Jacques Bertoin 1946-2008
Jacques Bertoin
1946-2008
Jacques Bertoin est mort le 8 juillet 2008, à Paris. Il aurait eu 62 ans le 3 septembre suivant. « Celui qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été : désormais ce fait mystérieux et profondément obscur d’avoir vécu est son viatique pour l’éternité. »[1]
IL A ÉTÉ généreux, concerné, consterné, écrivain, éditeur, journaliste, libraire, diplomate, francophone, africain, amoureux, ami, amant, papa, irréductible, irrésistible, irremplaçable.
Sa voix, je crois. C’est sa voix grave au timbre de velours, gaiement désabusée, qui me manque le plus.
1987/1993
L’année où Carlos Fuentes a reçu le prix Miguel de Cervantès, j’interromps un voyage au Mexique pour rentrer à Paris suivre un stage au supplément littéraire du journal Le Monde. Je dévore les livres qui arrivent en Service de Presse et rédige de modestes billets (DL pour Dernières Livraisons) sous l’autorité bienveillante de Patrick Kéchichian. À l’occasion d’un article plus développé que les autres, je rencontre Denis Belloc, auteur d’un premier roman remarquable — Néons —, publié aux éditions Lieu Commun[2]. Denis me présente son amant (Yves Lemoine), son ami (Cyril Collard) et son éditeur : Jacques Bertoin.
Le 18 octobre 1987, Denis Belloc a trente-huit ans. Marguerite Duras lui a consacré deux pages dans Libération : « L’exacte exactitude de Denis Belloc ». Un beau jour, il m’emmène avec lui chez l’oracle de la rue Saint-Benoît. Nous buvons du thé dans une kitchenette en écoutant parler une Marguerite toute fanée dont le rire, qui lui provoque de terribles quintes de toux, est communicatif.
Lundi 2 novembre, j’accompagne Denis Belloc et Jacques Bertoin, directeur des éditions Lieu Commun, à l’enregistrement de ‘strophes (mini Apostrophes diffusé le mardi à 23 h 25 sur Antenne 2). Pivot n’a pas voulu inviter Belloc dans son émission de grande écoute du vendredi soir : son livre est trop « choquant », dit-il.
Denis Belloc publiera son dernier roman en l’an 2000 (Un samedi soir chez Bob, éd. Michel de Maule). Quelques mois après sa mort (le 31 décembre 2013), Mathieu Simonet lui rend hommage dans Le Magazine Littéraire.
Dimanche 24 avril 1988, François Mitterrand arrive en tête devant son premier ministre Jacques Chirac au premier tour des élections présidentielles.
Le 8 mai, le florentin de la République est réélu avec 54 % des voix.
En août, j’achète un répondeur téléphonique à K7.
Mardi 6 septembre, je pars en Espagne écrire l’ultime chapitre de mon premier roman. Jeudi 22, à Grenade, je mets le point final au manuscrit de deux cents pages format A4, corps 12, tapé sur une machine à écrire électronique Canon et corrigé au Tipp-Ex.
Lundi 3 octobre, retour à Paris. Mardi 4, dépôt du manuscrit chez Lieu Commun (37 rue de Turenne). Vendredi 7, coup de téléphone de Jacques Bertoin. Samedi 8, à 12 h 30 : je signe mon premier contrat d’édition les yeux fermés. Pour fêter mon entrée officielle en Littérature, Jacques m’invite à déjeuner à la brasserie Ma Bourgogne, place des Vosges, avec son partenaire Maurice Partouche. J’empoche le chèque à-valoir sur d’hypothétiques droits d’auteur et emménage dans un studio mitoyen du musée Zadkine (100 bis rue d’Assas 75006 Paris).
Le 3 février 1989, John Cassavetes meurt à Los Angeles.
En mars, j’entre à France Inter comme assistante de Jean-Charles Aschero, producteur de l’émission Les choses de la nuit (pièce 6431 bis) réalisée par Alain Poulanges. J’arpente la Maison de la Radio du crépuscule à l’aube.
Lundi 28 août : la sortie en librairie de mon premier roman est reportée, j’apprends que les éditions Lieu Commun n’en ont plus pour longtemps.
Créée à la fin de l’année 1981 par Jacques Bertoin (qui arrivait de La Hune, fameuse librairie du boulevard Saint-Germain), Laurent Kissel (éditeur de Denis Tillinac aux éditions des Autres), ainsi que trois « ex » de Libération — Maurice Partouche, Jean-Luc Allouche et Maren Sell —, la maison a déjà publié une bonne centaine d’ouvrages inédits, traduits ensuite dans plusieurs langues.[3] Néanmoins aucun des cinq camarades ne s’intéresse à la gestion comptable de l’entreprise, ce n’est ni un sujet d’inquiétude ni de conversation.
