Tennessee Williams — 2 : L’Oiseau s’envole

Tennessee Williams — 2 : L’Oiseau s’envole

8 octobre 2019 11 Par Félicie Dubois

Tennessee Williams
1911–1983

II

 

Au début du XXème siè­cle, dans les États du sud des États-Unis, la majeure par­tie de la pop­u­la­tion, noire, vit tou­jours sous le joug d’une minorité blanche. Les pro­prié­taires sont anglo-sax­ons (si pos­si­ble), protes­tants (de préférence) et con­ser­va­teurs (évidem­ment). Ils trait­ent leur nom­breuse domes­tic­ité comme elle le mérite : la Bible dans une main, un revolver dans l’autre.

En 1905, le révérend Wal­ter Edwin Dakin est nom­mé pas­teur de l’église épis­co­pale Saint Paul à Colum­bus, Mis­sis­sip­pi. Il s’y installe avec sa femme Rosi­na et sa fille Edwina Estelle. L’année suiv­ante, Edwina, vingt-deux ans, ren­con­tre Cor­nelius Cof­fin Williams de Mem­phis, Ten­nessee (un descen­dant loin­tain de huguenots français).

Le pre­mier juin 1907, Edwina écrit dans son jour­nal : « Beau­coup d’hommes m’ont dit : Je vous aime, mais seule­ment trois : Voulez-vous m’épouser ? J’en épouse un lun­di prochain. Fini. Adieu.[1] » Jeune femme de car­ac­tère, élé­gante et cul­tivée, dis­tin­guée, elle prend le nom d’un ancien sous-lieu­tenant de la guerre his­pano-améri­caine devenu représen­tant de com­merce, grand ama­teur de pok­er et d’alcool. Le cou­ple passe sa lune de miel à Gulf­port, petite sta­tion bal­néaire sur le golfe du Mexique.

Deux ans plus tard, enceinte de son pre­mier enfant, Edwina retourne à Colum­bus chez ses par­ents. Cor­nelius vient la voir de temps en temps, ils res­teront séparés jusqu’en 1918.

Le 17 novem­bre 1909, Edwina Dakin Williams donne nais­sance à une fille bap­tisée Rose Isabelle. Le 26 mars 1911, dimanche des Rameaux, Rose a un petit frère bap­tisé Thomas Lanier.

 

Rose, Miss Edwina & Thomas Lanier Williams, D.R.

 

En 1913, le révérend Wal­ter Edwin Dakin, son épouse « Grande », sa fille « Miss Edwina » et ses deux petits-enfants — Rose et Thomas — s’installent à Nashville, Ten­nessee. Ils y restent deux ans. Après un bref pas­sage à Can­ton, ils emmé­na­gent au cœur du delta du Mis­sis­sip­pi, à Clarks­dale, à qua­tre-vingt miles au sud de Mem­phis. C’est le temps du bon­heur. Les belles incli­nent leurs ombrelles devant les petits-enfants blonds du révérend, sages et char­mants. On les appelle « le cou­ple », ils sont inséparables.

Deux nou­velles de Ten­nessee Williams — L’Ange dans l’alcôve, (The angel in the alcove, 1943) et Grande (Grand, 1964) — ren­dent un hom­mage touchant au « poème vivant » que fut leur grand-mère : « Nous l’appelions Grande (…) Elle était tout ce que nous con­nais­sions de Dieu. » Née Rosi­na Maria Francesca Otte, de par­ents qui ont fait le voy­age de Ham­bourg à Cincin­nati au début du XIXème siè­cle, Grande est dure à la tâche, toute ger­manique dans ses efforts. Pro­fesseur de musique, elle enseigne le vio­lon et le piano à sa petite fille, plus frag­ile qu’un pétale de rose. Thomas les écoute, char­mé, boulever­sé… Il est inqui­et. Sa sœur saura-t-elle s’adapter à ce que l’on a cou­tume d’appeler réal­ité ?

