de la mer » de Cas­par David Friedrich (1808)

 

Axël — drame du Renon­ce­ment, évangile de la Mort — se ter­mine par le sui­cide des deux pro­tag­o­nistes prin­ci­paux ; un acte con­damné par l’Église catholique, apos­tolique et romaine ; le pire péché du croy­ant.

 

Ce qui fait pré­cisé­ment le car­ac­tère unique et cap­ti­vant d’Axël, c’est la lutte, con­tre un pes­simisme fonci­er et irré­ductible, d’une pen­sée religieuse qui n’est ni assez faible pour s’effacer, ni assez forte pour s’imposer ; c’est le reflet du douloureux dual­isme qui déchi­ra toute sa vie l’âme d’un poète qui fut en même temps l’un des plus pas­sion­nés penseurs de son temps.[3]

 

« L’Abbaye dans une forêt de chênes » de Cas­par David Friedrich (1810)

 

Remon­tons aux sources de l’Œuvre.

 

Très influ­encé, à ses débuts, par Alfred de Mus­set et Vic­tor Hugo, Vil­liers de l’Isle-Adam s’inscrit dans la tra­di­tion du théâtre roman­tique. Le Roman­tisme est le berceau du Sym­bol­isme ; Vil­liers est né au sein du pre­mier, il s’est épanoui avec le second.

Citons aus­si le Faust de Goethe et les opéras de Wag­n­er, en par­ti­c­uli­er Tannhäuser, Tris­tan et Iseult, L’Anneau du Nibelung (L’Or du Rhin, La Walkyrie, Siegfried et Le Cré­pus­cule des Dieux). Axël est « une œuvre d’art total », selon l’idéal wag­nérien. Vil­liers aurait voulu écrire lui-même la musique de scène, et, sans doute aus­si, incar­n­er le rôle-titre… l’auteur était fasciné par les acteurs, très élo­quent lui-même.

Citons enfin Georg Wil­helm Friedrich Hegel ; à l’instar de Gus­tave Flaubert et de Bar­bey d’Aurevilly, Vil­liers de l’Isle-Adam con­nais­sait par cœur l’Intro­duc­tion à la philoso­phie de Hegel d’Augusto Véra (traduit en français en 1855[4]) à défaut d’avoir lu le philosophe alle­mand « dans le texte » (impéné­tra­ble s’il en est !)

 

Vil­liers a foi en Dieu et en la dialec­tique d’Hegel : thèse, antithèse, syn­thèse. Il conçoit l’Idéalisme hégélien ain­si qu’une hygiène men­tale con­sis­tant à penser « con­tre soi » afin d’atteindre une sorte de réc­on­cil­i­a­tion entre le sin­guli­er et l’universel (l’opposition est à la fois dépassée et con­servée, recrée dans une forme autre).

 

Vil­liers de l’Isle-Adam a rêvé toute sa vie de con­cili­er le Chris­tian­isme (il est croy­ant, sen­ti­men­tale­ment attaché à la reli­gion catholique), l’Occultisme (qui l’a ébloui mais ne l’a pas éclairé) et l’Idéalisme (autrement dit la for­mi­da­ble capac­ité de l’esprit humain à réin­ven­ter le monde en permanence).

 

Argile retra­vail­lée sans cesse par les rires et les rêves de son auteur, Axël est une créa­tion con­tin­ue d’Auguste Vil­liers de l’Isle-Adam lui-même.

 

« L’Arbre soli­taire » de Cas­par David Friedrich (1822)

 

Né en 1838 dans une des plus vieilles familles de France, en Bre­tagne, Jean Marie Math­ias Philippe Auguste, comte de Vil­liers de l’Isle-Adam, est pétri d’un catéchisme antique enseigné aux fidèles dans des Mis­sels romains aux reli­ures de cuir noir ; Homélies, Médi­ta­tions, Imi­ta­tions, Petits Paroissiens et Brévi­aires ; papi­er bible frois­sé dont les pages sont mar­quées par des images pieuses de la Sainte Vierge et du Christ en Gloire ; enlu­min­ures médié­vales de La légende dorée[5] et des Livres d’Heures ; icono­gra­phie mer­veilleuse qui con­fère au catholi­cisme sa grandeur.

