Jane Bowles — 2 : J’ai peut-être dit tout ce que j’avais à dire

Jane Bowles — 2 : J’ai peut-être dit tout ce que j’avais à dire

12 novembre 2019 6 Par Félicie Dubois

Jane Bowles
1917–1973

II

 

À la fin de l’automne 1949, les Bowles embar­quent sur le paque­bot Koutoubia en route pour Mar­seille avec David Her­bert.[1] La folle équipe remonte la val­lée du Rhône jusqu’à Paris. Après un aller/retour en Angleterre, Paul s’envole pour l’Inde et Cey­lan.[2]

Par­al­lèle­ment à sa car­rière de com­pos­i­teur, Paul Bowles est devenu un écrivain à la mode. Son pre­mier roman, Un thé au Sahara[3], a rem­porté un vif suc­cès. Jane devient la femme de… « Que le tal­ent — sex­ué au mas­culin — passe avant le génie — sex­ué au féminin —, qui s’en étonne enfin ? » com­mente Michèle Causse.

Paul n’a jamais caché qu’il s’était inspiré de Jane et lui pour com­pos­er les per­son­nages de Kather­ine (Kit) et Porter (Port) Mores­by. Par con­séquent, inévitable­ment, Jane s’identifie à Kit… et que lit-elle ? L’histoire d’un cou­ple qui se perd dans le désert : il meurt, elle devient folle. Lui en cher­chant un lieu où les « hor­reurs de la moder­nité » n’auraient pas encore gag­né, elle en le suiv­ant comme elle aurait suivi n’importe quel étranger ami­cal qui le lui aurait proposé.

La cita­tion de Kaf­ka, mise en exer­gue de la troisième par­tie de l’ouvrage, n’en fini­ra plus de la tour­menter : « Au delà d’un cer­tain point on ne peut plus revenir en arrière. C’est ce point qu’il faut atteindre. »

Jane lit le roman de Paul comme une prophétie.

 

Jane et Paul Bowles, “Let­tres 1946–1970” (éd. Hachette Lit­téra­ture, tra­duc­tion d’Élis­a­beth Peel­laert, pré­face de Michel Bul­teau, 2005)

 

À Paris, Jane Bowles s’installe à l’hôtel de l’Université où elle retrou­ve un ami : Tru­man Capote. Elle sort toutes les nuits (notam­ment au Mon­o­cle, célèbre boîte les­bi­enne), ren­con­tre Alice Tok­las (la veuve de Gertrude Stein), et tra­vaille à un nou­veau roman : Out in the world. « Je sens le besoin de jus­ti­fi­er mes actions et je suis cer­taine que je con­tin­uerai à éprou­ver ce besoin aus­si longtemps que la méta­mor­phose tant souhaitée n’aura pas lieu », con­fesse Emmy Moore, l’héroïne écrivaine inca­pable d’écrire. Comme son per­son­nage, Jane cul­pa­bilise de ne pas réus­sir à créer en red­outant d’être capa­ble de le faire. « J’ai peut-être dit tout ce que j’avais à dire »[4] con­fie-t-elle à Paul, dés­espérée, avant de lui racon­ter gaiement sa soirée de la veille au Monocle.

Dans ses Mémoires[5], Paul Bowles témoigne de la voca­tion pour le moins sin­gulière de sa femme : « Elle voulait pou­voir dire qu’elle avait tout fait toute seule. Elle ne voulait pas utilis­er le marteau et les clous qui étaient à sa dis­po­si­tion. Il fal­lait qu’elle fasse elle-même le marteau et les clous. C’était un mélange d’égotisme géant et de pro­fonde modestie. »

Dans sa lit­téra­ture, aucun lieu com­mun. Jane n’écrit pas avec les mots qui exis­tent déjà, elle les réin­vente, un à un, chaque fois. Jane a une con­nais­sance empirique des mots qu’elle emploie. En témoigne ce que nous appellerons « la parabole du pont ».

Jane et Paul Bowles sont cha­cun dans leur cham­bre — deux pièces com­mu­ni­cantes, mais séparées — en train de tra­vailler. Jane ne cesse d’interrompre Paul en lui posant des ques­tions sur la façon dont on con­stru­it un pont.

«  Bup­ple ![6] Qu’est-ce qu’un encorbellement ?

— Tu n’as qu’à chercher dans le dictionnaire.

— Je n’ai pas le temps ! Fais-le, toi. »

Et Paul d’interrompre sa besogne pour feuil­leter dif­férents usuels afin de don­ner une réponse sat­is­faisante à sa femme, laque­lle le sol­licite encore :

«  Bup­ple ! Peut-on dire d’un pont qu’il a des contre-boutants ? »

Quelques jours plus tard, Paul se rend compte que Jane n’a tou­jours pas franchi le pont en question.

