Tennessee Williams — 3 : L’Oiseau couronné

Tennessee Williams — 3 : L’Oiseau couronné

15 octobre 2019 8 Par Félicie Dubois

Tennessee Williams
1911–1983

III

 

La péri­ode est prospère pour les stu­dios de Hol­ly­wood et, depuis les années trente, beau­coup d’écrivains sont sol­lic­ités par les Majors : William Faulkn­er, Fran­cis Scott Fitzger­ald, John Steinbeck…

En mai 1943, Ten­nessee Williams arrive à Los Angeles.

Il loue un apparte­ment à San­ta Mon­i­ca où il ren­con­tre Christo­pher Ish­er­wood (écrivain d’origine bri­tan­nique nat­u­ral­isé améri­cain). Cepen­dant, au lieu de tra­vailler sur des scé­nar­ios qui ne l’intéressent pas (pour lesquels il est payé deux cent cinquante dol­lars par semaine, une somme impor­tante à l’époque), Ten­nessee se con­sacre à son nou­v­el opus : La Ménagerie de verre, qu’il pro­pose à la Metro-Gold­wyn-May­er. Celle-ci refuse caté­gorique­ment : elle a déjà tourné Autant en emporte le vent et ne veut plus pro­duire de film « sud­iste » pen­dant au moins dix ans.

Vexé, déçu, Tenn ne met plus les pieds aux Studios.

Le 9 août, son con­trat est rompu.

 

Ten­nessee Williams dans les années 40 ©Eugène Smith

 

Ten­nessee Williams se fait l’ami des vagabonds qui dor­ment sur la plage de San­ta Mon­i­ca et lit Carl Gus­tav Jung. Mal­gré sa décon­v­enue, il se sent fort et décidé : il gag­n­era suff­isam­ment d’argent pour « con­stru­ire une vie libre » et sor­tir sa sœur de « la fos­se aux ser­pents » (ain­si que Ten­nessee nom­mait l’Institution psychiatrique).

En décem­bre 1943, il est à Saint Louis pour les fêtes de fin d’année. Tan­dis que son frère Dakin se pré­pare à par­tir en Chine avec l’armée, le 6 jan­vi­er 1944, Rosi­na Otte dite Grande suc­combe à une hémor­ragie pul­monaire. Ten­nessee n’assiste pas aux funérailles : ce jour-là, il se fait opér­er pour la troisième fois de l’œil gauche.

 

Ten­nessee Williams, “La Ménagerie de verre” (tra­duc­tion de Mar­cel Duhamel)

 

Le 26 décem­bre 1944, La Ménagerie de verre est créée au théâtre Civic de Chicago.

L’actrice Lau­rette Tay­lor con­tribue au génie de la pièce en inter­pré­tant de façon éblouis­sante le rôle d’Amanda Wing­field. Clau­dia Cas­sidy (dans le Chica­go Dai­ly Tri­bune) et Asthon Stevens (dans le Her­ald Amer­i­can) pub­lient deux cour­tes cri­tiques excel­lentes. À la mi-jan­vi­er 1945, la salle est comble tous les soirs. Le 2 mars, Ten­nessee écrit à sa mère pour lui annon­cer qu’il lui cède la moitié de ses droits d’auteur. Jusqu’à la fin de sa longue vie, Edwina ne man­quera plus jamais de rien. La pièce de théâtre qu’elle a inspirée, à son insu et sans l’admettre, lui rap­portera des revenus con­sid­érables qui lui per­me­t­tront d’obtenir ce dont elle rêve depuis longtemps : son indépen­dance financière.

Le 26 mars 1945, Ten­nessee Williams fête ses trente-qua­tre ans avec la com­pag­nie de théâtre qui part mon­ter La Ménagerie à New York. Le 31, la pre­mière a lieu au Play­house The­ater. C’est un tri­om­phe. Brooks Atkin­son écrit dans le New York Times : « À compter de cette soirée, le théâtre améri­cain ne sera plus le même. »

Le 8 mai, la Sec­onde Guerre mon­di­ale se ter­mine en Europe.

 

Rose Isabel Williams, D.R.

 

« Toute œuvre sérieuse est auto­bi­ographique » dis­ait Ten­nessee Williams, The Glass Menagerie[1]l’est davan­tage encore — si possible.