 

« La Vierge se jetant sur le corps de son fils » In : Les Grandes Heures de Rohan (1430)

 

Vil­liers était attaché à la reli­gion catholique qu’il cri­ti­quait con­stam­ment, refu­sant de borner son intel­li­gence. Il pre­nait un malin plaisir à inven­ter de nou­veaux blas­phèmes et s’amusait beau­coup des cris d’orfraie poussés par Huys­mans, doc­tri­naire et sen­ten­cieux (comme sou­vent les nou­veaux con­ver­tis), hor­ri­fié par l’hétérodoxie de son ami.

 

Jeune artiste con­va­in­cu de sa voca­tion, arrivé à Paris dans les années 1860, Vil­liers de l’Isle-Adam a respiré l’air du temps — et notam­ment les effluves émanant des traités d’Éliphas Levi, le grand man­i­tou des salons.

 

Éliphas Levi, “La Clef des Grands Mys­tères” (Guy Tré­daniel Édi­teur, ré-édi­tion 1991)

 

On a longtemps con­sid­éré Axël comme une œuvre her­mé­tique majeure. Pour Vic­tor-Émile Michelet, poète ésotérique « mar­tin­iste »[6], Vil­liers de l’Isle-Adam est un des plus purs représen­tants de l’Initiation cel­tique[7]. Une idée reçue que cer­tains groupes de type « iden­ti­taire » brandiront tel un éten­dard pen­dant près d’un siè­cle après la mort de Vil­liers. Il fau­dra atten­dre le milieu des années 1980, et notam­ment la paru­tion des Œuvres com­plètes dans la bib­lio­thèque de La Pléi­ade, en 1986, avec son appareil cri­tique mag­nifique — nous ne remercierons jamais assez Alain Raitt et Pierre-Georges Cas­tex —, pour que cette aura per­ni­cieuse se dissipe.

 

Vil­liers de l’Isle-Adam était curieux, il s’est doc­u­men­té. Il aimait pass­er des heures en bib­lio­thèque pour lire et con­fec­tion­ner des dossiers sur les sujets qui l’intéressaient. L’Auguste con­nais­sait Jacob Boehme[8] et Emmanuel Swe­den­borg[9] ; il a cher­ché Dieu de dif­férentes manières, par­fois dans un esprit « faustien » — tel un défi lancé à sa Foi.

 

Vil­liers de l’Isle-Adam était un pas­sant sidéré par la grande énigme de la Vie. Toute son œuvre en témoigne, et Axël plus encore, unique en son style : hyper lyrique, sonore et musi­cal ; enrichi de mots nou­veaux qui sem­blent avoir tou­jours été par­lés. Axël est une créa­tion de lan­gage telle qu’en rêvait Mallarmé.

 

« L’Île des Morts » d’Arnold Böck­lin (1886)

 

L’occultisme de Vil­liers de l’Isle-Adam est essen­tielle­ment sym­bol­ique ; Mau­rice Maeter­linck, William But­ler Yeats, Paul Claudel et, pour ne citer que les prin­ci­paux, Jorge Luis Borges, en porteront la trace.

 

Le mir­a­cle, c’est que cette tragédie des âmes, qui ne s’adresse qu’à l’intelligence, ait con­servé le don de boule­vers­er les cœurs.[10]

 

Axël

 

L’action se passe […] vers l’an 1828. (Dix ans avant la nais­sance de Vil­liers de l’Isle-Adam.) La pre­mière par­tie, en un monastère de Religieuses-trini­taires, le cloître de Sainte-Apol­lodo­ra, situé sur les con­fins du lit­toral de l’ancienne Flan­dre française. Les trois autres par­ties, dans l’est de l’Allemagne septen­tri­onale, en un très vieux château fort, le burg des mar­graves d’Auërsperg…

 

Les per­son­nages prin­ci­paux sont : Axël d’Auërsperg et Sara de Mau­pers ; l’Abbesse et l’Archidiacre ; le com­man­deur Kas­par d’Auërsperg et Maître Janus.

 

PREMIÈRE PARTIE : LE MONDE RELIGIEUX

 

Nous sommes dans le chœur de la chapelle de Sainte-Appolodora.

Sara de Mau­pers, l’Abbesse, l’Archidiacre, puis Sœur Aloyse sont en scène.

La jeune Sara doit pronon­cer ses vœux cette nuit même, autrement dit elle va « épouser sa Foi » et sor­tir du monde séculi­er. On attend qu’elle renonce à l’agenda humain, mais la nubile reste de marbre.