« Une année, au moment de Noël, alors qu’elle était en train de décor­er le sapin, elle prit l’étoile de Beth­léem qui devait aller au som­met de l’arbre et la regar­da attentivement :

— Est-ce que les étoiles ont réelle­ment cinq branch­es ? demanda-t-elle (…)

— Mais non, lui dis-je très sérieuse­ment, elles sont ron­des comme la terre, et cer­taines plus grande que la terre (…)

Elle alla à la fenêtre pour regarder le ciel, qui était, comme tou­jours pen­dant l’hiver à Saint Louis, com­plète­ment obscur­ci par le brouillard.

— C’est facile à dire, dit-elle.

Et elle revint vers le sapin.[2] »

En 1918, le retour du père et l’adieu au Sud pré­cip­i­tent le des­tin de Thomas et la malé­dic­tion de Rose.

 

Elle était la meilleure d’entre nous, comprenez-vous ?

 

Juil­let 1918, Cornélius Williams béné­fi­cie d’une pro­mo­tion au sein de la Com­pag­nie Inter­na­tionale de la Chaus­sure pour laque­lle il était voyageur de com­merce. Il est nom­mé à un poste séden­taire dans le Nord et exige de sa femme qu’elle quitte ses par­ents pour le rejoin­dre. Miss Edwina, enceinte de son troisième enfant, Rose et Tom arrivent donc à Saint Louis, ville indus­trielle en plein essor économique. Ils auront plusieurs adress­es de West­min­ster à Arun­del Place. Pen­dant ses quinze pre­mières années, Thomas habit­era dans plus de seize endroits dif­férents (démé­nage­ments qui con­tribueront sans doute à sa future insta­bil­ité géographique).

En sep­tem­bre, Tom, sept ans, entre à l’école élé­men­taire Eugene-Field. On se moque de son accent créole. De san­té frag­ile, il est dis­pen­sé de sport, ce qui n’améliore guère sa pop­u­lar­ité auprès des autres élèves. On le surnomme « Sis­sy » (petite sœur), un sobri­quet que les Améri­cains don­nent aux garçons efféminés. Cornélius n’apprécie pas non plus à sa juste valeur la per­son­nal­ité déli­cate de son fils, il ajoute aux rail­leries de ses cama­rades le surnom humiliant de « Miss Nancy ».

 

Thomas Lanier Williams vers 1918, D.R.

 

Le 21 févri­er 1919, Edwina donne nais­sance à son troisième enfant : Wal­ter Dakin. Grande accourt aus­sitôt de Clarks­dale pour l’aider.

« Son arrivée sig­nifi­ait pour nous (…) que s’apaisait la colère de mon père à l’égard du monde et de la vie, colère que lui, mal­heureux qu’il était, ne pou­vait s’empêcher de pass­er sur ses enfants.[3] »

Cor­nelius est un homme vio­lent. Sa femme com­prend qu’elle a raté son mariage, donc sa vie, une seule alter­na­tive s’offrant à une jeune fille de bonne famille : faire un bon ou un mau­vais mariage. Mau­vaise pioche : Edwina a per­du. Elle n’a pas eu cette exis­tence de rêve – à l’eau de rose – dont elle veut pour sa fille et fera tout, tout, pour que Rose y parvienne.

Aux petits apparte­ments sin­istres, aux crises d’éthylisme du père, aux dif­fi­cultés finan­cières (Cor­nelius perd beau­coup d’argent au pok­er) s’ajoutent, à par­tir de 1921, une série d’accidents de san­té pour la mère.

Miss Edwina fait d’abord une fausse couche, puis, d’année en année, elle est hos­pi­tal­isée plusieurs fois au grand dés­espoir de Rose qui se retrou­ve à la mer­ci d’un père qui la ter­ri­fie. Car Thomas est par­ti. En sep­tem­bre 1929, il est entré à Colum­bia, l’université du Mis­souri. C’est un élève moyen, effacé. Il écrit une pièce – Beau­ty Is The World, inédite – récom­pen­sée par une « men­tion hon­or­able » lors d’un con­cours d’art dra­ma­tique et fréquente une jeune fille, Esmer­al­da Mayes, qui devien­dra Flo­ra dans La Chose impor­tante (The impor­tant Thing, 1945). Une autre nou­velle, Le Champ des enfants bleus (The Field of Blue Chil­dren, 1937), évoque elle aus­si les années d’université, époque des fra­ter­nités d’étudiants, des cer­cles de poésie et des ami­tiés passionnées.