Pièce en un acte pour qua­tre per­son­nages — Aman­da Wing­field (la mère), Lau­ra Wing­field (la fille), Tom Wing­field (le fils) et Jim O’Connor (le gen­tle­man caller) — « l’action est un sou­venir et n’a par con­séquent rien de réel. » Le décor : un deux-pièces dans un quarti­er de Saint Louis « où vivent pêle-mêle ouvri­ers et petits-bour­geois ». Dans le salon, un vieux phono et une col­lec­tion d’animaux en verre minia­tures. Au mur, le por­trait du père absent. Nous sommes dans l’entre deux guer­res, avant la crise de 29 et la pro­hi­bi­tion, à la folle époque du jazz, du swing, des danc­ings et du cinéma.

Tom, le fils, est aus­si le récitant.

C’est lui qui se sou­vient de sa mère, Aman­da, se rap­pelant les dimanch­es à Roche-Bleue lorsqu’elle était bril­lante et légère au milieu de tous ses « galants » : « Par­fois, on man­quait de chais­es telle­ment ils étaient nom­breux. Il fal­lait envoy­er le nègre chercher des pli­ants au pres­bytère (…) Par­mi eux, il y avait quelques-uns des jeunes planteurs les plus en vue du Delta du Mississippi… »

Lau­ra, la fille, n’a pas de cheva­lier ser­vant, mais une ménagerie de verre qu’elle astique fébrilement.

Tom n’a qu’une idée en tête : s’enfuir pour écrire.

Aman­da le prévient : « Dès que ta sœur aura quelqu’un capa­ble de pren­dre soin d’elle, dès qu’elle sera mar­iée, indépen­dante, qu’elle aura un foy­er, alors tu seras libre d’aller où cela te chantera, sur terre, sur mer, comme le vent te poussera. Mais en atten­dant, tu te dois de veiller sur ta sœur. »

Alors, Tom invite Jim à dîn­er. Aman­da, surex­citée, s’affaire pour le recevoir. Lau­ra recon­naît en Jim l’adolescent qu’elle a aimé, une année, sur les bancs du col­lège. Jim était très gen­til, il l’appelait « Ben­gali ». Aman­da exulte, pleine d’espoir.

Lau­ra se détend, elle se sur­prend même à danser avec Jim. Mais le mal­adroit jeune homme se cogne à la table sur laque­lle est posé l’animal en verre préféré de Lau­ra : une licorne. Le bibelot tombe, la corne se brise :

« Il est cassé ? demande Jim.

— Non, répond Lau­ra, il est devenu comme les autres chevaux (…) je m’imaginerai qu’il a subi une opéra­tion. Qu’on lui a enlevé sa corne pour qu’il n’ait plus l’impression d’être un phénomène. »

Les deux jeunes gens s’embrassent et aus­sitôt Jim se rend compte qu’il vient de com­met­tre une erreur. Il avoue à Lau­ra qu’il est amoureux d’une autre fille, qu’il va bien­tôt se marier.

Lau­ra est boulever­sée, Aman­da effon­drée, Tom s’en va sur la pointe des pieds.

« C’est ça ! — lui crie sa mère, main­tenant que, grâce à toi, nous nous sommes ridi­culisées, tu vas au ciné­ma. Tous nos efforts, tous les pré­parat­ifs, tous les frais. Le nou­veau lam­padaire, la car­pette, la robe de Lau­ra. Et tout cela pour quoi ? Pour recevoir le fiancé d’une autre fille. Va au ciné­ma, ne t’inquiète pas de nous, de ta mère aban­don­née, de ta sœur infirme, sans mari, sans tra­vail. Que rien ne vienne trou­bler ton plaisir égoïste, surtout. Va, va, va au cinéma. »

 

L’Oiseau couronné

 

Ten­nessee Williams bouge tout le temps, Audrey Wood ne sait jamais où le joindre.

Paul Bowles en témoigne : « Il était plus impa­tient de par­tir de là où il était que d’aller n’importe où ailleurs. »[2] Quant à Elia Kazan, il écrit : « Ten­nessee Williams, à ma grande tristesse, se per­dait à faire la navette entre tous les endroits chics de la planète. L’argent que son énorme suc­cès lui avait apporté l’avait con­duit à vivre sur un mode qui étouf­fait son tal­ent. Il aurait bien mieux fait de rester dans son Sud natal, cette par­tie du monde où il se sen­tait mal à l’aise, voire indigné, d’être con­sid­éré comme un out­sider. »[3]

« Et moi qui perds mes affaires où que j’aille, qui trem­ble dans les avions, qui avale force pilules ros­es, qui ai des ren­dez-vous dan­gereux avec des incon­nus ramassés dans la rue, et ain­si de suite… »[4] com­men­tait Ten­nessee à pro­pos de ses insa­tiables voyages.