 

SŒUR ALOYSE, une con­verse, mur­mure à l’oreille de Sara

Sara, sou­viens-toi de nos ros­es, dans l’allée des sépul­tures ! Tu m’es apparue comme une sœur inespérée. Après Dieu, c’est toi. Si tu veux que je meure, je mour­rai. Rap­pelle-toi mon front appuyé sur tes mains pâles, le soir, au tomber du soleil. Je suis incon­solable de t’avoir vue. Hélas ! tu es la bien-aimée !… J’ai la mélan­col­ie de toi. Je n’ai de force que vers toi.

[…]

 

L’ABBESSE, con­fes­sant ce qu’elle pense de Sara à l’Archidiacre

Certes, il faut la sauver ! d’elle-même ! Et, si elle a dans le cœur quelque ivraie infer­nale, la lui déracin­er pour son salut ! — Et tenez, mon père, voyez jusqu’où va la séduc­tive puis­sance de cette jeune fille ! J’avais prié la plus jeune de nos con­vers­es, Sœur Aloyse, qui est un cœur sim­ple et une âme d’ange, de rechercher sa com­pag­nie. […] Qu’est-il arrivé ? une chose inat­ten­due, invraisem­blable. — Le vis­age, l’extraordinaire beauté de made­moi­selle de Mau­pers ont fasciné très pro­fondé­ment Sœur Aloyse : elle en est dev­enue silen­cieuse et comme éblouie.

[…]

 

L’ARCHIDIACRE, devenu pen­sif 

Ténébreuse orphe­line, en effet, que tant de livres devaient ten­ter et séduire !

 

L’ABBESSE

Prenez au sérieux ce que je dis : je la crois douée du don ter­ri­ble, l’Intelligence.

 

L’ARCHIDIACRE, grave

Alors, qu’elle trem­ble, si elle ne devient pas une sainte ! La rêver­ie a per­du tant d’âmes ! — Surtout en une femme, ce don devient plus sou­vent une torche qu’un flam­beau… Allons, qu’elle ne lise plus, jusqu’à ce que sa foi, bien raf­fer­mie, lui éclaire le néant des pages humaines.

[…]

 

L’ARCHIDIACRE, s’adressant à Sara

Oh ! si tu ne com­prends pas encore l’esprit de nos dogmes, si ton argile en frémit, qu’il te soit per­mis de les appro­fondir, puisque Dieu t’a faite si étrange­ment studieuse et per­sévérante, comme si tu étais appelée à devenir pareille aux plus grandes saintes. — Neg­li­gen­ti­ae mihi vide­tur si non stude­mus quod cred­imus intel­ligere[11], dit, avec un grand bon­heur d’expression, saint Anselme. Mais étudie avec humil­ité, et, surtout, d’un cœur tou­jours sim­ple, si tu veux avancer dans la sci­ence de Dieu : — ain­si tu garderas cette dig­nité de l’Espérance, sans laque­lle l’humilité même n’a point de valeur par­faite… et bien­tôt, sans doute, une grâce t’enseignera que l’unique moyen de com­pren­dre, c’est de prier. […] La Foi n’est-elle pas l’unique preuve de toute chose ? Aucune autre, fournie par les sens ou la rai­son, ne sat­is­ferait, tu le sais d’avance, ton esprit. Dès lors, à quoi bon même chercher ?… Croire, n’est-ce pas se pro­jeter en l’objet de sa croy­ance et s’y réalis­er soi-même ? Affirme, comme tu es affir­mée : va, c’est le plus sage !… […] Alors que tu n’étais pas, hier enfin, Dieu crut bien en toi, puisque te voici, toute appelée hors du Nul par la Foi créa­trice ! Rends-Lui donc l’écho de son appel ! À toi de croire en Lui ! À ton tour de Le CRÉER en toi, de tout l’être de ta vie. Tu es ici-bas non pour chercher des «preuves», mais pour témoign­er si, par l’amour et par la foi, tu pès­es le poids du salut. […] Sara ! ton anneau de fiancée brille sur cet autel. J’aime Dieu, cela sig­ni­fie «Dieu m’aime», te dis-je !… Aime donc, et fais ce que tu voudras, ensuite ! s’est écrié saint Augustin.

[…]

 

L’Archidiacre décou­vre le saint-Chrême, l’Abbesse et les nonnes s’agenouillent.

 

L’ARCHIDIACRE, à Sara

Réponds ! acceptes-tu la Lumière, l’Espérance et la Vie ?

 

SARA, d’une voix grave, très dis­tincte et très douce

Non.

 

D’un sim­ple « NON » Sara renonce à la religion.

 

DEUXIÈME PARTIE : LE MONDE TRAGIQUE

 

Nous sommes dans la grande salle d’un château fort médié­val, au crépuscule.