Le Champ des enfants bleus, pre­mier texte pub­lié sous le nom de Ten­nessee Williams en 1939 dans Sto­ry Mag­a­zine, racon­te l’histoire de deux étu­di­ants : Myra et Homer. Myra est fiancée au plus beau garçon de l’université, Homer est timide et soli­taire. Il est amoureux de Myra mais n’ose pas lui par­ler. Intriguée, elle fait le pre­mier pas. Il lui donne à lire les poèmes qu’il com­pose, il veut être écrivain. Elle aus­si, à l’occasion, grif­fonne quelques lignes dans son jour­nal. Une nuit, ils font l’amour au milieu d’un champ de petites fleurs bleues. Ils ne se rever­ront jamais. Myra épouse le plus beau garçon de l’université et cesse de s’intéresser à la poésie. Homer dis­paraît. Quelques années plus tard, un soir mélan­col­ique, Myra revient sur le champ : « Elle avança rapi­de­ment par­mi les fleurs, puis soudain, tom­ba à genoux, sec­ouée par les san­glots. Elle pleu­ra longtemps, pen­dant près d’une heure, puis elle se redres­sa, brossa soigneuse­ment sa jupe et ses bas. (…) Elle savait que jamais elle ne referait une chose si ridicule.[4] »

La Chose impor­tante est un bijou, l’une des plus belles nou­velles de Ten­nessee. Le soir d’un bal de print­emps, dans un col­lège bap­tiste de jeunes filles, Flo­ra et John sont poussés dans les bras l’un de l’autre par leurs pro­fesseurs. Les deux jeunes gens préfèrent dis­cuter de reli­gion et de lit­téra­ture plutôt que de danser comme les autres étu­di­ants. Ils cherchent avec fer­veur un sens à leur existence :

« Qu’est-ce que c’est, la chose importante ?

— Je ne sais pas encore, dit Flo­ra. Et c’est pour cela que je suis en vie, pour décou­vrir ce qu’est la chose importante.

(…) Ils n’essayaient plus de s’aider, mais seule­ment de se com­pren­dre. Ils se savaient absol­u­ment séparés, absol­u­ment seuls l’un et l’autre. Mais ils n’étaient plus des étrangers.[5] »

Tan­dis que Thomas explore son tal­ent, sa sœur développe pho­bies et obsessions.

Rose vit cloîtrée dans une société imag­i­naire sous l’autorité de sa mère, son dés­espoir dérange. Elle se met à employ­er des mots grossiers. Ses pro­pos, qual­i­fiés de « blablabla » par Miss Edwina, sont impré­cis (pour ce que l’on en sait). Que racon­tait-elle exacte­ment ? Que son père avait ten­té de la vio­l­er, que son ven­tre la brûlait, qu’elle était « frap­pée de la malé­dic­tion qui afflige d’habitude une per­son­ne de sexe féminin. [6] » Miss Edwina la con­duit de médecin en médecin avec un seul objec­tif : lui impos­er le silence. Elle veut que sa fille se taise et rede­vi­enne la jolie blondinette à mari­er à un riche héri­ti­er. Un planteur, de préférence ; anglo-sax­on, protes­tant et bien né. Au pire, un Irlandais, même s’il est catholique, à con­di­tion qu’il ait « la tête sur les épaules ». Edwina se lamente et sup­plie : « Faites n’importe quoi ! Ne la lais­sez pas par­ler comme ça ! »

Ils vont faire n’importe quoi.

En 1937, Rose Isabelle Williams, vingt-huit ans, est hos­pi­tal­isée pour une opéra­tion ter­ri­ble appelée lobot­o­mie préfrontale (opéra­tion neu­rochirur­gi­cale con­sis­tant à sec­tion­ner des fibres nerveuses à l’intérieur du cerveau). Elle fait par­tie des pre­mières vic­times à se soumet­tre à l’abjecte expéri­ence : l’intervention sera gra­tu­ite, ce qui achève de décider Miss Edwina qui donne sa béné­dic­tion aux chirurgiens.