Vendredi 1er septembre, je quitte Jean-Charles Aschero pour Marcel Jullian dont je deviens l’assistante sur l’émission Écran Total, réalisée par Jean Morzadec. Samedi 9, tournage au Palace de Lunettes noires pour nuits blanches de Thierry Ardisson.
J’enchaîne, en direct du Fouquet’s, avec le Pop Club de José Artur. Le 19, Maria Morena sort enfin en librairie et je n’ai déjà plus d’éditeur.
Dans la nuit du 9 au 10 novembre, le Mur de Berlin s’écroule. Le Mur de Berlin est tombé. Break down the Wall ! — chante Pink Floyd dans mon lecteur-CD.
Vendredi 22 décembre : solstice d’hiver, mort de Samuel Beckett.
L’année où Adolfo Bioy Casares a reçu le prix Miguel de Cervantès, les éditions Lieu Commun n’existent plus.
Jacques Bertoin écrit dans Le Monde daté du 26 janvier 1990, sous le titre Chaque livre est une exception : « Au matin du premier jour, dans le mois d’octobre 1981, il y avait un plateau de bois blanc posé sur deux tréteaux, une machine à écrire, un carnet d’adresses ouvert près d’un téléphone qui ne sonnait pas encore, un local qu’on qualifiait, au gré des humeurs, de cave ou de rez-de-jardin, l’ombre tutélaire des éditions de Minuit dont, par hasard, nous partagions l’immeuble [9 rue Bernard Palissy] un nom — Lieu Commun — que personne n’avait vraiment choisi et qu’il appartenait, dès lors, à tous de justifier, pas le plus petit soupçon de structure financière ou juridique, les vitrines des libraires comme ligne d’horizon, et en guise de crédibilité, la volonté farouchement proclamée par quelques amis de créer une maison d’édition. Plus de huit années et cent vingt-cinq titres publiés plus tard, l’aventure s’achève : licenciée « pour raisons économiques », la totalité de l’équipe a plié bagage… »
Jacques Bertoin se volatilise tandis que son compère, Maurice Partouche, prend la direction des éditions Balland : je le suis tout naturellement au rez-de-chaussée pavé du 33 rue Saint-André-des-Arts.
À France Inter, je quitte Marcel Jullian pour Brigitte Vincent et son émission Salut l’Artiste ! — réalisée par Gilles Davidas.
Fin août, à la veille de la sortie de mon deuxième roman, chez Balland, Jacques Bertoin m’écrit : « Je veux bien être le fataliste qui, dès les premiers mots, croit en un destin d’écrivain, et suis très heureux qu’avec celui-ci, à l’évidence, il se confirme. Ton premier livre avait des qualités. Le second est réussi, adroit sans ficelles, rigoureux sans ennui, douloureux sans emphase. Je suis convaincu que tu te trouves au départ d’une belle aventure et que ton éditeur, mon ami, sera pour toi le meilleur des compagnons. En un mot, j’ai confiance dans ce livre et j’espère tout faire pour te le prouver. Je te félicite et je t’embrasse. »
En 1982, Jacques avait dédié son premier récit — Les Frontaliers (Moïse, Colomb, Marco Polo : errances pour une Terre Promise), publié aux éditions Lieu Commun — à Maurice Partouche : D’ici jusqu’à là-bas, je ne serais pas allé sans lui, l’ami.
Jeudi 6 septembre, Le livre de Boz paraît en librairie. Dans la foulée, Maria Morena sort en poche. Le 27, j’ai rendez-vous chez Balland où Maurice Partouche me présente maître Gérard Voitey (« notaire avec une gueule de notaire », dit-on dans la maison). Contre toute attente, Gérard m’offre une séance de SPA dans un Institut de Beauté afin de me préparer à l’épreuve du « direct-télé » qui m’attend le jour suivant, sur le plateau de Caractères, la nouvelle émission littéraire d’Antenne 2 (animée par Bernard Rapp). Titre de la soirée : « Noir c’est noir ».