En avril 1947, Ten­nessee Williams est à New York pour ren­con­tr­er Irene May­er Selznick, fille du May­er de la MGM, épouse de David O. Selznick (pro­duc­teur d’Autant en emporte le vent – nous y revoilà !) Elle est intéressée par la nou­velle pièce de Ten­nessee inti­t­ulée, pour le moment, The Pok­er Night, et voudrait que Kazan en assure la mise en scène.

Après une escapade à Province­town, Ten­nessee et son nou­v­el ami Pan­cho par­tent en Cal­i­fornie avec Elia Kazan chez Irene Selznick. L’auteur, le met­teur en scène et la pro­duc­trice s’accordent sur les deux pre­miers rôles : Jes­si­ca Tandy sera Blanche DuBois et Mar­lon Bran­do, Stan­ley Kowal­s­ki. À la suite d’une lec­ture de son rôle par le comé­di­en charis­ma­tique, Ten­nessee télé­phone à Audrey : « C’est un Stan­ley envoyé par Dieu ! »

Tenn et Pan­cho sont invités dans des soirées privées où crépite le gratin hol­ly­woo­d­i­en. Ten­nessee a la joie de ren­con­tr­er l’une des actri­ces qu’il admire le plus : Gre­ta Gar­bo. Il écrit à Don­ald Wind­ham : « Elle est tou­jours très belle. Elle boit de la vod­ka pure et dit qu’elle aimerait faire un autre film dans un rôle ni homme ni femme. »[5]

Les répéti­tions du Tramway com­mence à l’automne 47, à New York, sous la direc­tion d’Elia Kazan. Au comble de l’angoisse, Ten­nessee est per­suadé qu’il est mourant et que c’est sa dernière pièce. Il rompt avec Pan­cho. Au même moment, Dakin Williams, devenu avo­cat, rédi­ge le con­trat de sépa­ra­tion de ses par­ents. Edwina et Cor­nelius ne se rever­ront plus.

 

Mar­lon Bran­do est Stan­ley Kowalski

 

La pre­mière d’Un tramway nom­mé Désir a lieu le 3 décem­bre 1947 au théâtre Bar­ry­more de New York. Le pub­lic applau­dit à tout rompre pen­dant plus d’une demi-heure, c’est un tri­om­phe. Les cri­tiques sont excel­lentes. La pièce rem­porte le prix du New York Dra­mat­ic Crit­ics’ Cir­cle, le prix Pulitzer et le prix Don­ald­son – pre­mière œuvre de l’histoire du théâtre améri­cain à cumuler les trois trophées. Ten­nessee offre l’argent du Pulitzer à l’université du Mis­souri. Ten­nessee Williams a tou­jours été d’une grande générosité : il dis­tribuait sa richesse sans compter.

À Kazan, qui hési­tait encore à mon­ter la pièce quelques mois aupar­a­vant, Ten­nessee avait écrit : « C’est une tragédie dont le but, très clas­sique­ment, est de pro­duire une cathar­sis à base de pitié et de ter­reur, et, pour obtenir ce résul­tat, Blanche doit finale­ment gag­n­er la com­préhen­sion et la com­pas­sion du pub­lic. Mais tout cela sans présen­ter Stan­ley comme un scélérat. C’est une chose (l’incompréhension) et non une per­son­ne (Stan­ley) qui la détru­it à la fin. »[6]

A Street­car Named Desire[7]se passe dans le Vieux Car­ré de La Nou­velle Orléans. On entend de la musique jazz, l’atmosphère est humide et chaude. Le décor : un apparte­ment séparé en deux par un rideau. Blanche DuBois échoue chez sa sœur Stel­la, mar­iée à un ouvri­er d’origine polon­aise : Stan­ley Kowalski.

