Jane Bowles — 1 : Je suis écrivain et je veux écrire

Jane Bowles — 1 : Je suis écrivain et je veux écrire

5 novembre 2019 5 Par Félicie Dubois

Jane Bowles
1917–1973

I

 

Jane Bowles a quit­té notre monde le 4 mai 1973 à l’âge de cinquante-six ans. Elle a été enter­rée anonymement sous le numéro 453‑F au cimetière San Miguel de Mala­ga, Andalu­cia, España.

Vingt-trois ans plus tard, en 1996, une lec­trice espag­nole est choquée d’apprendre que les restes mor­tu­aires de l’écrivaine améri­caine vont être jetés dans une fos­se com­mune. Alertée à mon tour, je con­tacte le cri­tique lit­téraire Patrick Kéchichi­an. Celui-ci fait paraître deux brèves dans Le Monde des Livres, à une semaine d’intervalle, en préam­bule à une éventuelle péti­tion. J’essaie de mobilis­er quelques amis, mais cour­ri­ers et coups de télé­phone ne provo­quent pas la mobil­i­sa­tion escomp­tée. Jane Bowles, la femme de Paul Bowles ? — s’étonne-t-on dans le Lan­derneau lit­téraire parisien. Non : Jane Bowles, « la plus grande prosatrice des Let­tres améri­caines mod­ernes » — dix­it Ten­nessee Williams.

« Lutin génial, elfe rieur, joyeux, tor­turé », selon Tru­man Capote, Jane Bowles était un être fon­da­men­tale­ment orig­i­nal. Détours con­tin­uels, con­tra­dic­tions per­ma­nentes, son style est à la mesure de son génie : exces­sif du bout des doigts, fru­gale et insa­tiable à la fois.

 

Je suis écrivain et je veux écrire

 

Jane Auer est née à New York le 22 févri­er 1917 au sein d’une famille bour­geoise d’origine juive hon­groise. Elle a gran­di à Wood­mere, Long Island. Enfant unique, son père meurt l’année de ses treize ans. Deux ans plus tard, en 1932, sa mère l’envoie dans un sana­to­ri­um à Leysin, dans les Alpes vau­dois­es, pour soign­er une tuber­cu­lose du genou droit.[1]

Jane passe deux ans en Suisse. Elle apprend le français, décou­vre la lit­téra­ture de Gide, Proust, Mon­ther­lant et Louise de Vil­morin. Sur le paque­bot du retour à New York, Jane Auer croise Louis-Fer­di­nand Céline… [2]

Jane a dix-sept ans quand elle annonce à sa mère : « Je suis écrivain et je veux écrire. »

Durant l’hiver 1937, Jane Auer ren­con­tre Paul Bowles, un jeune musi­cien (né en 1910) aus­si blond et diaphane qu’elle est brune et ténébreuse. Il aime les hommes, elle préfère les femmes. Ils se mari­ent le 21 févri­er de l’année suiv­ante et déci­dent aus­sitôt de s’accorder mutuelle­ment une totale lib­erté. Le jeune cou­ple part en voy­age de noce : Mex­i­co, Pana­ma, Lon­dres, Paris.

 

Jane et Paul Bowles, D.R.

 

Pen­dant l’été 1940, au Mex­ique, les Bowles font la con­nais­sance de Ten­nessee Williams.[3] Une ami­tié sans faille uni­ra désor­mais Janie à Tenn qui l’accueille dans son harem de « femmes-mon­stres » (selon l’expression de Gore Vidal) aux côtés d’Anna Mag­nani et de Car­son McCullers.

(Cf. La Série Ten­nessee Williams)

Le voy­age en Amérique latine avec Paul « inspire » Jane pour son pre­mier roman : Deux dames sérieuses. « Jane avait une peur ter­ri­ble du mot inspiré, se sou­vient l’écrivain maro­cain Mohamed Choukri. Au com­mence­ment était le Verbe — cette expres­sion la ter­ror­i­sait. »[4]

 

Jane Bowles, “Deux dames sérieuses” (tra­duc­tion de Jean Autret)

 

Au print­emps 1943, les édi­tions Knopf pub­lie à New York le pre­mier livre de Jane Bowles : Two Seri­ous Ladies.[5] Les cri­tiques jugent le texte incompréhensible.

À pre­mière vue, l’unique roman de Jane Bowles décon­certe par son apparence excen­trique. L’écrivaine brésili­enne Clarice Lispec­tor met en garde le lecteur en ces ter­mes : « Je serais heureuse qu’il soit lu unique­ment par des per­son­nes à l’âme déjà for­mée. Celles qui savent que l’approche de toute chose se fait pro­gres­sive­ment et pénible­ment et doit par­fois pass­er par le con­traire de ce qu’on approche. »

Un jour­nal­iste améri­cain écrit que celui ou celle qui ten­terait de résumer l’intrigue de Deux dames sérieuses cour­rait droit à la folie.

Courons donc.

