Tennessee Williams — 1 : Qui a tué Tennessee Williams ?

Tennessee Williams — 1 : Qui a tué Tennessee Williams ?

1 octobre 2019 11 Par Félicie Dubois

Tennessee Williams
1911–1983

I

 

En 1991, après avoir pub­lié trois romans, à l’âge de vingt-cinq ans, j’ai voulu ren­dre hom­mage à mon écrivain préféré. En France, aucun livre ne lui avait encore été con­sacré. Huit ans aupar­a­vant, j’avais lu un texte qui m’avait boulever­sée. Le livre est là, sous mes yeux : Ten­nessee Williams, Une femme nom­mée Moïse, Union Générale d’Éditions, col­lec­tion 10/18 dirigée par Chris­t­ian Bour­go­is (série « Domaine étranger » dirigée par Jean-Claude Zylberstein).

 

Ten­nessee Williams, “Une femme nom­mée Moïse” (tra­duc­tion de Fran­cis Ledoux)

 

Ten­nessee Williams est un auteur dra­ma­tique, un nou­vel­liste et un poète.

À dix-sept ans, je ne con­nais­sais de son œuvre que les adap­ta­tions ciné­matographiques de ses pièces. Cinéphile, j’avais vu et revu Un Tramway nom­mé Désir d’Elia Kazan (avec Vivien Leigh et Mar­lon Bran­do), La Rose tatouée de Daniel Mann (avec Anna Mag­nani et Burt Lan­cast­er), La Chat­te sur un toit brûlant de Richard Brooks (avec Eliz­a­beth Tay­lor et Paul New­man), Soudain l’été dernier de Joseph Mankiewicz (avec Katharine Hep­burn, Eliz­a­beth Tay­lor et Mont­gomery Clift), L’Homme à la peau de ser­pent de Sid­ney Lumet (avec Anna Mag­nani et Mar­lon Bran­do), La Nuit de l’iguane de John Hus­ton (avec Ava Gard­ner, Richard Bur­ton et Deb­o­rah Kerr), Boom! de Joseph Losey (avec Liz Tay­lor et Richard Bur­ton) … pour n’en citer que quelques uns. Com­ment ce drôle de roman – Moïse and The World of Rea­son – m’était-il tombé entre les mains ? J’ai oublié. Mais de ce jour, son auteur ne m’a plus jamais quittée.

Ten­nessee Williams a écrit deux romans, j’ai lu le sec­ond (Le Print­emps romain de Mrs Stone, tou­jours en 10/18) et, surtout, j’ai dévoré ses nou­velles : d’abord en vol­umes chez Chris­t­ian Bour­go­is, puis dans l’édition com­plète et chronologique pub­liée en 1989 aux édi­tions Robert Laf­font (col­lec­tion « Pavil­lons » dirigée par Tina Hegeman).

J’ai décou­vert Ten­nessee Williams en français puis l’ai relu entière­ment en ver­sion orig­i­nale : un anglo-améri­cain organique et lyrique, ailé, dont le rythme bluesy m’a immé­di­ate­ment enchantée.

En 1991, je suis donc par­tie aux États-Unis suiv­re la trace de Tennessee.

L’année suiv­ante Ten­nessee Williams, l’oiseau sans pattes sor­tait aux édi­tions Bal­land (le livre est épuisé et n’a pas été réédité).

 

Féli­cie Dubois, “Ten­nessee Williams, l’Oiseau sans pattes” (éd. Bal­land, 1992)

 

Qui a tué Tennessee Williams ?

 

Ven­dre­di 25 févri­er 1983 au matin, Hôtel Elysée, New York, USA : un homme inan­imé est décou­vert par la femme de cham­bre dans la salle de bain de la suite 1302. Dans sa main crispée, un tube de Sec­onal (des som­nifères). Sur la table de chevet, divers médica­ments (amphé­t­a­mines, anti­dé­presseurs, gouttes pour les yeux, gouttes pour le nez) et une bouteille de vin rouge entamée. Thomas Lanier Williams dit Ten­nessee, né le dimanche des Rameaux 1911 à Colom­bus dans le Mis­sis­sipi, aurait eu soix­ante-douze ans le 26 mars suivant.