Acte I, scène 1, Blanche racon­te à Stel­la com­ment elles ont per­du Belle-Rêve, la pro­priété famil­iale, et com­ment ont dis­paru un à un les mem­bres de leur famille : « Tu arrivais juste à temps pour l’enterrement, Stel­la !… C’est beau, un enter­re­ment, com­paré à la mort. C’est calme, un enter­re­ment (…) Oui ! accuse-moi ! Regarde-moi en pen­sant que j’ai tout aban­don­né ! (…) Où étais-tu, toi ? Au lit avec ton Polack ! »

Blanche se révolte con­tre la sen­su­al­ité de sa sœur, en écho aux paroles d’Amanda, dans La Ménagerie de verre, furieuse après son fils : « Ne vient pas me par­ler d’instinct ! L’instinct est une chose dont il faut se dégager. Qu’il faut laiss­er aux ani­maux. Un homme, un chré­tien qui a atteint l’âge de rai­son, ne veut pas de l’instinct. »

Acte II, scène 1, Blanche racon­te à Mitch, un brave type, ami de Stan­ley, com­ment elle a per­du l’homme qu’elle aimait — un poète homo­sex­uel, son mari. Le jour où elle a appris la vérité sur les « pen­chants » de son époux, elle s’est moquée de lui en cri­ant son dégoût. Aus­sitôt après, il s’est tiré une balle dans la bouche.

Acte III, scène 4, Stel­la regarde Blanche s’en aller au bras d’un médecin psy­chi­a­tre qui l’emmène faire un voy­age dont elle ne revien­dra pas. La fig­ure de Rose, une fois encore, plane au-dessus de la scène. Blanche tend la main à son des­tin en prononçant cette réplique superbe : Who­ev­er you are, I have always depend­ed on the kind­ness of strangers (« Qui que vous soyez, j’ai tou­jours dépen­du de la gen­til­lesse des étrangers. »)

 

Vivien Leigh est Blanche DuBois

 

En févri­er 1948, Ten­nessee Williams est à Rome où il fait la con­nais­sance de Tru­man Capote et de Gore Vidal, écrivains améri­cains avec lesquels il sym­pa­thise. C’est la dolce vita. Ten­nessee oublie qu’il est mourant et se laisse aller aux délices de la Ville Éternelle.

En avril, des élec­tions men­a­cent la tran­quil­lité de la com­mu­nauté améri­caine qui s’enfuit, effrayée par une éventuelle vic­toire des com­mu­nistes ital­iens. Ten­nessee s’en réjouirait plutôt ; pour une fois, il ne s’envole pas.

En juin, il a ren­dez-vous à Lon­dres où le met­teur en scène et acteur bri­tan­nique John Giel­gud tra­vaille à la pro­duc­tion anglaise de La Ménagerie de verre. Au cours d’une récep­tion, Ten­nessee Williams ren­con­tre Maria Saint Just : « J’ai remar­qué un homme petit, assis sur un canapé, racon­te-t-elle. Il avait une chaus­sette bleue à un pied et une rouge à l’autre (…) Il m’a regardée avec ses yeux bleus, a rou­gi et m’a demandé : Par qui avez-vous été élevée ? — Par ma grand-mère, lui ai-je répon­du. Il a répliqué, rêveur : Moi aus­si, c’est ma grand-mère qui m’a élevé. »[8]

En juil­let, Ten­nessee est à Paris, hôtel de l’Université. Il fait la con­nais­sance de Jean Cocteau qui veut mon­ter le Tramway. Lorsqu’en 1950 l’auteur assis­tera à une représen­ta­tion de sa pièce avec Arlet­ty (!!!) dans le rôle de Blanche DuBois, c’est peu dire qu’il n’appréciera pas : « Je ne com­prends pas pourquoi Jean Cocteau a truf­fé ma pièce d’autant de gros mots (…) Je ne crois pas qu’il suff­ise de plac­er un Frigidaire dans le décor et de faire par­ler les per­son­nages comme le pub­lic pour don­ner une impres­sion de vie. »[9]

 

“Un Tramway nom­mé Désir” de Ten­nessee Williams, adap­ta­tion de Jean Cocteau d’après la tra­duc­tion de Paule de Beau­mont, cou­ver­ture et lith­o­gra­phies de Jean Cocteau (éd.Bordas, 1949)

 

La pre­mière lon­doni­enne de La Ménagerie de verre a lieu le 28 juil­let 1948 au théâtre Hay­mar­ket, sous la direc­tion de John Gielgud.