Mercredi 7 novembre, 20 h 30 : je participe à La Marche du Siècle de Jean-Marie Cavada, en direct du studio Pottel-Chabaud (avenue Gabriel). Titre de l’émission : « Itinéraires d’enfants abandonnés ». Le 9, à 10 h 48 : je prends le Train des Écrivains qui achemine les invités de Paris-Austerlitz à la Foire du Livre de Brives. Je fais la connaissance de Frédéric Beigbeder. Quelques jours auparavant, celui-ci m’a adressé un bristol très élégant : « Richelieu 76 63 / 22 rue Lavoisier – VIIIème / C’est effrayant : lorsque j’ai lu votre livre, j’ai eu l’impression de l’avoir écrit. Je vous envoie mes mémoires, vous comprendrez ce que je veux dire. J’ai adoré votre roman, tant pis s’il me ressemble ; toute lecture est un miroir, etc. Peut-être à très bientôt : je contacterai votre attachée de presse pour ça (il faut bien qu’elles servent à quelque chose, ces filles mieux payées que nous.) » Le 12, Maurice Partouche est approché par Fabrice Viscaya Garcia qui m’a vue à la télévision et prétend être mon frère biologique. Le jeune homme veut me rencontrer. Le 23, Maurice et sa femme organisent un dîner à cet effet.
BLACK OUT.
En décembre, à mon corps défendant et sur les conseils de Denis Belloc, je passe des essais pour un téléfilm réalisé par Cyril Collard (un épisode du Lyonnais, une série de René Belletto). Effrayée par l’exercice, je me replie en coulisses.
Mercredi 16 janvier 1991 la Guerre du Golfe est déclarée.
Dimanche 3 mars : mort de Serge Gainsbourg. Le 19 je retrouve Jacques Bertoin au 18 rue Dauphine, siège de la nouvelle maison qui porte désormais son nom (tout en restant dans le giron de Balland). Les éditions Jacques Bertoin publieront Hervé Guibert, Edgar Wideman, Abel Gance, notamment.
Au printemps, la chute du bloc soviétique entraîne toute une série de conflits inter-ethniques dans les Balkans et en Afrique.
Le 6 juin, le Tribunal de Commerce de Paris approuve le plan de reprise des éditions Balland & Bertoin par la société COPAGEST d’André Rousselet (intime de François Mitterrand et fondateur de Canal +) qui contrôle le Groupe G7 et dont les activités principales s’exercent dans le secteur du taxi, de l’entreposage et du remorquage portuaire. Monsieur Jean-Jacques Augier ajoute à ses fonctions de Vice-Président de COPAGEST et directeur général du Groupe G7 celle de PDG des éditions Balland.
Maurice est maintenu à l’éditorial sous la coupe d’Augier, Jacques ne semble pas inquiet.
En juillet 1991, je m’envole pour les États-Unis sur les traces de Tennessee Williams.
(Cf. La Série Tennessee Williams)
En septembre, mon troisième roman (Le Blanc d’Espagne) sort aux éditions Balland.
Début 1992, j’abandonne ma machine à écrire Canon pour un Macintosh by Apple et retourne à New York.
Lundi 7 septembre, à Paris, sortie en librairie de Tennessee Williams, l’oiseau sans pattes (Balland, 1992).
Michel Field me reçoit à la première de son émission Le Cercle de Minuit, en direct sur France 2. Je bois du Coca-Cola avec Denis Hopper qui se souvient de James Dean — lequel alors pour moi est à portée de voix.
Le 18 octobre, Bouillon de Culture avec Cyril Collard. Il n’a pas l’air malade et son sourire me serre le cœur.
Lundi 1er février 1993 : « Y’a un bug dans Word 4 » (sic) diagnostique l’informaticien après avoir examiné mon Mac. La disquette de sauvegarde est également contaminée, ça m’apprendra à installer des logiciels piratés : je perds les cent premières pages de mon nouveau manuscrit. Le 8, impossible de me souvenir du code de ma carte de crédit.
Vendredi 5 mars, mort de Cyril Collard d’amour sidanné. Le 6, je fais l’acquisition d’une imprimante à jet d’encre Hewlett Packard. Le 8, 18ème cérémonie des Césars au Théâtre des Champs-Élysées. Les Nuits Fauves de Cyril Collard remporte le César du Premier Film, celui du Film de l’Année ainsi que du Jeune Espoir Féminin pour Romane Bohringer. Vendredi 10 : 100e du Cercle de Minuit au musée des Arts Forains, porte de Gentilly.
Début du génocide des Tutsis au Rwanda.
En septembre, je sors un livre pour les trente ans de la Maison de la Radio : La Cathédrale des Ondes, 116 avenue du Président Kennedy (éditions Plume).
Mardi 5 octobre, je fais la connaissance de mon Amour. Nous vivons 116 rue du Chemin Vert 75011 Paris.
1994/2008
En septembre 1994, Jacques Bertoin publie un récit chez Julliard : Moins Cinq, 189 pages, 89 FF TTC.