Le petit corps (un mètre soix­ante-cinq) est emporté par la police de New York et con­fié au doc­teur Elliot Gross, respon­s­able des ser­vices médi­co-légaux de la ville. Sui­cide ? Over­dose ? Meurtre ? Dans une let­tre datée du 22 juin 1968, l’auteur dra­ma­tique con­fi­ait à son frère Dakin : « Si quelque chose d’une nature vio­lente devait m’arriver, achevant ma vie bru­tale­ment, ce ne serait pas un cas de sui­cide comme cela voudrait le laiss­er paraître. »

Para­noïaque, Ten­nessee Williams se sen­tait men­acé. Plus ou moins fâché avec son frère ain­si qu’avec la majeure par­tie de ses amis, il avait rompu avec son agent lit­téraire Audrey Wood, en 1971, après trente-deux ans de col­lab­o­ra­tion. Hypocon­dri­aque, il était tou­jours en train de mourir d’une mal­adie du cœur ou du foie. Dans le rap­port de police, un cer­tain John Ueck­er, la dernière per­son­ne à avoir vu Ten­nessee vivant, insiste sur le fait que l’écrivain avait une peur affreuse de mourir seul : « Il m’a réc­ité un poème qu’il réc­i­tait sou­vent : Old Men Go Mad at Night. » [1]

Dans l’attente des résul­tats de l’autopsie, les jour­naux pub­lient la nou­velle : « Le scé­nar­iste des mon­des obscurs dis­paraît » (Le Monde) ; « Ten­nessee Williams, moral­iste, puri­tain et nar­cis­sique, est mort » (Le Soir de Brux­elles) ; « Mort d’un pein­tre de la pas­sion, du désir et de l’échec » (Le Jour­nal de Genève) ; « Writer found dead in hotel » (The New York Times) …

L’annonce en étonne plus d’un : Ten­nessee était encore en vie ? Presque, oui.

Après une longue descente aux enfers dans les années soix­ante, péri­ode qu’il appelait son « âge de pierre », Ten­nessee remonte la pente. Il a plusieurs pro­jets en chantier et récrit sans cesse ses anci­ennes pièces depuis longtemps dev­enues des clas­siques (pour cer­taines, il existe autant de vari­antes que de nou­velles édi­tions). Mal­gré l’état d’épuisement dans lequel sa dépen­dance à l’alcool et aux médica­ments le con­damne, Ten­nessee se lev­ait tous les matins pour tra­vailler. Jusqu’à l’aube du 25 févri­er. La machine à écrire por­ta­tive dont il ne se séparait jamais ne dérangera plus ses voisins de palier.

Quelques jours plus tard, l’autopsie livre enfin son secret. Ten­nessee Williams red­outait tant la mort qu’il ne ces­sait de la provo­quer, pour être prêt, pour savoir d’où elle viendrait. Il l’attendait devant la porte prin­ci­pale, elle est arrivée par un trou de souris. Trop dis­crète pour ne pas être sournoise. Éton­nante, incon­grue, ridicule. Ten­nessee Williams ne s’est pas sui­cidé, il n’est pas mort d’une over­dose, per­son­ne ne l’a assas­s­iné. Il s’est étouf­fé avec le bou­chon d’un tube de som­nifères. Selon toute vraisem­blance, il aura voulu ouvrir le fla­con avec les dents avalant la cap­sule qui provo­quera l’asphyxie.

« Je mour­rai d’une grappe de raisin mal lavé [2] » prophéti­sait-il, visionnaire.

En dehors de ce que lui rap­por­taient ses droits d’auteur, Ten­nessee Williams ne pos­sé­dait pas grand-chose. Une mai­son, « une jolie petite mai­son genre hôtel par­ti­c­uli­er pour Tom Pouce [3] » au 1431 Dun­can Street, Key West, Floride.

 

La piscine de Ten­nessee Williams (Key West, 1991) ©Féli­cieDubois

 

Key West : dead end

 

Jeu­di 11 juil­let 1991, vol 915, Boe­ing 767 Unit­ed Air­lines, Paris/Miami via Wash­ing­ton. Agence Alamo Rent a Car, je loue une Chevro­let Cor­si­ca bleu marine pour cent-cinquante dol­lars. La route des Keys com­mence à Coconut Grove, quarti­er his­torique de Mia­mi. L’US 1 South est l’une des plus belles routes du monde : un chapelet de petites îles reliées entre elles par des kilo­mètres de ponts au-dessus de la mer. À l’est, l’océan atlan­tique ; à l’ouest, le golfe du Mex­ique. Tout au bout, au point extrême sud des États-Unis : Key West, The Conch Repub­lic.

Ernest Hem­ing­way est partout : T‑shirts, pins, posters… On se bous­cule pour vis­iter la pro­priété dans laque­lle il séjour­na au 907 White­head Street. Celle de Ten­nessee Williams est à ven­dre. Les Améri­cains, qui ne ratent jamais une occa­sion de graver une plaque com­mé­mora­tive, n’ont pas pu oubli­er la demeure de l’auteur dra­ma­tique… que s’est-il passé ?