Edwina et Dakin Williams débar­quent d’Amérique, Audrey Wood les accueille en grande pompe à l’hôtel Savoy. Mais Ten­nessee n’est pas là. Il est resté à Paris, il ne vien­dra pas. Il écrit une let­tre d’excuses à Helen Hayes (qui joue le rôle d’Amanda), dans laque­lle il se plaint à la manière du per­son­nage sur lequel il est en train de tra­vailler, Alma Wine­miller, l’héroïne d’Été et fumée : « J’ai mes crises !… J’ai le cœur nerveux, vous voyez ? » Et, à pro­pos des médica­ments qu’il con­somme comme des bon­bons : « Ils sont d’une infinie mis­éri­corde (…) Le n° sur la boîte est le 96814. J’aime à penser que c’est la ligne directe de Dieu. »

Ten­nessee a un mode de vie épuisant qui n’a pas changé depuis qu’il écrivait à Don­ald Wind­ham, en juil­let 1943 : « … le café du matin, qui, avec le cour­ri­er du matin, con­stitue le plus chaud et le plus bril­lant des moments de la journée, celui où sort la plus belle par­tie de la per­son­nal­ité. »[10]

Son café, il le prend à l’aube. Noir, fort, sans sucre. À par­tir de onze heures, il enchaîne avec du gin ou du Mar­ti­ni. À table, il boit du vin rouge et ponctue ses après-midis avec des cock­tails de pilules et de whisky. La nuit, il sort et boit encore. Tous les moyens sont bons pour se stim­uler, con­tin­uer à tra­vailler, au risque de se détru­ire – ce qui le plonge dans une ter­reur profonde.

Ten­nessee Williams écrit « avec un sen­ti­ment d’appréhension, avec une hâte fiévreuse et aveu­gle »[11], comme s’il craig­nait d’être inca­pable d’aller jusqu’au bout.

 

Ten­nessee Williams & sa fidèle machine à écrire por­ta­tive Olivet­ti ©Holmes-Lebel

 

La pre­mière new-yorkaise d’Été et fumée (Sum­mer and Smoke) a lieu le 6 octo­bre au Music Box The­ater, sous la direc­tion de Mar­got Jones. Musique de Paul Bowles. Deux invités d’honneur applaud­is­sent à tout rompre : Car­son McCullers, à qui la pièce est dédiée, et Frank Mer­lo, que Ten­nessee a retrou­vé par hasard dans les rues de New York (ils s’étaient ren­con­trés un an plus tôt, à Province­town, alors que Tenn était encore en cou­ple avec Pancho).

Frank Mer­lo est un ancien marin d’origine sicili­enne, né dans le New Jer­sey. Petit, tra­pu, il a une mâchoire proémi­nente qui inspire à Maria Saint Just, la reine du surnom, le sobri­quet de « petit cheval ».

Il sera le grand amour de Ten­nessee Williams.

 

Frank Mer­lo et Ten­nessee Williams, D.R.

 

En novem­bre, Ten­nessee Williams retourne à Saint Louis. Il va voir sa sœur à Farm­ing­ton où elle est internée avec la ferme inten­tion de la faire sor­tir. Mais Rose a besoin de soins médi­caux con­stants et il n’est pas ques­tion de la libér­er. Tel un cheva­lier revenant vain­queur du com­bat, fort de sa notoriété et de son excel­lente sit­u­a­tion matérielle, Ten­nessee pen­sait qu’on la lui con­fierait. Il est dévasté.

En décem­bre, Tenn et Frankie par­tent en voy­age de noces en Ital­ie. Ils s’arrêtent à Tanger, chez les Bowles.

(Cf. La Série Jane Bowles)

Ten­nessee écrit à Audrey qu’il faut absol­u­ment qu’elle fasse chang­er Rose d’établissement. Il a main­tenant assez d’argent pour lui pay­er une insti­tu­tion con­fort­able. Rose quitte Farm­ing­ton pour Stony Lodge, Ossin­ing, État de New York, où elle restera jusqu’à la fin de ses jours (en 1996).

En mai 1949, Ten­nessee Williams et Frank Mer­lo sont à Lon­dres pour ren­con­tr­er Lau­rence Olivi­er qui est sur le point de met­tre en scène le Tramway, avec Vivien Leigh dans le rôle de Blanche DuBois. Ten­nessee n’en croit pas ses yeux : Vivien est Blanche. Trop, pensent cer­tains.[12] Si la pièce, puis le film, ont con­tribué à la fragilité extrême de l’actrice, c’est une inter­pré­ta­tion sub­lime qu’elle nous lègue dans le long métrage tourné par Elia Kazan en 1951.

En novem­bre, Ten­nessee loue pour la pre­mière fois la mai­son de Dun­can Street, à Key West. Il s’y installe avec Frank et son grand-père, le révérend Wal­ter Edwin Dakin. Ils y passent l’hiver.