D’une part, Miss Goer­ing vit recluse avec sa com­pagne, Miss Gamel­on, au large de New York. « Miss Gamel­on, assise dans le salon devant un âtre vide, songeait que toute la colère de Dieu était descen­due sur sa tête. Le monde et les gens qui le peu­plaient venaient soudain d’échapper à sa com­préhen­sion et elle se sen­tait devant le grand dan­ger de per­dre une fois pour toute l’univers dans sa total­ité : sen­ti­ment dif­fi­cile à expliquer. »

D’autre part, Mrs et Mr Cop­per­field voy­a­gent en Amérique latine. « Ne peu­vent être con­sid­érés comme vrai­ment mûrs que les hommes qui atteignent un stade leur per­me­t­tant de se mesur­er avec une sec­onde tragédie intérieure, et renon­cent à affron­ter sans cesse la pre­mière », écrit Mr Cop­per­field à sa femme qui s’est éprise de Paci­fi­ca, une pros­ti­tuée de Colon, sor­dide ban­lieue de Panama.

Que se passe-t-il exacte­ment ? Qui sont ces gens ? Qu’est-ce qui les gou­verne ? Une fois le livre fer­mé, le lecteur est dérouté. C’est qu’il s’agit non pas de lire sim­ple­ment une his­toire, délivrant plus ou moins un mes­sage, mais de partager une expéri­ence intime au cours d’une virée improb­a­ble dans un univers aus­si naïf qu’angoissant. Deux dames sérieuses n’est sans doute pas un « roman » au sens tra­di­tion­nel et restric­tif du terme, mais il est, sans con­teste, un grand livre.

D’abord, c’est un texte orig­i­nal : rien n’a jamais été écrit ain­si (ni avant, ni depuis)[6]. Ensuite, c’est une comédie ; trag­ique, certes, mais hila­rante (ce que les cri­tiques ont tou­jours beau­coup de mal à envis­ager). C’est de ce hia­tus entre la grav­ité d’un ques­tion­nement exis­ten­tiel et l’incongruité des moyens employés pour y répon­dre — sou­vent ridicules, par­fois sor­dides — que sur­git l’humour inouï de Jane Bowles.

De toute part, le texte est jugé inepte et immoral.

Jane est dévastée, elle n’achèvera plus jamais aucun autre roman.

 

Plaisirs paisibles

 

Au début des années 40, Jane et Paul Bowles vivent en com­mu­nauté à New York avec leurs « amours respec­tives ». C’est une époque faste et joyeuse. Jane écrit une pièce de théâtre : In the Sum­mer House (qui restera inédite jusqu’en 1953).

En févri­er 1946, Harper’s Bazaar pub­lie une nou­velle de Jane Bowles : Plain Plea­sures[7].

Alva Per­ry, veuve depuis onze ans, « digne et réservée, âgée d’une quar­an­taine d’années », habite seule la mai­son de son oncle divisée en apparte­ments. John Drake, routi­er, céli­bataire, « per­son­nage dis­cret et peu com­mu­ni­catif », occupe le stu­dio en dessous de chez elle. Depuis des années qu’ils vivent l’un sur l’autre, les deux soli­taires ne se sont jamais adressés la parole.

Un soir, Mrs Per­ry décide de faire rôtir quelques pommes de terre dans l’arrière-cour. Après l’avoir aidée à porter son sac de patates, Mr Drake se joint à Mrs Per­ry pour les déguster. « Ne pensez-vous pas que les plaisirs pais­i­bles sont plus proches du cœur de Dieu ? » lui demande-t-elle. Pour toute réponse, Mr Drake l’invite au restau­rant. « Ils arrivèrent à la moitié de leur repas sans avoir échangé le moin­dre pro­pos. Mr Drake avait com­mandé une bouteille de vin doux et quand Mrs Per­ry eut vidé son sec­ond verre, elle finit par dire : Je crois qu’on se fait rouler dans les restaurants. »

À la fin du dîn­er, Mrs Per­ry, ivre morte, se lève sans un mot pour son com­pagnon, tra­verse la salle à manger, monte à l’étage de l’établissement en titubant, ouvre la porte d’une cham­bre et s’endort « à plat ven­tre, le cha­peau sur la tête. » Pen­dant ce temps-là, Mr Drake l’attend en bas, seul à table. Mrs Per­ry ne réap­pa­rais­sant pas, dérouté, il s’en va.

Le lende­main, rien n’a changé : les deux soli­taires se croisent sans se par­ler. Et pour­tant, doré­na­vant, Mrs Per­ry s’endormira en mur­mu­rant : « John Drake, mon doux John Drake. »

Que s’est-il passé pen­dant la nuit ? L’auteur ne le dit jamais.

Dans sa biogra­phie de Jane Bowles, Mil­li­cent Dil­lon[8] sug­gère que Mrs Per­ry a été vio­lée par le pro­prié­taire du restau­rant dans la cham­bre duquel, com­plète­ment saoule, elle s’était réfugiée.

 

Jane Bowles, “Plaisirs pais­i­bles” (tra­duc­tion de Claude Thomas)

 

Le 31 jan­vi­er 1948, Jane rejoint Paul instal­lé depuis peu à Tanger. Là, elle tombe folle amoureuse de Chéri­fa, une jeune paysanne orig­i­naire de l’Atlas qui vend du blé dans un hanootz (petite échoppe) du marché aux grains. Chéri­fa ne par­le ni français, ni anglais. Jane apprend l’arabe maghrébin (et notam­ment le Dar­i­ja, dialecte marocain).