 

1431 Dun­can Street, Key West, Floride, USA (été 1991) ©Féli­cieDubois

 

Ten­nessee Williams décou­vre Key West en 1941, mais ce n’est que huit ans plus tard qu’il loue pour la pre­mière fois la petite mai­son en bois du 1431 Dun­can Street. Il y emmé­nage avec son ami Frank Mer­lo et son grand-père pater­nel, le révérend Wal­ter Edwin Dakin, pas­teur de l’église épis­co­pale.[4] L’année suiv­ante, il l’achète : « C’est une des rares déci­sions spon­tanées de mon exis­tence. J’adore Key West. C’est ici que je tra­vaille le mieux. J’ai décidé d’en faire mon chez-moi » aimait-il à répéter.

Située entre la vieille ville et la Casa Mari­na, Dun­can Street est une rue étroite, dif­fi­cile à localis­er. La mai­son du 1431 est blanche avec des volets rouges. Tout est fer­mé et pro­tégé par un œil élec­tron­ique. Com­ment faire pour entr­er ? Télé­phon­er à l’agence immo­bil­ière, se faire pass­er pour un acheteur poten­tiel et pren­dre rendez-vous.

 

Devant le 1431 Dun­can Street, à Key West (été 1991) ©Féli­cieDubois

 

Le 25 juil­let 1991, alors qu’un orage trop­i­cal inonde la ville, je pénètre dans la pro­priété condamnée.

 

1431 Dun­can Street, Key West (été 1991) ©Féli­cieDubois

 

Au rez-de-chaussée : deux cham­bres, une cui­sine très haute de pla­fond avec des vit­raux comme dans une église, un salon. Au pre­mier : une salle de bain et une troisième cham­bre. L’escalier qui monte à l’étage est étroit, les murs sont blancs et décrépis. Depuis 1983, le 1431 Dun­can Street est inoc­cupé. Les meubles ont été démé­nagés à New York, au frais, dans l’antichambre d’une salle des ventes. Ici, sous le cli­mat humide des Keys, tout se dégrade très rapi­de­ment. Les admi­ra­teurs de Ten­nessee ont essayé de sauver la mai­son (notam­ment les fon­da­teurs du Ten­nessee Williams Fine Arts Cen­ter), en vain.

Maria est inébran­lable, Maria ne veut pas céder.

Maria Brit­ne­va, petite actrice russe dev­enue lady Saint Just, une respectable dame anglaise, s’est imposée comme l’unique exécutrice tes­ta­men­taire (avec un avo­cat new-yorkais, John East­man) des biens de son ami disparu.

 

 

Ten­nessee Williams et Maria Saint Just se sont ren­con­trés en juin 1948 à l’occasion de la pre­mière lon­doni­enne de La Ménagerie de verre. Elle fait par­tie de ces « femmes mon­stres », selon l’expression de Gore Vidal, dont Ten­nessee raf­fo­lait : Tal­lu­lah Bankhead et Anna Mag­nani (actri­ces), Mar­i­on Vac­caro (riche héri­tière), Car­son McCullers et Jane Bowles (écrivaines). (Cf. La Série Jane Bowles)

Il ne reste plus que Maria et Maria ne veut pas partager. Pas de plaque, pas de musée, pas de mémoire col­lec­tive. Un sou­venir intime entre elle et lui. La mai­son devra être ven­due comme n’importe quelle autre mai­son. Mais n’importe quelle mai­son en mau­vais état ne vaut pas ce prix-là (qua­tre cent mille dol­lars en 1991).

Au mois de novem­bre 1991, à l’occasion de la pub­li­ca­tion par les édi­tions Robert Laf­font du recueil de let­tres À cinq heures, mon ange, j’ai ren­con­tré lady Saint Just à Paris. Elle m’a annon­cé que la mai­son était ven­due et pré­tendait ne pas savoir à qui.

 

Ten­nessee Williams voulait dis­paraître au large de Key West, comme son idole le poète améri­cain Art Crane. Il avait ajouté un cod­i­cille à son tes­ta­ment : « À ma mort, mon corps devra être jeté d’un bateau, là où Art Crane s’est noyé. » [5]

Il est enter­ré à Saint Louis, Mis­souri, une ville qu’il détestait.