À la fin de l’année, Ten­nessee Williams est le plus riche et le plus con­nu des auteurs dra­ma­tiques améri­cains. Il a trente-huit ans. Il écrit à Don­ald Wind­ham : « Je suis plus seul et plus per­du que jamais et, pour­tant, je con­nais des cen­taines de gens nou­veaux. Cette let­tre a des airs de prière deman­dant com­préhen­sion ou pitié. La pre­mière est impos­si­ble et la sec­onde jamais désirée, mais les deux sont pour­tant néces­saires. »[13]

Au début du mois de juin 1950, Ten­nessee et Frank dînent à Paris avec Anna Mag­nani et Car­son McCullers.

Anna décou­vre avec ent­hou­si­asme le rôle prin­ci­pal de La Rose tatouée que Ten­nessee a écrit spé­ciale­ment pour elle. Tenn et Frankie la suiv­ent en Ital­ie. D’abord en Sicile, à Taormi­na, puis à Rome, via Firen­ze. Ten­nessee retra­vaille La Rose en fonc­tion des désirs d’Anna qui veut bien jouer le rôle au ciné­ma mais craint de l’interpréter sur scène, en langue anglaise. C’est Mau­reen Sta­ple­ton qui créera Séra­fi­na Delle Rose au théâtre. (Anna Mag­nani recevra un Oscar pour la ver­sion ciné­matographique de 1955.)

 

Anna Mag­nani et Ten­nessee Williams sur le tour­nage de “La Rose tatouée” — un film de Daniel Mann, 1955 (Fab­bri edi­tori & Cen­tre Georges Pom­pi­dou, 1989)

 

Ten­nessee est sous le charme d’Anna. Elle est de la race de ces « tau­reaux femelles » qui le fasci­nent tant. Entre eux s’établit un rap­port affectueux et com­plice. Dans un arti­cle, pub­lié dans le mag­a­zine Life du 3 févri­er 1961, Ten­nessee écrit : « MAGNANI ! Je mets le nom en cap­i­tales avec un point d’exclamation parce que c’est comme ça qu’elle avance (…) Dans une pièce pleine de gens, elle peut s’asseoir par­faite­ment immo­bile et silen­cieuse, et vous sen­tez encore la ten­sion atmo­sphérique de sa présence, ça pal­pite et vrom­bit dans l’air comme un fil élec­trique dénudé sous tension. »

 

La Mag­nani et Ten­nessee dans les années 50 (Fab­bri edi­tori & Cen­tre Georges Pom­pi­dou, 1989)

 

Dans ses Mémoires, Ten­nessee décrit Anna comme la femme la plus anti­con­formiste qu’il ait con­nue. Elle avait l’habitude de se lever en début d’après-midi : « Vers deux heures trente ou trois heures, le télé­phone son­nait. Après le rit­uel Ciao Tenn ! elle demandait tou­jours Quel est le pro­gramme ? Elle me posait tou­jours cette ques­tion polie, bien que je la soupçonne d’avoir déjà décidé de ce que serait le pro­gramme (…) À huit heures, Mer­lo et moi débar­quions chez elle, au dernier étage du Palaz­zo Altieri ; une bonne à l’air affolé nous fai­sait entr­er au salon (…) Nous nous asseyions pour boire en l’attendant, par­fois pen­dant près d’une heure (…) Enfin Anna, bril­lant d’animation et d’humeur expan­sive, s’engouffrait dans la pièce (…) Nous ne deman­dions jamais où nous allions dîn­er ; c’était un sujet sur lequel elle avait déjà statué, et son choix se révélait tou­jours par­fait. Les patrons comme les garçons du restau­rant l’accueillaient comme une reine (…) Après le café, Anna demandait un gros paquet de restes. » Alors com­mençait l’itinéraire de nuit à vis­iter tous les lieux où des chats errants et faméliques attendaient qu’Anna les nour­risse. Puis on allait boire un dernier verre via Vene­to : « Anna ne buvait que du vin (…) elle émet­tait tou­jours des com­men­taires désolés sur mon goût pour le whisky. »

De son côté, La Mag­nani regarde l’écrivain avec des yeux atten­dris : «  Ten­nessee est comme un enfant : il est inno­cent comme un bébé et il a un cœur d’or. C’est un homme intel­li­gent avant d’être un intellectuel. »

 

Ten­nessee Williams et Anna Mag­nani, D.R.

 

Fin jan­vi­er 1952, Ten­nessee Williams achève une énième ver­sion de Camino Real. La pièce est dédiée à Elia Kazan. Ten­nessee voudrait que celui-ci la mette en scène mais, sous la pres­sion du mac­carthysme, « Gadg » a dénon­cé ses amis com­mu­nistes de Hol­ly­wood. Pour l’heure, le déla­teur essaie de se faire oublier.