La vie s’est arrêtée pour Rose qui ne s’épanouira jamais, les pétales de son avenir con­fisqué res­teront repliés dans son cœur, per­son­ne n’en con­naî­tra la couleur. Quant à Thomas, les ailes qui lui poussent dans le dos la nuit, quand il écrit, l’emporteront bien­tôt out in the world [7]. Mais où qu’il aille, aus­si haut qu’il s’envole, sa sœur sera tou­jours là : « De temps en temps, le plus sou­vent en arrivant dans une ville nou­velle avant d’y avoir trou­vé des com­pagnons, je sens s’amollir ma cara­pace de dureté. Une porte s’ouvre douce­ment et je n’y peux rien. (…) Je retiens mon souf­fle et tout à coup (…) m’apparaît le vis­age de ma sœur – et elle habite ma nuit. [8] »

Vingt ans plus tard, en 1957, Ten­nessee Williams a quar­ante-six ans. Il est riche et célèbre. Comme chaque semaine, il va ren­dre vis­ite à sa sœur dans l’État de New York où elle est internée. Rose lui donne un bil­let de dix dol­lars : « Tom, je sais que tu veux devenir poète et je crois en toi. J’ai économisé un peu d’argent et j’espère que ça aidera les choses à être un peu plus faciles. Il te suf­fit d’être patient, je sais que de bonnes choses sont devant. Sou­viens-toi tou­jours que je crois en toi.[9] »

 

Ten­nessee Williams et sa sœur Rose, vers 1980, D.R.

 

L’Oiseau s’envole

 

La Louisiane est un pays de bay­ous et de vau­dou. Des petites poupées transper­cées d’épingles sont cachées un peu partout. Ici, les faits n’existent pas. On ne témoigne pas d’un événe­ment, on racon­te une histoire.

Lorsqu’en 1938 Thomas Lanier Williams monte dans le bus qui va de St Louis à New Orleans, il sait qu’il vend son âme au dia­ble. Il change de nom pour laiss­er son enfance der­rière lui – Adieu Thomas ! Bon­jour Ten­nessee ! – et se lance avec ent­hou­si­asme dans sa nou­velle vie. La ville l’enchante : « La Nou­velle Orléans m’a pourvu en matériel plus que toute autre par­tie du pays », rap­pellera-t-il souvent.

 

Pro­gramme du “Ten­nessee Williams Lit­er­ary Fes­ti­val” qui s’est tenu les 27, 28 et 29 mars 1992 au Petit Théâtre du Vieux Car­ré 616 St. Peter Street, New Orleans, Louisiana, USA

 

En 38, Ten­nessee Williams paie ses trois dol­lars de loy­er par semaine en ser­vant des pintes dans le Vieux Car­ré ou en dis­tribuant des bil­lets d’entrée pour les clubs de jazz. Il écrit En Sou­venir d’une aris­to­crate (In Mem­o­ry of an aris­to­crat, 1940). La nou­velle racon­te l’histoire d’Irène, une artiste bohème, qui vit dans une cham­bre-cab­ine sur Bour­bon Street. Elle a tagué sur les murs de son stu­dio : « Il n’y a qu’une seule aris­to­cratie, c’est l’aristocratie des âmes pas­sion­nées » et veut « ouvrir les bras, les longs bras accueil­lants de (son) art, pour étrein­dre le monde entier.[10] »

Au mois de févri­er 1939, le The­ater Group de New York lance un appel d’offres en s’engageant à pro­duire la pièce qui sera choisie. Ten­nessee envoie cinq pièces cour­tes regroupées sous le titre Amer­i­can Blues. L’âge lim­ite pour par­ticiper au con­cours est de vingt-cinq ans ? Qu’importe ! Thomas, qui en a déjà vingt-huit, se raje­u­nit de trois ans (d’où l’idée fausse selon laque­lle Ten­nessee Williams serait née en 1914 et non en 1911). En atten­dant les résul­tats, il part pour la Cal­i­fornie avec un ami musi­cien, Jim Parrot.