« Les mots ne se bornent pas à traduire dans telle langue le bloc de réalité offert à leur commentaire — écrit Jacques. Leur rôle n’est pas seulement d’habiller le paysage en le parant des effets de l’étymologie ou de la syntaxe. Non plus que de plaquer des dialogues sur une distribution de pantins : ils informent bel et bien la chair du monde, donnant vie au Golem en gratifiant la matière […] de ce je-ne-sais-quoi qui permet à l’homme — et à lui seul — de constater l’absence du chaînon le séparant de la moule ou du bœuf. »
Ou encore : « J’étais convaincu que la communion chaleureuse, palpitante, des corps et la dispersion des sensations comme une obole déversée sur l’humanité tout entière détruiraient plus sûrement que des idées ou des doctrines les fondations de cités dont la rue marchande conduit immanquablement à la tristesse des banlieues et au ghetto. Je trouvais là une forme de militantisme acceptable, préférant de loin la subversion des bourgeoises par l’affolement des sens aux collages d’affiches sous la pluie ou aux cassages de gueules devant les usines qui composaient l’ordinaire de la plupart des camarades. Je plaidais donc avec ferveur la cause d’un mouvement amoureux censé métamorphoser la posture des êtres : de classique, dans le couple, en famille, à l’université ou au bureau, elle se courberait, sous les caresses, vers le baroque, ramenant des formes froides et insensibles vers la vie et la joie du partage. »
Samedi 3 décembre, Gérard Voitey — notaire avec une gueule de notaire — se tire une balle de P38 dans la tête au bord d’un étang de la forêt de Chantilly. Dix ans plus tôt, son étude avait été saisie pour régler la succession d’un autre Gérard : Lebovici. Producteur de cinéma et éditeur iconoclaste assassiné dans un parking de l’avenue Foch, le dossier du Roi Lébo (comme le surnommaient ses amis) enfièvre le notaire : Gérard Voitey lance les éditions Quai Voltaire (l’adresse de son étude à Paris) avec l’aide de deux journalistes de Libération (Daniel Rondeau et Patrick Mauriès). Les premiers titres paraissent dont Mémoires d’un nomade de Paul Bowles, ainsi que deux ouvrages de Mohamed Choukri : Jean Genet et Tennessee Williams à Tanger et Paul Bowles, le reclus de Tanger. Dans son élan, Voitey monte une fédération de petits éditeurs – ISOLA — regroupant les éditions Joëlle Losfeld, Clancier-Guénaud et Lieu Commun. Puis, hardi, il rachète en partie les éditions de La Table Ronde. Denis Tillinac témoigne : « Il [Gérard Voitey] avait mangé l’argent des clients de son étude dans ses entreprises éditoriales. S’il ne s’était pas tué le vendredi soir, il filait en prison le lundi matin. Sa mort a permis d’étouffer l’affaire, et la Chambre des notaires a versé au pot pour rembourser les clients lésés. »
Janvier 1995, dépôt de bilan des éditions Quai Voltaire & Cie au Tribunal de Commerce de Paris. Un administrateur judiciaire est nommé qui déclare dans un communiqué : « La mort tragique et soudaine de Gérard Voitey rendait impossible la poursuite de notre activité éditoriale. […] Nous tenons ici à rendre hommage à cet homme libre et passionné qui fut notre ami. » Une période de trois mois est accordée pour trouver un repreneur, faute de quoi la liquidation sera prononcée.
La liquidation est prononcée.
Dimanche 7 mai, Jacques Chirac est élu Président de la République avec 52 % des voix. Lundi 22, je déjeune au Café de Flore avec Bertoin. Cette fois, sa maison d’édition a bel et bien fermé et il n’envisage plus de renouveler l’aventure. L’homo alphabeticus collabore à présent au magazine hebdomadaire Jeune Afrique, très content de renouer avec ses jeunes années de Coopérant affecté en Côte d’Ivoire et tombé fou d’Abidjan. « Une suffocation humide à nulle autre pareille — se souvient Jacques, une senteur indéfinissable ; pour la définir, il aurait fallu s’en extraire et la nommer, quand elle vous avait totalement digéré… Un air pervers, tout de douceur carnivore, qui l’a emporté sur les autres éléments : la terre vénéneuse et gluante, la lumière morte, l’eau qui s’embrase en fines gouttelettes et qui trempe tout, partout. »[4]
À l’automne, mon Amour et moi voyageons en Australie pendant trois mois.
Lundi 8 janvier 1996, mort de François Mitterrand. Jeudi 11, journée de deuil national. Le 14, je surfe pour la première fois sur le World Wide Web.
Dimanche 3 mars, mort de Marguerite Duras. Le 7 ses obsèques ont lieu d’abord à l’église Saint-Germain-des-Prés, pour une bénédiction, puis au cimetière du Montparnasse sous une pluie d’orage.