Le Com­man­deur Kas­par d’Auërsperg se moque de son jeune cousin, Axël d’Auërsperg, ermite féru de sci­ences hermétiques.

 

LE COMMANDEUR

Que tu joues au Moyen Âge, — soit ! Ici, c’est fait exprès ; la chose est inno­cente, et non, même, sans quelque grandeur. Mais pouss­er le trav­es­tisse­ment jusqu’à rénover les souf­fleurs du Grand-Œuvre ! à grand ren­fort de cor­nues et de matras à tubu­lures ! rêver l’alliage du mer­cure et du soufre… ah ! je ne puis y croire encore. […] Je m’appelle la vie réelle, entends-tu ? Est-ce donc en se mon­tant l’imagination (et ceci dans des manoirs à créneaux qui n’ont plus le sens com­mun et ne représen­tent, désor­mais, que des curiosités his­toriques tolérées pour la dis­trac­tion des voyageurs), qu’on peut arriv­er à quelque chose de tan­gi­ble et de sta­ble ? Sors de ce tombeau suran­né ! Ton intel­li­gence a besoin d’air. Viens avec moi ! Je te guiderai, là-bas, à la cour, où l’intelligence n’est rien sans l’esprit de con­duite.

 

Finale­ment Axël com­prend que son cousin ne s’intéresse qu’à l’argent (et notam­ment à un tré­sor ances­tral caché). Il le tue.

 

TROISIÈME PARTIE : LE MONDE OCCULTE

 

Maître Janus, père spir­ituel d’Axël, mage entre tous les mages, entre en scène.

 

MAÎTRE JANUS

Qui peut rien con­naître, sinon ce qu’il recon­naît ? Tu crois appren­dre, tu te retrou­ves : l’univers n’est qu’un pré­texte à ce développe­ment de toute con­science. La Loi, c’est l’énergie des êtres ! c’est la Notion vive, libre, sub­stantielle, qui, dans le Sen­si­ble et l’Invisible, émeut, ani­me, immo­bilise ou trans­forme la total­ité des devenirs. — Tout en pal­pite ! — Exis­ter, c’est l’affaiblir ou la ren­forcer en soi-même et se réalis­er, en chaque pul­sa­tion, dans le résul­tat du choix accom­pli. — Tu sors de l’Immémorial. Te voici, incar­né, sous des voiles d’organisme, dans une prison de rap­ports. — Attiré par les Aimants du Désir, attract orig­inel, si tu leur cèdes, tu épais­sis les liens péné­trants qui t’enveloppent. La Sen­sa­tion que ton esprit caresse va chang­er tes nerfs en chaînes de plomb ! Et toute cette vieille Extéri­or­ité, maligne, com­pliquée, inflex­i­ble — qui te guette pour se nour­rir de la voli­tion-vive de ton entité — te sèmera bien­tôt, pous­sière pré­cieuse et con­sciente, en ses chimismes et ses con­tin­gences, avec la main déci­sive de la Mort. La Mort, c’est avoir choisi. C’est l’Impersonnel, c’est le Devenu.

[…]

 

Sache une fois pour tou­jours qu’il n’est d’autre univers pour toi que la con­cep­tion même qui s’en réflé­chit au fond de tes pen­sées […] Et tu en fais par­tie ! — Où ta lim­ite, en lui ? Où la sienne, en toi ?… C’est toi qu’il appellerait l’ «univers» s’il n’était aveu­gle et sans parole ! […] la Vérité n’est, elle-même, qu’une indé­cise con­cep­tion de l’espèce où tu pass­es et qui prête à la Total­ité les formes de son esprit. Si tu veux la pos­séder, crée-la ! comme tout le reste ! Tu n’emporteras, tu ne seras que ta créa­tion. Le monde n’aura jamais, pour toi, d’autre sens que celui que tu lui attribueras. Gran­dis-toi donc, sous ses voiles, en lui con­férant le sens sub­lime de t’en délivrer !

[…]

 

AXËL, per­du dans ses pensées

Au nom de quelle vérité l’Homme pour­rait-il con­damn­er une doc­trine, si ce n’est au nom d’une autre doc­trine, de principes aus­si dis­cuta­bles que ceux de la pre­mière ? Et, autre âge, autres principes. La Sci­ence con­state, mais n’explique pas : c’est la fille aînée des chimères : toutes les chimères sont donc, au même titre que le monde — la plus anci­enne ! — quelque chose de plus que le Néant… (Un silence, puis, brusque­ment) Ah ! que m’importe ! c’est trop som­bre ! je veux vivre ! je veux ne plus savoir ! — L’or est le hasard, voilà le mot de la Terre. — Sphères de l’Élection sacrée, puisque vous aus­si n’êtes jamais que pos­si­bles, adieu !