 

La tombe de Ten­nessee Williams (Saint-Louis, 1991) ©Féli­cieDubois

 

Saint Louis blues

 

Coincée entre le fleuve Mis­souri, à l’ouest, et le Mis­sis­sip­pi, à l’est, Saint Louis est une citée triste qui a des bleus à l’âme : « … feel­ing tomor­row like a feel today[6] »

Au cen­tre com­mer­cial de l’Union Sta­tion (anci­enne gare de chemin de fer trans­for­mée en galerie marchande), un café nom­mé « Key West » est décoré de pho­tos de célébrités : qua­tre-vingt-dix-neuf clichés d’Ernest Hem­ing­way pour un de Ten­nessee Williams. Par­mi cette galerie de por­traits : celui de Dakin Williams posant fière­ment aux côtés de Mar­lon Bran­do. Le patron m’explique que Dakin, avo­cat à la retraite, paie ses ardois­es dans les bars de Saint Louis avec des pho­tos dédi­cacées de son frère. La tombe de Ten­nessee Williams ? Non, il ne sait pas où elle est. Un homme a repéré mon accent et m’annonce, tout con­tent : « Saint Louis est une ville française ! » Si on veut… Le directeur de l’Adam’s Mark Hotel, le plus grand de la ville, est français. La ban­lieue se nomme Belle­fontaine, Floris­sant, Crève-Cœur, Olivette, Bel­lerive, Fron­tenac, Des Pères… L’homme me donne son adresse pour que je lui envoie une carte postale de la Tour Eif­fel. La tombe de Ten­nessee Williams ? Non, il ne sait pas où elle est.

Je sors du Key West, hèle un taxi devant l’Union Sta­tion. Le chauf­feur, un afro-améri­cain coif­fé d’une cas­quette de base-ball crasseuse, s’étonne : « Vous êtes venue d’Europe pour chercher une tombe ? » J’acquiesce en souri­ant et lui tend la liste des cimetières. Il démarre, nous roulons. Je vis­ite, il attend. Nous repar­tons. Le chauf­feur s’inquiète, com­mence à s’ennuyer. Je le ras­sure en dol­lars et lui demande de con­tin­uer. À huit miles au nord de la ville se trou­ve l’immense Cal­vary Ceme­tery. J’indique au récal­ci­trant l’endroit sur la carte, il grogne un peu puis accélère.

Le Cimetière du Cal­vaire s’étend sur plusieurs hectares. Nous roulons à tra­vers les allées, lente­ment, mais les stèles restent muettes, leurs inscrip­tions sont invis­i­bles depuis la route, il faut faire le chemin à pied. Le chauf­feur pro­pose de m’aider. Il se gare, descend de la voiture, allume une cig­a­rette et part en rajus­tant sa cas­quette. Je reste un moment sans savoir où aller quand, soudain, je me mets à courir moi qui ne cours jamais. Dans la quinz­ième sec­tion, au bord d’un chemin goudron­né, enfin IL apparaît :

TENNESSEE WILLIAMS
1911–1983

POET PLAYWRIGHT

THE VIOLETS IN THE MOUNTAINS HAVE BROKEN THE ROCKS ! [7]

 

La tombe de Ten­nessee Williams au Cal­vary Ceme­tery, Saint Louis, Mis­souri ©Féli­cieDubois

 

Sur l’autre face du mon­u­ment funéraire, il est écrit tout simplement :

THOMAS LANIER WILLIAMS
26 mars 1911 – 25 févri­er 1983

Ten­nessee Williams repose à un mètre de sa mère, Edwina (Estelle) Dakin Williams, décédée le 1er juin 1980 à l’âge de 96 ans. Sa sœur aînée tant aimée, Rose Isabelle, les rejoin­dra le 4 sep­tem­bre 1996.

 

Fin de l’épisode 1

À suiv­re, épisode 2 : L’Oiseau s’envole


[1] « Les vieux hommes devi­en­nent fous la nuit », ce long poème est le pre­mier du recueil pub­lié sous le titre français : Androg­y­ne, Mon amour (New Direc­tions Books, 1977).

[2] Réplique reprise par Blanche DuBois dans Un tramway nom­mé Désir.

[3] À cinq heures mon ange, let­tres à Maria Saint Just (éd. Robert Laf­font pour la tra­duc­tion française, 1991).

[4] Le révérend man­i­festera toute sa vie une grande tolérance à l’égard de l’homosexualité de son petit-fils. Celui-ci le soupçon­nait d’avoir, à l’occasion, cédé à des désirs sem­blables aux siens…

[5] Un souhait repris en par­tie par Blanche DuBois dans Un tramway nom­mé Désir.

[6] La chan­son St Louis blues, com­posée par W.C. Handy en 1914, a été ren­due célèbre dans le monde entier par Bessie Smith.

[7] « Les vio­lettes dans les mon­tagnes ont brisé les pier­res », cita­tion extraite de Camino Real, une pièce com­posée entre 1946 et 1952, la préférée de son auteur.

 

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