Jacques Bertoin quitte Jeune Afrique et s’engage dans les services de l’Action culturelle extérieure du ministère des Affaires étrangères en tant que responsable du Bureau des Livres à Rabat. Il fait la connaissance d’Éva, une ravissante jeune femme ; devient papa d’une petite Emma.
Au département des neurosciences de la faculté de médecine de Parme, l’équipe du docteur Rizzolatti découvre les neurones-miroirs (ou « neurones de l’empathie »).
Vendredi 20 décembre, je signe un contrat avec les éditions Flammarion pour mon quatrième roman. Raphaël Sorin m’emmène au café Les Marronniers, dans le Marais, écouter Michel Houellebecq.
Septembre 1997, sortie de L’Hypothèse de l’argile aux éditions Flammarion.
1998, crise mystique. Je suis en pleine confusion.
1999, voyage en Argentine avec mon Amour.
Passage à l’an 2000 en compagnie des Mères de la Place de Mai, à Buenos Aires. En septembre, j’apprends que Jacques a quitté le Maroc. Bertoin est à présent attaché culturel à Vancouver.
En février 2001, je fais la connaissance de Gabrielle Wittkop (Cf. Gabrielle Wittkop)
Au mois de juillet 2001, Bernard Barrault m’adresse un livre qu’il va publier chez Julliard à la rentrée : L’homme de ma vie de Jacques Bertoin. Le récit est dédié À ma mère, à ma sœur, à ma femme, à ma fille, à mon éternelle fiancée et à toutes les autres. « D’entrée de jeu, pour en finir avec cette antibiographie, commençons donc par-là – écrit Jacques. Né à Lyon en 1946, peu après la fin de la guerre. Son père avait alors l’âge d’être grand-père et on avait déconseillé à sa mère de franchir les limites de la fécondité admises à l’époque. Mais comme ils s’en étaient tous deux sortis sans dommage, lui en héros de celle d’avant qui n’eut pas même à coudre l’étoile sur ses décorations grâce aux faux papiers fabriqués à l’évêché, elle cachée avec ses gosses sous les meules de foin d’un hameau de Haute-Loire particulièrement peu fréquenté, tout leur avait paru possible. »
Jacques a treize ans lorsque son père, médecin, meurt en 1959. Il vit dans l’appartement familial, sur les quais du Rhône, avec sa mère et sa sœur Simone (dite Tatou). En 1969, Jacques est diplômé de Sciences Po, à Paris, où il rencontre Claire Tréan (« l’éternelle fiancée ») qui deviendra journaliste au Monde (spécialiste de l’Iran). En 1970, Jacques fait son service militaire dans la Coopération, en Côte d’Ivoire. En 1971, il est brièvement cadre à la direction commerciale d’Airbus. En 1972 : départ au Chili avec Claire.
De retour à Paris, en 1974, Jacques Bertoin devient le Grand Manitou de la librairie La Hune où il accueillera Francis Ponge (muet), Michel Foucault (ricanant), Aragon (toujours accompagné d’une petite troupe d’admirateurs), Claude Lévi-Strauss (si fragile en apparence, mais qui les enterra tous), Ghérasim Luca (po-poète), Jacques Lacan (pressé), Roland Barthes (affable et complice).
En 1978, Jacques Bertoin publie son premier livre : Pigeons (illustré par dix-neuf collages de Erro) aux éditions de la Différence.
En 1979, Jacques Bertoin quitte La Hune, collabore au Monde, travaille brièvement dans une agence de mannequins, et réfléchit avec quelques amis à la création d’une maison d’édition… Le projet est retardé par un terrible accident de moto, en mai 1981, qui le prive définitivement du bras droit (que Jacques préférera garder inerte, en écharpe, plutôt que de faire amputer).