 

MAÎTRE JANUS

C’est à toi de ren­dre réel ce qui, sans ton vouloir, n’est que pos­si­ble. Acceptes-tu la Lumière, l’Espérance et la Vie ?

 

AXËL, après un grand silence et rel­e­vant la tête

 NON.

 

Axël désavoue l’Occultisme (les sci­ences cachées, réservées aux seuls ini­tiés) ; il renonce au côté obscur de la force.

 

QUATRIÈME PARTIE : LE MONDE SPIRITUEL

 

Où l’on a con­fir­ma­tion qu’Axël d’Auërsperg et Sara de Mau­pers sont bien appar­en­tés. Le bla­son de leurs deux familles présente une Tête-de-mort ailée, la même que celle des faire-part de décès en Bre­tagne, sym­bole de l’élévation spir­ituelle par la mort.

Nous sommes dans la galerie des sépul­tures, sous les cryptes du burg d’Auërsperg. Axël et Sara repoussent la ten­ta­tion de l’or, puis celle de l’amour terrestre.

Infin­i­ment épris l’un de l’autre, les deux âmes sœurs préfèrent en rester là — en cet instant suprême de leur Amour éclos — ou plutôt s’en échap­per immé­di­ate­ment avant le début de la fin.

 

AXËL, lev­ant la coupe de poison

Vieille Terre, je ne bâti­rai pas les palais de mes rêves sur ton sol ingrat : je ne porterai pas de flam­beau, je ne frap­perai pas d’ennemis. Puisse la race humaine, dés­abusée de ses vaines chimères, de ses vains dés­espoirs, et de tous les men­songes qui éblouis­sent les yeux faits pour s’éteindre — ne con­sen­tant plus au jeu de cette morne énigme, — oui, puisse-t-elle finir, en s’enfuyant indif­férente, à notre exem­ple, sans t’adresser même un adieu.

 

Axël et Sara boivent la coupe… les voici gisants, entrelacés, sur le sable de l’allée funéraire.

Cepen­dant, au lieu de faire revenir Maître Janus, comme prévu ini­tiale­ment, Vil­liers de l’Isle-Adam con­clut in extrem­is son poème dra­ma­tique par cette didas­calie qui change le mot de la fin :

 

… on entend, du dehors, les mur­mures éloignés du vent dans le vaste des forêts, les vibra­tions d’éveil de l’espace, la houle des plaines, le bour­don­nement de la VIE[12].

 

©Féli­cieDubois, févri­er 2020


[1] Cor­re­spon­dance, Mal­lar­mé (Gal­li­mard, 1965).

[2] Cf. Œuvres com­plètes, II (pages 1517–1518), Vil­liers de l’Isle-Adam (La Pléi­ade, Gal­li­mard, 1986).

[3] Le Vrai sens d’Axël, Émile Drougard (La Grande Revue, avril 1931).

[4] Une sec­onde édi­tion revue et aug­men­tée a paru en 1864 (Librairie philosophique de Ladrange).

[5] Célèbre « vie des saints » médié­vale com­posée par Jacques de Vor­agine (1228–1298).

[6] Le « mar­tin­isme » (de Louis-Claude de Saint-Mar­tin, 1743–1803) est un ordre maçonnico-mystico-judéo-chrétien.

[7] Vil­liers de l’Isle-Adam, Vic­tor-Émile Michelet (Librairie her­mé­tique, 1910).

[8] Jacob Boehme ou Böhme (1575–1624), philosophe alle­mand (le pre­mier, selon Hegel), héri­ti­er de la mys­tique ger­manique et de la kab­bale juive.

[9] Emmanuel Swe­den­borg (1688–1772) savant et théosophe sué­dois pour qui la tra­di­tion mys­tique est une expéri­ence intime, secrète et sans Église.

[10] Dix­it : Max Daireaux ; romanci­er, poète, jour­nal­iste. Né en 1882 à Buenos Aires (Argen­tine), mort en 1954 à Mon­tigny-sur-Loing (Seine-et-Marne).

[11] « Pour moi, c’est nég­li­gence si nous n’étudions pas ce que nous croyons comprendre. »

[12] C’est moi qui souligne.

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