Le 7 mars, les deux lar­rons arrivent à Los Ange­les. Jim trou­ve un emploi dans une entre­prise qui fab­rique des avions pour l’armée. On craint la guerre en Europe et la main d’œuvre se fait rare, il est facile de se faire embauch­er. Mais Ten­nessee n’est pas pris ; une cataracte est en train de se for­mer dans son œil gauche, sa vue est trop mau­vaise. Le seul job qu’il réus­sit à décrocher lui per­met à peine de sub­sis­ter : décapiter et plumer des pigeons seize heures par jour.

Le 20 mars, Mol­ly Day Thacher, la femme d’Elia Kazan, mem­bre du The­ater Group, écrit à Ten­nessee Williams que les pièces qu’il a envoyées sous le titre Amer­i­can Blues ont obtenues un prix spé­cial de cent dol­lars. Dans la foulée, Mol­ly recom­mande le débu­tant à l’un des plus grands agents lit­téraires des États-Unis : Audrey Wood, direc­trice de la pres­tigieuse Inter­na­tion­al Famous Agency située au Rock­e­feller Cen­ter de New York.

Audrey n’a que six ans de plus que Ten­nessee, elle se con­duira pour­tant comme une mère avec lui. Robert Ander­son, auteur de Thé et sym­pa­thie, s’en étranglait de jalousie : « … au milieu des années quar­ante, elle (Audrey) avait déjà depuis longtemps pris en charge ses finances per­son­nelles, payait ses fac­tures, répondait à son cour­ri­er (…) Tenn l’appelait sou­vent à de drôles d’heures, et elle accourait aus­sitôt à son sec­ours… [11] » Il est vrai que Tenn ne saura jamais de com­bi­en d’argent il dis­pose en banque. C’est à Audrey qu’il deman­dera s’il peut s’offrir une nou­velle voiture, s’il a les moyens de par­tir en voy­age ou s’il lui reste des droits d’auteur à touch­er. Jusqu’à la fin des années soix­ante, il lui fera totale­ment con­fi­ance, puis il com­mencera à la soupçon­ner de ne pas bien gér­er ses intérêts.

En 1939, il a besoin d’elle. Cepen­dant, au lieu de se hâter d’intégrer la plus grande agence lit­téraire des États-Unis, Ten­nessee met plusieurs semaines avant de sign­er son con­trat, ce qui amuse énor­mé­ment Audrey.

Le 30 juil­let, Tenn ren­voie enfin son con­trat signé. Il en a assez de la Cal­i­fornie, est impa­tient de se ren­dre à New York, mais manque de l’argent néces­saire pour faire le voy­age. Il s’en plaint à Audrey qui lui envoie illi­co une avance sur ses droits équiv­alant au prix d’un bil­let d’autocar.

Le 25 août, Ten­nessee fait une escale à Taos, au Nou­veau-Mex­ique, pour ren­con­tr­er Frie­da, la veuve de D. H. Lawrence qu’il admire et auquel il veut con­sacr­er une pièce. Fin sep­tem­bre, enfin, il arrive à New York et loue une cham­bre sur la 108ème Rue Ouest (cinq dol­lars la semaine).

Au début de l’année 1940, Ten­nessee Williams reçoit une bourse de la Guilde Dra­ma­tique qui lui sera ver­sée en men­su­al­ités de cent dol­lars pen­dant dix mois. Il prend une cham­bre au dix­ième étage du YMCA de la 63ème Rue Ouest, s’inscrit à un sémi­naire d’écriture organ­isé par la New School for Social Research, décou­vre les excur­sions noc­turnes à Cen­tral Park, et fait la con­nais­sance d’un jeune écrivain, orig­i­naire du Sud (Géorgie), de dix ans son cadet : Don­ald Wind­ham. Leur ami­tié se pro­longera bien­tôt en col­lab­o­ra­tion pro­fes­sion­nelle et pro­duira une cor­re­spon­dance abondante.