« L’histoire de la modernité, qu’on me pardonne cette pompe – écrit Jacques Bertoin au sujet de ses ambitions éditoriales, aura buté contre une impuissance majeure : celle de ne pas savoir régler son compte à la quantité, soit qu’elle fonde, avec l’hypervitesse des transports et des télécommunications, ou qu’elle s’enfle, sur les courbes toujours plus pleines de la démographie, dans les métropoles et les bibliothèques. Alors que j’en étais encore à chercher mes propres mots, j’entendais le fracas de millions de volumes se déversant sur des foules aveugles. Je résolus donc de me porter à la source du flot, là où Moïse fut emmailloté dans son berceau avant d’être poussé sur le Nil, là où la parole s’écrit, où la pensée s’expose, là où le manuscrit se fait livre. »[5] Mais encore : « Telle la duègne qui, bien qu’elle soit restée vieille fille, ne s’en trouve pas moins chargée d’une ribambelle d’enfants et s’affaire sans relâche pour réprimander un écart, arranger le bouton d’un corsage ou suggérer une fleur dans un bouquet, j’ai bataillé pour ne pas lâcher d’une semelle, pendant dix ans, la troupe indocile d’auteurs à qui m’attachaient des liens autrement plus étroits que ceux d’un contrat de droit… Ensemble, nous avons vécu cette familiarité impudique, riche de confidences et d’enthousiasmes partagés, mais aussi de faiblesses surprises, de défaillances étalées et de malentendus qui donnent du lustre au quotidien d’une maison d’édition. […] Toutes les scènes du Landerneau éditorial ne sont certes pas également chamarrées, mais en ce qui concernait mon établissement, le nécessaire éclectisme attaché à la littérature générale et la réputation de mes amis, qui était de n’avoir pas froid aux yeux, propulsaient dans mon bureau des créatures parfaitement pittoresques. Flatté d’être préféré aux prestigieux aînés qui verrouillaient les jurys, la critique et le commerce, je me devais de les accueillir avec chaleur, avide de déceler aux humeurs de l’une, au désespoir d’une autre ou, pourquoi pas, aux bourgeons de génie d’une troisième ce qui me permettait de les propulser sur la piste à un rang convenable. »[6]
Mardi 11 septembre : un Boeing 767 de l’American Airlines percute la Tour Nord du World Trade Center.
Novembre : intriguée par le mot « autofiction » sur lequel je ne cesse d’achopper dans la presse littéraire, je lis le livre de Serge Doubrovsky – Fils – réédité en Folio chez Gallimard.
Mardi 1er janvier 2002, passage du franc à l’euro.
Samedi 2 août 2003, mon Amour me conduit en Auvergne jusque dans le Cantal avec notre nouvelle 205 Peugeot d’occasion. Le 3 : arrivée à Bombos, lieu-dit à 2 km de Montboudif et 7 km de Condat, au cœur du Cézallier.
Jacques Bertoin publie Joseph Pulitzer, l’homme qui inventa le journalisme moderne aux éditions Jeune Afrique/L’Intelligent.
Mercredi 18 février 2004 : sur France Culture, une émission consacrée à Gérard Lebovici — ombre toxique de Gérard Voitey — m’en apprend de bien belles. Créateur de la structure de diffusion AAA (Acteurs Auteurs Associés) et de l’agence artistique Artmédia, cofondateur des éditions Champ Libre avec Gérard Guégan (trois « Gérard » sinon rien), proche de Guy Debord et éditeur posthume de Jacques Mesrine (Gérard Lebovici envisageait d’adopter sa fille devenue orpheline), le Roi Lébo porte haut sa légende. Jusqu’à son exécution de quatre balles dans la nuque au volant de sa Renault 30 TX dans un parking souterrain de l’avenue Foch (une douille posée sur la lunette arrière signe le contrat).
Jeudi 11 mars, attentat Gare d’Atocha à Madrid : Al-Qaïda tue 200 personnes et en blesse gravement 2000.
En avril, je retourne en estive dans le Cézallier : Bombos / deuxième saison.
Lundi 20 septembre, à 20 heures : projection du film de Frédérique Liebaut — Des mots d’origine (52’) — au Forum des Images. La réalisatrice a invité Jacques Bertoin qui est venu avec sa femme Éva. Vendredi 24, mort de Françoise Sagan à Honfleur. Mercredi 29, rendez-vous avec Jacques au magazine Jeune Afrique (rue d’Auteuil) dont il est à présent le rédacteur en chef.
Le 26 décembre un tsunami en Indonésie tue 200 000 personnes.
Mardi 11 janvier 2005, déjeuner avec Jacques au Village d’Auteuil. Bertoin m’apporte le livre d’Hervé Guibert qu’il a publié quatorze ans auparavant — Vice —, un recueil de textes courts et de photographies. Jeudi 20, expo-vente chez Drouot : important ensemble concernant Henri Michaux.
Mardi 8 février, dîner avec Jacques qui m’offre le Vampire Passif de Ghérasim Luca, réédité aux éditions José Corti. Je lui donne Coda de René Belletto (éd. P.O.L)
Au printemps, départ en estive dans le Cézallier : Bombos / troisième saison.
Mardi 5 juillet, Jacques m’écrit : « J’avais retenu qu’un dispositif complexe et minuté, préliminaire à ton départ, nous interdisait tout projet d’envergure. Et comme je m’en serais voulu de parasiter l’approche du grand moment en perturbant ton programme, je me suis fait une raison de rester discret. À présent que tu es installée, à toi de m’ouvrir la clôture ! » Samedi 9, 11 heures : je rejoins Jacques au Café de la Mairie — 15160 Allanche. Nous partons au hasard en promenade, puis déjeunons au Buron des Estives. Le 10, randonnée dans le Cézallier puis déjeuner Chez Marissou. Le 11, nous téléphonons à Maurice Partouche avec lequel nous discutons longuement.