« Mais pourquoi n’admets-tu pas que l’ouvrage est là, sim­ple­ment ? Il te suf­fit de le tra­vers­er pour con­tin­uer à racon­ter ton histoire.

— Si j’ignore com­ment il a été con­stru­it, je ne parviens pas à l’imaginer. Et si je ne peux pas l’imaginer, il m’est impos­si­ble de le traverser. »

 

Sa maison d’été

 

De 1950 à 1953, Jane Bowles ne cesse de faire des allers/retours entre Paris, New York, et Tanger dans l’espoir de trou­ver un édi­teur pour son sec­ond roman Out in the World et un pro­duc­teur pour sa pièce, In the Sum­mer House.[7]

Sa mai­son d’été racon­te une année de la vie d’une mère et sa fille qui se mari­ent le même jour exacte­ment pour échap­per l’une à l’autre. Le car­ac­tère à la fois pathé­tique, comique et absurde des per­son­nages inter­loque, embar­rasse. Peu de gens appré­cient cet humour indi­ci­ble, lunaire, ter­ri­ble qui fait cepen­dant le délice des amateurs…

Dans la nou­velle Une idylle au Guatemala[8], par exem­ple, Jane Bowles s’attarde sur les non-dits, les paroles anodines chargées de tous les secrets — enfouis, inac­ces­si­bles. Elle écrit les silences, entre deux banal­ités ; les réti­cences, entre deux aveux avortés.

À l’aube, après avoir fait l’amour avec un étranger de pas­sage (un voyageur de com­merce améri­cain), la seño­ra Ramirez ren­tre dans sa cham­bre d’hôtel où dort son enfant. « Elle était trop heureuse pour aller se couch­er tout de suite et elle se dirigea vers la com­mode, d’où elle sor­tit une petite Sainte Vierge en sucre ras­sis qu’elle partagea en trois. Elle s’approcha de Con­sue­lo et la sec­oua avec force. Con­sue­lo ouvrit les yeux, au bout d’un cer­tain temps, elle deman­da à sa mère d’un ton maus­sade, ce qu’elle voulait. La seño­ra Ramirez four­ra le bon­bon dans la bouche de sa fille. – Mange, ma chérie, dit-elle. C’est la petite Vierge qui était dans la commode. »

Sa mai­son d’été est présen­tée pour la toute pre­mière fois du 19 au 23 mai 1953 au théâtre de l’Université du Michi­gan, à Ann Arbor. Ten­nessee Williams assiste à la Pre­mière, il écrit : « C’est l’une de ces rares pièces qui ne sont pas mis­es à l’épreuve du théâtre mais qui met­tent le théâtre à l’épreuve. » (Cf. La Série Ten­nessee Williams)

Le pub­lic boude, les cri­tiques attaque­nt. « La pièce n’a ni fin ni solu­tion » rétorque Jane à ses détracteurs. Elle est reprise au Play­house de Broad­way le 29 décem­bre 1953 et s’arrête le 12 févri­er 1954, après six semaines à peine de représentations.

En France, Sa mai­son d’été a été créé au Théâtre nation­al de la Colline, du 9 mars au 16 avril 1995, par Robert Cantarel­la, dans une tra­duc­tion d’Évelyne Pieiller, avec Flo­rence Gior­get­ti dans le rôle de Gertrude East­man Cuevas, Maïa Simon dans le rôle de Mrs Con­sta­ble et Judith Hen­ry dans celui de Mol­ly. Une merveille.

 

Isolement complet, isolement complet

 

En novem­bre 1955, le roi Mohammed V s’installe sur le trône du Maroc.

Le 2 mars 1956, le pays recou­vre son indépendance.

La plu­part des étrangers quit­tent la Cité du Détroit, Jane et Paul Bowles sont tou­jours là.

À Tanger, les Bowles vivent dans deux apparte­ments séparés situés dans le même immeu­ble (d’abord au San Fran­cis­co puis à l’Itesa). Paul voy­age sans arrêt. Jane passe la plu­part de son temps avec Chéri­fa et ses amis maro­cains.[9]

 

Entrée de l’im­meu­ble Ite­sa à Tanger où Jane et Paul Bowles vécurent dans deux apparte­ments séparés. Sur la plaque com­mé­mora­tive, seul le nom de Paul est indiqué… ©Féli­cieDubois

 

Le 22 févri­er 1957, Jane Bowles fête ses quar­ante ans avec David Her­bert (Paul est à Cey­lan). Le jeu­di 4 avril, pen­dant le Ramadan, après avoir jeûné toute la journée sur les recom­man­da­tions de Chéri­fa, Jane con­somme du Majoun (con­fi­ture de hasch) et vide une bouteille de cognac. Au matin, son amie la trou­ve par terre, inca­pable de par­ler ni de voir clair.