Les 9 et 10 févri­er 1940, une pièce en un acte de Ten­nessee Williams inti­t­ulée The long Good Bye est mon­tée pour la pre­mière fois à New York au sein de la New School for Social Research : « Vous dites au revoir tout le temps… chaque minute de votre vie. Parce que la vie, c’est ça. Juste un long long au revoir, d’une chose à l’autre. »

Après une suc­ces­sion de rup­tures sen­ti­men­tales, Thomas part pour le Mex­ique où il ren­con­tre un cou­ple qui comptera beau­coup pour lui, surtout elle : Jane et Paul Bowles.

(Cf. La Série Jane Bowles)

 

Ten­nessee s’installe quelque temps sur la Cos­ta Verde, à Puer­to Valler­ta, au nord d’Acapulco. Il écrit la pre­mière ver­sion d’une nou­velle qui devien­dra une pièce puis un film : La Nuit de l’Iguane. Le proces­sus nouvelle/pièce/film se repro­duira sou­vent et con­tribuera à la notoriété de Ten­nessee Williams.

En févri­er 1941, après l’échec de Bat­tle of Angels (ver­sion ini­tiale de La Descente d’Orphée) au théâtre Wilbur de Boston, Ten­nessee Williams débar­que à Key West avec Jim Par­rot. Ils pren­nent une cham­bre au Trade Winds, une pen­sion que tient la veuve d’un pas­teur épis­co­palien, Mrs. Cora Black. Ten­nessee y ren­con­tre Mar­i­on Black Vac­caro, la fille de la mai­son. Elle a cinq ans de plus que lui, a été gou­ver­nante avant de devenir une sym­pa­thique alcoolique, riche héri­tière d’une plan­ta­tion de bananes. Quelques années plus tard, Maria Saint Just se sou­vien­dra de Mar­i­on en ces ter­mes : « Je n’ai ren­con­tré Mar­i­on Vac­caro, mieux con­nue sous le surnom de reine de la banane que deux fois. Les deux fois, elle était petite, blonde, grosse et soûle. » [12]

Ten­nessee Williams ne va pas bien. La cataracte de son œil gauche le rend à demi aveu­gle, il n’a plus un sou en poche, et il trime sur une énième ver­sion de Bat­tle of Angels. « J’ai plongé dans une de mes névros­es péri­odiques, écrit-il à Don­ald Wind­ham, je les appelle les démons bleus et c’est comme d’avoir des chats sauvages sous la peau. C’est un trait de la famille Williams, je sup­pose. Ça a détru­it l’esprit de ma sœur et ren­du mon père alcoolique. Chez moi, ils pren­nent la forme d’orages intérieurs, qui se remar­quent très peu de l’extérieur, mais qui créent un abîme sans fin entre moi et les autres, plus pro­fond encore que l’abîme ordi­naire con­sé­cu­tif au fait d’être homo­sex­uel et artiste. C’est curieux, les dif­férentes formes qu’ils pren­nent. Cer­tains jours, quand j’ai du courage, je m’assois et les affronte et les écris. En ce moment, je ne peux par­ler que des symp­tômes parce que, si je les regar­dais de trop près, je sens qu’ils se jet­teraient sur moi vio­lem­ment. En ce moment, par exem­ple, tout con­tact avec les gens est comme un doigt salé cares­sant une plaie vive… [13]»

En sep­tem­bre, Ten­nessee Williams retourne à La Nou­velle Orléans. Il fréquente l’Athletic Club où il observe deux per­son­nages étranges qui lui inspireront une nou­velle : Le Masseur noir (Desire and The Black Masseur, 1946).[14] L’histoire d’Anthony Burns, petit employé effacé (« dans chaque mou­ve­ment de son corps, dans chaque inflex­ion de sa voix, chaque expres­sion de sa phy­s­ionomie, il y avait comme une excuse timide adressée au monde ») qui ren­con­tre « l’instrument de son expi­a­tion » en la per­son­ne gigan­tesque et bru­tale d’un masseur noir. L’expiation étant « la soumis­sion de soi-même à la vio­lence d’un autre, avec l’idée de se laver ain­si soi-même de toutes ses fautes ». La faute, c’est-à-dire le désir, thème essen­tiel dans l’œuvre de Ten­nessee Williams. « Toute ma vie, j’ai été han­té par l’idée obsé­dante que désir­er une chose ou l’aimer inten­sé­ment, c’est se met­tre en posi­tion vul­nérable » dis­ait-il, mais encore : « Désir­er, cela con­siste à vouloir occu­per un espace plus grand que celui qui nous est imparti. »