Jacques apprécie ma retraite en amateur tandis que je l’écoute, émue, me raconter ses premières vacances en duo avec sa fille Emma.
Jeudi 8 septembre, déjeuner avec Jacques au Village d’Auteuil. Il m’offre L’Abécédaire de Gilles Deleuze en coffret DVD. Le 9, nous avons rendez-vous à la DGLFLF (Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France) afin d’organiser un grand festival consacré à la francophonie. Jacques ne cesse de répéter, mine de circonstance et main sur le cœur : « La langue française est ma seule patrie ! »
Février 2006 : dîners chez Jacques rue Léon Delhomme, 1er étage gauche. Mon ami loue deux appartements dans la même impasse : le premier pour Emma et sa mère Éva, le second pour lui. Il s’occupe de « ses filles », comme il dit, avec une tendresse soucieuse qui ne cesse de m’impressionner.
Mercredi 15 mars, Monsieur Jacques Chirac Président de la République [me] prie de bien vouloir assister à la réception qu’il offrira à l’occasion du festival francophone en France, au Palais de l’Élysée.
Mercredi 26 avril : pour mes quarante ans, Jacques m’offre En finir de son amie Sophie Calle (un album black and silver publié aux éditions Actes Sud où j’apprends que « l’odeur de l’argent est composée de 30 % d’Amberlyn Super PM 577, 0,5 % de Basmati Rice AB 8215, 10 % de Castoreum Absolute, 5 % de Dimethyl Hydroquinone, 4,5 % de Dipropylene Glycol, 50 % d’Evernyl. »)
Vendredi 26 mai, mort de Maurice Partouche.
« Né à Oran, en Algérie, le 8 février 1947 — écrit Robert Maggiori dans Libération, auteur du Sud Profond et d’une étude sur Jean-Pierre Faye[7], poète, critique, peintre, il participa au début de Libé et aux éditions Lieu Commun avant de devenir directeur éditorial des éditions Balland. Chaleureux, volubile, capable, même devant les pires difficultés, de trouver force dans la littérature ou la peinture, il plaçait la Méditerranée au centre du monde et l’amitié au-dessus de tout. »
Début juin : départ en estive dans le Cantal — Bombos / quatrième saison.
Février 2007 : dîners avec Jacques rue Delhomme. Je lui offre un kimono bleu outremer tandis qu’il me donne envie de relire tout Melville, et pas seulement Bartleby ; nous partageons notre passion pour Joseph Joubert.
Dimanche 6 mai, second tour des Présidentielles : Nicolas Sarkozy est élu avec 53 % des voix contre 47 % pour Ségolène Royal. Jeudi 10, départ en estive à Bombos / cinquième saison.
Dimanche 30 décembre : journée à Pompierre, dans la Brie, avec Jacques, sa fille Emma, mon Amour et moi.
Mercredi 9 janvier 2008, Roissy CDG Vol Air Canada 0871 pour Montréal Trudeau. Je fais la connaissance de Anne Bertoin, la nièce de Jacques, artiste peintre. Le 30, dîner de retour chez Bicou — un sobriquet que m’a révélé Anne dont je m’empresse d’affubler mon ami.
À partir du 24 février : mission « Fondation Chirac »[8] auprès de Bicou que je vois tous les jours.
Lundi 7 avril, première visite de La Maison de Normandie avec mon Amour. Samedi 26, signature d’une « promesse de vente » à Pont l’Évêque, puis nuit au Grand Hôtel de Cabourg avec vue sur la mer pour mon anniversaire. Le 27, je casse un miroir de voyage (sept ans de malheur). Le 28, début de mon traitement à la paroxétine.
Vendredi 6 juin, Bicou m’invite à déjeuner dans une brasserie du Quinzième. Je lui offre un porte-clés (où pend une mouette en plastique) pour y accrocher le double du trousseau de La Maison de Normandie. Lundi 9 : lancement officiel de la Fondation Chirac au musée du Quai Branly avec Jacques et tous les amoureux de la francophonie.
Je bombarde mon ami de photos de La Maison de Normandie ; Jacques projette de venir y terminer le nouvel ouvrage qu’il est en train d’écrire avec Malek Chebel.