Attaque cérébrale.

Paul l’emmène con­sul­ter un neu­ro­logue à Lon­dres, Jane refuse d’être hospitalisée.

« Je crois que Dieu me punit de ne pas avoir écrit» — répond-t-elle à toutes les ques­tions qu’on lui pose.

Jane ren­tre à Tanger. Un mois plus tard, son état a empiré. Paul la ren­voie à Lon­dres. Elle est admise à l’hôpital Rad­cliffe d’Oxford puis trans­férée à Saint Andrew, une clin­ique psy­chi­a­trique proche de Northampton.

Élec­tro­chocs.

De retour à Tanger, Paul Bowles écrit à une amie : « Elle ne fait pas un seul pas si on ne la prend pas par le bras, et son pas est alors incer­tain, som­nam­bulique. Et de temps à autre elle mar­monne, per­due en elle-même : isole­ment com­plet, isole­ment com­plet. »[10]

AMOBARBITAL … VERONAL … MEDINAL …

En avril 1958, un an après son AVC, Jane Bowles retourne à New York. Ten­nessee Williams l’héberge dans son apparte­ment. Jane écrit à Paul, resté à Tanger, des let­tres dont elle espère qu’il parvien­dra à «  reecon­stru­ite le sense » (sic).

Aphasie.

« Je dois écrire mais je ne peux pas écrire », dis­ait-elle. À présent, tout le monde la croit.

En août, Paul la fait intern­er au cen­tre psy­chi­a­trique de Cor­nell, à White Plains (New York).

DILANTIN … SERPASIL …

En décem­bre 58, Paul ramène Jane à Tanger. Elle est à moitié aveu­gle et ne peut plus lire ni écrire.

Il lui reste une quin­zaine d’années à vivre.

 

Escalier de l’im­meu­ble Ite­sa, Tanger, Maroc ; Jane avait la pho­bie des ascenseurs qu’elle ne pre­nait jamais ©Féli­cieDubois

 

En jan­vi­er 1965, Deux dames sérieuses est pub­lié en Angleterre par l’éditeur Peter Owen. Vingt-deux ans après l’édition améri­caine du pre­mier roman de Jane Bowles, les cri­tiques bri­tan­niques sont excel­lentes, le texte est traduit en plusieurs langues. Tru­man Capote écrit : « Le seul reproche que je puisse adress­er à Mrs Bowles est de pub­li­er trop rarement. On aimerait savour­er plus sou­vent son étrange, sub­tile et spir­ituelle per­spi­cac­ité. Elle compte de toute évi­dence par­mi nos prosa­teurs les plus orig­in­aux. »[11]

Peter Owen demande à Jane de lui envoy­er d’autres textes mais celle-ci lui répond qu’elle n’en a con­servé aucun. Paul finit par en regrouper sept qui parais­sent en vol­ume et à Lon­dres sous le titre Plain plea­sures.[12]

Au print­emps 1966, Jane apprend qu’un édi­teur new-yorkais va pub­li­er son roman, sa pièce de théâtre et ses nou­velles en un seul vol­ume : The Col­lect­ed Works of Jane Bowles. Car­son McCullers lui écrit : « Ton style curieux, oblique et spir­ituel, a tou­jours fait mes délices. »

Il est trop tard. Pour sur­vivre à l’échec ini­tial, sans cesse renou­velé, Jane Bowles s’est débar­rassée d’elle-même : l’écrivain n’écrit plus.

L’année de ses cinquante ans, en 1967, sur les con­seils du doc­teur Mar­il­li­er-Roux, une homéopathe qui la suit depuis sa pre­mière attaque, Jane Bowles est internée dans une clin­ique psy­chi­a­trique de Malaga.

Jane ne par­le presque plus, elle chan­tonne une « chan­son par­lée » de Mar­i­anne Oswald (avec qui elle a entretenu une liai­son à la fin des années 30, à New York) : « Monte-Car­lo, Monte-Car­lo, j’ai fini ma journée… je veux dormir, au fond de l’eau, de la Méditer­ranée… [13]»

Au lende­main d’une nou­velle série d’électrochocs, Paul ramène Jane à Tanger. Ils se réin­stal­lent tous deux dans l’immeuble Ite­sa, cha­cun dans son apparte­ment. Mohamed Mra­bet (que Jane a ren­con­tré au début des années 60) s’occupe d’elle quotidiennement.