Le 7 décem­bre 1941, l’attaque japon­aise de Pearl Har­bor provoque l’entrée des USA dans la Sec­onde Guerre mon­di­ale. Ten­nessee Williams apprend que sa grand-mère est malade. Grande est à Saint Louis, chez sa fille, il la rejoint aussitôt.

En mars 1942, Ten­nessee retourne à New York afin de subir une deux­ième opéra­tion de l’œil gauche. Pour gag­n­er sa vie, il est serveur au Beggar’s Bar, à Green­wich Vil­lage. Il y ren­con­tre Olive Leonard, grande allumée devant l’Éternel, qui sera le mod­èle de Moïse dans Une femme nom­mée Moïse (Moïse and The World of Rea­son, 1975).

Le 2 juin, la New School pro­duit une pièce en un acte de Ten­nessee Williams, Pro­priété con­damnée (This Prop­er­ty Is Con­demned)[15] qui reçoit un vif suc­cès. Mais Ten­nessee est déprimé. À la fin du mois, il descend à Key West rejoin­dre Mar­i­on Vac­caro. Puis il retourne à New York où il retrou­ve Don­ald Wind­ham. Enfin, épuisé, il ren­tre à Saint Louis.

En avril 1943, Tenn con­fie à Don­ald : « Ici, la sit­u­a­tion est bien pire que je ne l’avais imag­iné. (…) Ils m’ont mon­tré une let­tre de Rose qu’ils con­sid­èrent comme encour­ageante, alors qu’elle écrit que j’ai de la chance d’être tou­jours en prison pen­dant que des hordes de gens affamés hurlent aux portes de la ville[16] »

Le mois suiv­ant, Ten­nessee Williams reçoit un coup de télé­phone de son agent Audrey Wood : elle vient de lui décrocher un con­trat de six mois avec la Metro-Goldwyn-Mayer.

 

Fin de l’épisode 2

À suiv­re, épisode 3 : L’Oiseau couronné


[1] Remem­ber me to Tom, Edwina Dakin Williams (G.P. Putnam’s Sons, 1963).

[2] Por­trait d’une jeune fille en verre (Por­trait of a girl in glass, 1943) in : Toutes ses nou­velles (éd. Robert Laf­font pour la tra­duc­tion française, 1989).

[3] Grande (Grand, 1964) in : Toutes ses nou­velles, op. cit.

[4] In : Toutes ses nou­velles, op. cit.

[5] Ibidem.

[6] Une vie achevée (Com­plet­ed, 1973) in : Toutes ses nou­velles, op. cit.

[7] Selon le titre d’un roman inachevé de Jane Bowles.

[8] Por­trait d’une jeune fille en verre in : Toutes ses nou­velles, op. cit.

[9] The Kind­ness of Strangers, Don­ald Spo­to (Bal­lan­tine Books, 1986).

[10] Des pro­pos que Ten­nessee Williams attribue égale­ment à D.H. Lawrence dans sa pièce Je monte en flammes, cria le Phénix (I Rise in Flame, Cried the Phoenix, 1951).

[11] The Kind­ness of Strangers, op. cit.

[12]À cinq heures, mon ange, op. cit.

[13] Ten­nessee Williams’ let­ters to Don­ald Wind­ham, 1940–1965 (Holt, Rine­hart and Win­ston, 1977).

[14] Le Masseur noir a inspiré le film de Claire Dev­ers, Noir et Blanc, en 1986. (Avec Fran­cis Frap­pat, Jacques Mar­tial et Isaac de Bankolé.)

[15] Adap­tée au ciné­ma en 1966 par Syd­ney Pol­lack (tire français : Pro­priété inter­dite), avec Robert Red­ford et Nathalie Wood.

[16] Depuis sa lobot­o­mie, Rose est internée en HP.

 

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