En mai, au cours d’une vil­lé­gia­ture à l’hôtel Belvédère de Fès, Paul — qui s’est mis à écrire sous l’influence de sa femme — achève Un Thé au Sahara. Jane, quant à elle, tra­vaille à sa plus longue nou­velle : Camp Cataract.

Camp Cataract est le chef d’œuvre de Jane Bowles. Com­ment trans­met­tre le génie de ce texte sans le pol­luer, ni le réduire ? Com­ment traduire ce style volatil, bur­lesque, incon­gru ? Ces émo­tions sus­pendues… Tel le sou­venir d’un rêve se dis­si­pant quand nous voulons le retenir, Camp Cataract se dérobe à tout commentaire.

À l’instar de tous les textes de Jane Bowles, c’est une his­toire de femmes.

Les femmes de Jane Bowles ne sont ni aguichantes, ni mater­nelles. Vision­naires aveuglées par la lumière, elles s’affranchissent héroïque­ment de l’ultime soumis­sion : celle de la séduc­tion. Leur «  petite idée du salut », c’est l’inconnu ; l’abîme qu’il faut tra­vers­er entre soi et l’autre. « Je suis à la mer­ci » répé­tait Jane qui repre­nait volon­tiers à son compte l’ultime réplique de Blanche DuBois dans Un tramway nom­mé désir : « Who­ev­er you are, I have always depend­ed on the kind­ness of strangers. »[9]

En juil­let 1948, Paul Bowles retourne à New York afin de com­pos­er la musique d’une pièce de Ten­nessee Williams : Été et fumée. Jane reste seule à Tanger. Elle séjourne à l’hôtel Vil­la de France (dans la Ville Nou­velle, der­rière le con­sulat français) et passe ses journées au marché aux grains auprès de Chéri­fa ou, plus exacte­ment, « à la lisière… »[10]

En décem­bre, Paul ren­tre à Tanger avec Ten­nessee et Frank Mer­lo. Tenn se sou­vient de ses retrou­vailles avec Janie : « une jeune femme d’allure char­mante, petite, piquante, qui pas­sait avec la plus grande vivac­ité de l’humour à l’angoisse, de l’amour à l’affolement (…) Son indé­ci­sion nais­sait d’un authen­tique souci de ne pas provo­quer un faux mou­ve­ment dans un monde qui n’était que trop enclin, selon ses justes con­jec­tures, à tourn­er de tra­vers.[11] »

 

Jane Bowles et Ten­nessee Williams, D.R.

 

Durant l’hiver 1949, les Bowles tra­versent le Sahara jusqu’à Taghit, en Algérie.

En plein désert, Jane écrit Un bâton de sucre d’orge vert[12] qui nous con­duit dans le monde intérieur de l’enfance soli­taire. La nou­velle était la préférée de Ten­nessee Williams, il fera tout pour qu’elle soit publiée.

Ce texte est le dernier que Jane Bowles ne fini­ra jamais.

 

Fin de l’épisode 1

Suite et fin, épisode 2 : J’ai peut-être dit tout ce que j’avais à dire

 


[1] Suiv­ront plusieurs opéra­tions qui la lais­seront hand­i­capée. Jane Bowles claudi­quera toute sa vie.

[2] Je racon­te l’anecdote dans Une his­toire de Jane Bowles (éd. du Seuil, 2015).

[3] Cf. Une his­toire de Jane Bowles, op. cit.

[4] Paul Bowles, le reclus de Tanger, Mohamed Choukri (éd. Quai Voltaire / La Table Ronde, 1997).

[5] Traduit en français par Jean Autret sous le titre Deux dames sérieuses (éd. Gal­li­mard, 1969) ; réédité en 1986 chez Chris­t­ian Bour­go­is (coll. « 10/18 »).

[6] Ou, plus juste­ment : je n’ai jamais rien lu de tel avant ni depuis.

[7] Repris dans le recueil éponyme édité à Lon­dres en 1966 par Peter Owen ; traduit en français par Claude-Nathalie Thomas sous le titre Plaisirs pais­i­bles, (éd. Chris­t­ian Bour­go­is, coll. « 10/18 », 1986).

[8] A Lit­tle Orig­i­nal Sin. The life and work of Jane Bowles (éd. Holt, Rine­hart and Win­ston, 1981) traduit par Michèle Causse sous le titre : Jane Bowles, une femme accom­pa­g­née (éd. Deux­temps-Tierce, 1989).

[9] « Qui que vous soyez, j’ai tou­jours dépen­du de la gen­til­lesse des étrangers. »

[10] Cf. Une his­toire de Jane Bowles, op. cit.

[11] In : Stèle de Jane Bowles, textes traduits et présen­tés par Michèle Causse (éd. Le Nou­veau Com­merce, 1978).

[12] A Stick of Green Can­dy, pub­lié dans Vogue le 15 févri­er 1957, repris dans le recueil Plain Plea­sures, op. cit.

 

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