 

Jane Bowles a lais­sé peu de traces : quelques pho­togra­phies, pas de film, aucun enreg­istrement de sa voix. Un seul témoin intime de son exis­tence était encore de ce monde en 2011 : MOHAMED MRABET. Je l’ai filmé chez lui, à Tanger ©Féli­cieDubois

 

Soudain, à la fin de l’année 67, Jane va s’installer avec Chéri­fa à l’hôtel Atlas, au coin de l’avenue Prince-Héri­ti­er et de la rue Mous­sa-Ibn-Nous­sair, dans la Ville Nou­velle. C’est l’époque des frasques XXL. Jane Bowles dis­tribue le peu d’argent qu’elle reçoit de la Société des Auteurs à de jeunes hip­pies améri­cains attirés au Maroc par le kif.

Au print­emps 1968, Jane retourne à la Clin­i­ca de Reposo Los Ange­les de Mala­ga. « Je n’ai pas envie d’écrire parce qu’il y a trop de choses à dire » — dit-elle.

Fin 1969, ultime retour à Tanger. Jane passe ses journées couchée sur le sol de son apparte­ment à sup­pli­er qu’on lui donne à boire. Ain­si que l’écrit Michèle Causse, Jane Bowles est « le stig­mate ambu­lant du manque de l’écriture, du manque rela­tion­nel, du manque tout court. » Impuis­sant, Paul la ramène à Malaga.

TROFANIL … EPANUTIN … SECONAL … PHENOBARBITAL … NARCOVENOL …

Au print­emps 1970, Jane Bowles subit une nou­velle attaque cérébrale. À l’automne suiv­ant, elle se con­ver­tit au catholi­cisme. Quand Paul vient la voir en octo­bre, Jane est totale­ment aveugle.

Le 4 mai 1973, Jane Auer Bowles perd le monde dans sa totalité.

Paul Bowles a refusé que sa femme soit inhumée en chré­ti­enne, con­va­in­cu que sa con­ver­sion au catholi­cisme lui avait été imposée par les religieuses qui la soignaient. Par con­séquent, le corps de Jane est enter­ré à la va-vite au cimetière San Miguel de Mala­ga sous le numéro 453‑F.

Grâce à l’intervention d’une lec­trice espag­nole, la tombe de Jane Bowles sera entretenue vaille que vaille jusqu’à ce que, le 5 avril 2010, une stèle en hom­mage à l’écrivaine améri­caine soit inau­gurée au cimetière San Miguel.

 

Cimetière San Miguel de Mala­ga, Andalu­cia, España ©Féli­cieDubois

 

Cinq ans plus tard, je viens y dépos­er mon offrande :

 

 

©Féli­cieDubois, novem­bre 2019


[1] David Alexan­der Regi­nald Her­bert (1908–1995), sec­ond fils du comte de Pem­broke, que son ami l’écrivain bri­tan­nique Ian Flem­ing (créa­teur de James Bond) surnom­mait « La Reine de Tanger ».

[2] Cf. Une his­toire de Jane Bowles, op. cit.

[3] The Shel­ter­ing Sky, traduit en français par Hen­ri Robil­lot et Simone Mar­tin-Chauffi­er (éd. Gal­li­mard, 1952) ; réédité en 1980 dans la col­lec­tion « L’Imaginaire ».

[4] Jane & Paul Bowles. Let­tres (1946–1970), paru en 2005 aux édi­tions Hachette Lit­téra­tures sous la direc­tion de Michel Bul­teau, dans une tra­duc­tion d’Élisabeth Peellaert.

[5] With­out Stop­ping, Paul Bowles (1972) ; traduit en français par Marc Gibot sous le titre Mémoires d’un nomade (Quai Voltaire, 1989).

[6] Surnom de Paul qui, en retour, appelait Jane « Tere­sa ». Cf. Une his­toire de Jane Bowles, op. cit.

[7] Traduit en français par Éve­lyne Pieiller sous le titre Sa mai­son d’été (éd. Chris­t­ian Bour­go­is, coll. « Titres », 2011).

[8] In : Plaisirs pais­i­bles, op. cit.

[9] Cf. Une his­toire de Jane Bowles, op. cit.

[10] In : Jane Bowles, une femme accom­pa­g­née, op. cit.

[11] Too Brief a Treat, Tru­man Capote (Ran­dom House, 2004) ; traduit par Jacques Tournier sous le titre Un plaisir trop bref (éd. 10/18, 2007).

[12] Plaisirs pais­i­bles, op. cit. Out­re la nou­velle éponyme, le recueil com­prend : Tout est bon, Une idylle au Guatemala, Camp Cataract, Une journée en plein air, Querelles de sœurs, Un bâton de sucre d’orge vert.

[13] La Dame de Monte-Car­lo, écrite pour Mar­i­anne Oswald par Jean Cocteau en 1936.

 

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