Tenn et Frankie descen­dent à Key West dans la mai­son de Dun­can Street qu’ils agré­mentent d’une piscine, d’un stu­dio réservé aux heures mati­nales d’écriture et d’un kiosque bap­tisé The Jane Bowles Sum­mer House. Pen­dant ce temps-là, Un tramway nom­mé Désir rem­porte qua­tre Oscars à Hol­ly­wood (dont celui de la meilleure actrice pour Vivien Leigh).

Le 24 avril, la reprise d’Été et Fumée au Cir­cle in the Square, à New York, avec Geral­dine Page dans le rôle d’Alma Wine­miller, dans une mise en scène de José Quin­tero, rem­porte un immense succès.

Le 28 mai, Ten­nessee Williams et son amie Car­son McCullers sont élus mem­bres à vie du Nation­al Insti­tute of Arts and Letters.

En juin, Ten­nessee et Frank voy­a­gent en Europe. D’abord à Paris, puis à Rome où ils retrou­vent La Magnani.

En octo­bre, Tenn offre un chien à Frankie : Mis­ter Moon, le pre­mier d’une longue série de bulls anglais. Ils passent la soirée de Hal­loween en com­pag­nie de Jane Bowles qui occupe momen­tané­ment son apparte­ment à New York, puis descen­dent à Key West pour célébr­er Noël et la nou­velle année avec le révérend et Miss Edwina.

 

Camino Real

 

La pre­mière new-yorkaise de Camino Real, finale­ment mise en scène par Elia Kazan, a lieu au théâtre Nation­al le 19 mars 1953. Dans l’ambiance hys­térique du mac­carthysme, la pièce est accusée d’être anti­améri­caine. On lui reproche son abstrac­tion, sa poésie, son sym­bol­isme et, surtout, de n’avoir pas de fin. Mal­gré une bonne cri­tique du fidèle Brooks Atkin­son, Camino Real s’interrompt après soix­ante représentations.

Ten­nessee Williams, effon­dré, s’enfuit à Key West. Dans un arti­cle pub­lié par le New York Times du dimanche 15 mars, il écrivait : « Plus que n’importe quel autre tra­vail que j’ai fait jusqu’à présent, cette pièce m’est apparue comme la con­struc­tion d’un autre monde (…) Mon désir était de don­ner au pub­lic mon pro­pre sens de quelque chose de sauvage et de non restric­tif qui coule comme l’eau dans les mon­tagnes, ou les nuages qui changent de forme dans le vent, ou la con­tin­uelle dis­si­pa­tion et trans­for­ma­tion des images d’un rêve (…) Je n’ai jamais pen­sé une seule minute que la pièce pour­rait paraître obscure et con­fuse à qui que ce soit (…) Mon atti­tude est intran­sigeante. Je con­tin­ue à ne pas être d’accord avec le fait qu’elle ait besoin d’une explication. »

Kazan pen­sait, quant à lui : « Camino Real est une pièce impar­faite mais très belle, c’est une let­tre d’amour à ceux que Williams aimait le plus : les roman­tiques, ces inno­cents devenus les vic­times de notre civil­i­sa­tion d’affaires. »

Camino Real se passe dans un pays d’Amérique latine non pré­cisé, « il n’y a pas d’oiseaux sauvages dans ce pays, mis à part quelques oiseaux sauvages domes­tiqués et mis dans des cages. » Elle met en scène trente-neuf per­son­nages, par­mi lesquels : Casano­va, le baron de Char­lus, Mar­guerite Gau­ti­er, lord Byron, Don Qui­chotte et San­cho Pan­za… Le rideau se lève sur un port qui ressem­ble à Tanger, La Havane, Vera Cruz, Casablan­ca, Shang­hai et La Nou­velle Orléans réu­nis. Côté jardin, le quarti­er chic avec l’hôtel Siete Mares (« Sept Mers ») ; côté cour, le quarti­er gitan. Le pre­mier per­son­nage à entr­er en scène est Don Qui­chotte, il dit : « Le bleu est la couleur de la dis­tance ! » Et le ton est donné.

Camino Real est « une ques­tion sans réponse, mais con­tin­uons à croire à la dig­nité et à l’importance de cette question. »

 

La Chatte sur un toit brûlant

 

Le 14 févri­er 1955, le révérend Wal­ter Edwin Dakin meurt au Barnes Hos­pi­tal de Saint Louis à l’âge de qua­tre-vingt-dix-sept ans.