« L’idée que tu ailles t’installer là-bas me plaît, m’a écrit Jacques dans son dernier message. Ce n’est pas loin, c’est une région familière où je serai heureux d’avoir chez vous un point d’ancrage. Je m’imagine déjà dans « ma » chambre, ravi d’emblée – moins angoissé que l’ami Marcel arrivant au Grand Hôtel de Balbec ! »
Mardi 8 juillet, 19 h 30, coup de téléphone de Claire, l’éternelle fiancée : « J’ai une très mauvaise nouvelle à t’annoncer… Jacques a fait un arrêt cardiaque, chez lui, hier après-midi. Il n’avait pas cessé de vivre… » — a-t-elle simplement ajouté. Dans mon agenda, au vendredi suivant, j’ai barré déjeuner avec Jacques pour coller un avis de décès découpé dans Le Monde :
Sa famille, Ses amis, ont la tristesse de vous faire part de la mort de Jacques Bertoin. Les obsèques auront lieu au cimetière du Montparnasse, le vendredi 11 juillet 2008. On se réunira à 14 h 15, à l’entrée principale.
Emma nous a accueillis les uns après les autres comme autant de visages de son père, c’est Éva qui l’a dit. Certains ont prié. Le soleil et la pluie s’en sont mêlés jusqu’à former un kaléidoscope de couleurs reliant le ciel à la terre : 26e division au fond à droite face au mur de pierres.
©Félicie Dubois, décembre 2019
[1] Vladimir Jankélévitch (1983).
[2] Réédité en 2017 aux éditions du Chemin de fer.
[3] Parmi lesquels Un Manteau de Rêve, Plan B, Faut être nègre pour faire ça et Un joli coup de lune de Chester Himes ; Néons, Suzanne et Képas de Denis Belloc ; Le livre des séductions suivi de Dix Aphorismes sur l’amour et L’Esprit du sérail, mythes et pratiques sexuelles au Maghreb de Malek Chebel ; Les Enfants-Modèles de Paul Thorez ; Les Corbeaux d’Alep de Marie Seurat ; etc.
[4] Extrait d’un texte intitulé La mémoire de l’air, Jacques Bertoin, mai 2008, inédit.
[5] Moins cinq, Jacques Bertoin (éd. Julliard, 1994).
[6] Moins cinq, op.cit.
[7] Le Sud Profond, Maurice Partouche (éd. des Autres, 1979) ; Jean-Pierre Faye, Maurice Partouche (coll. Poètes d’Aujourd’hui, éd. Seghers, 1980).
[8] La Fondation Chirac (à ne pas confondre avec la Fondation Jacques Chirac, en Corrèze) est une organisation humanitaire « au service de la paix ». Ses champs d’action prioritaires sont : l’accès à l’eau et à l’assainissement ; l’accès aux médicaments et à la santé ; la lutte contre la déforestation et la désertification ; la défense de la diversité culturelle et linguistique.
Tellement émouvant !
Mais quelle histoire bouleversante et si belle… Ta vie est à elle seule un roman, Félicie. Et tu as eu l’immense chance de rencontrer des êtres d’exception. Merci pour ce partage unique. ❤️
Comme un passage de témoin, le partage prolonge la rencontre, chère Roffi…
Je viens de lire par hasard ces lignes dans lesquelles vous évoquez, avec tant de justesse et d’émotion, l’histoire de « Lieu commun » et celle de Jacques, Claire, Maurice, Laurent…
J’ai aussi partagé un moment de ces vies entre 1983 et 1988 avec 4 livres publiés dans cette maison d’édition.
Merci encore d’avoir remué tant de souvenirs avec autant de chaleur.
Yves
Quelle belle personne. Merci Félicie de nous l’avoir fait rencontrer a travers ce beau texte ou s’entrelacent ton parcours et le sien
Pourquoi ai-je pensé cette nuit à Jacques ?… rencontré par Jean-Pierre Thieck (ami de Michel Seurat et bien sur Marie ) journaliste au Monde avec Claire….. revu en 2000 à Rabat où j’étais venu travailler…. un être exceptionnel…. dont je méconnaissais le décés…. je suis ému …. et vous remercie pour ce récit qui est un trés bel hommage.
… je suis émue moi aussi parce que c’est exactement pour ça – un lien, des souvenirs & vice-versa – que j’écris ce blog …
Felicie comme il n’y a pas un jour qui passe vide de lui…C’est la perte …que de mots mais lui c’était la vie…Carlo
Jacques, Bicou, avait une autre sœur, « Kaky », ma mère. Pourquoi n’en a-t-il pas fait mention, alors qu’elle l’avait quasiment élevé et qu’elle lui vouait un amour maternel (ils avaient 15 ans de différence) ? Mystère. Tous sont maintenant partis. J’aurais voulu lui poser la question. J’avais tant aimé ses livres.