La pre­mière new-yorkaise de La Chat­te sur un toit brûlant (dédiée à Audrey Wood), a lieu au théâtre Morosco le 24 mars dans une mise en scène d’Elia Kazan. Ben Gaz­zara tient le rôle de Brick Pol­litt et Bar­bara Bel Ged­des (future mère de J. R. et Bob­by Ewing dans la série Dal­las…) celui de Mag­gie la Chat­te. Burl Ives incar­ne déjà Big Dad­dy (comme dans le film de Richard Brooks). C’est un suc­cès immé­di­at. La pièce rem­porte le New York Dra­ma Crit­ics’ Cir­cle Award et le prix Pulitzer. C’est l’œuvre de Ten­nessee Williams qui se jouera le plus longtemps sur scène.

Mal­gré l’immense suc­cès de la pièce et, plus tard, du film de Richard Brooks, Ten­nessee n’est pas con­tent. Il n’a pas aimé la mise en scène de Kazan et détestera l’adaptation ciné­matographique de Brooks. Il se sent trahi. En con­sid­érant le « cadeau » du jeune cou­ple au vieil homme (Mag­gie et Brick annonce à Big Dad­dy, mourant, qu’ils atten­dent un enfant) comme un hap­py end sans ambiguïté, ils ont escamoté le dégoût que cette his­toire inspi­rait à son auteur. Dans l’esprit de Ten­nessee, aucun des per­son­nages n’est sym­pa­thique : Brick, le lâche, qui a eu honte des sen­ti­ments de son ami Skip­per à son égard ; Mag­gie la Chat­te, qui se bat pour rester la femme d’un homme qui ne la désire pas ; Big Dad­dy, le patri­arche, qui préfère son fils cadet, plus beau et plus doué ; Big Mam­ma qui ne voit rien, n’entend rien, et vit dans l’ombre d’un mari qui la méprise ; et, bien sûr, Goop­er et sa femme Edith, qui font des enfants comme on achète des actions en bourse.

Le mes­sage n’était pas : faites des enfants pour faire plaisir à vos par­ents, mais : affron­tez tou­jours la vérité, ne la dis­simulez jamais. Le secret ne pro­tège pas, il empoisonne.

 

Paul New­man et Liz Tay­lor dans “Le Chat­te sur un toit brûlant” (Richard Brooks, 1958)

 

En avril 1955, Ten­nessee Williams est à Key West avec Frank, Car­son McCullers et Françoise Sagan. Celle-ci se sou­vient de leur pre­mière ren­con­tre : « Arri­va donc un homme bref, avec des cheveux blonds, des yeux bleus et un regard amusé, qui était depuis la mort de Whit­man et reste à mes yeux le plus grand poète de l’Amérique. Il était suivi d’un homme brun, l’air gai (…) nom­mé Fran­co (…) Der­rière eux, une femme grande et mai­gre dans un short, des yeux bleus comme des flaques, un air égaré, une main fixée sur des planchettes de bois, cette femme qui était pour moi le meilleur écrivain, le plus sen­si­ble en tout cas de l’Amérique d’alors : Car­son McCullers. Deux génies, deux soli­taires que Fran­co tenait par le bras, à qui il per­me­t­tait de rire ensem­ble, de sup­port­er ensem­ble cette vie de rejetés, de parias, d’emblèmes et de rebuts qu’était alors la vie de tout artiste, de tout mar­gin­al améri­cain. »[14]

À la mi-juin, Ten­nessee part en Europe – sans Frank.

À l’automne, il retourne à New York pour tra­vailler au scé­nario de Baby Doll (d’après deux pièces cour­tes : 27 Remorques pleines de coton et Le Long séjour inter­rompu) qu’Elia Kazan doit réalis­er. Le tour­nage va com­mencer et Gadg exige de Tenn qu’il rejoigne l’équipe du film à Benoît, Mis­sis­sip­pi. Ten­nessee refuse de met­tre les pieds dans un État qui per­sé­cute les Noirs et les Pédés. Kazan est fâché.

 

Car­roll Bak­er dans “Baby Doll” Elia Kazan (1956)

 

Baby Doll (La poupée de chair) sort sur les écrans améri­cains le 18 décem­bre 1956 (avec Karl Malden dans le rôle d’Archi Lee, Car­roll Bak­er dans le rôle-titre et Eli Wal­lach dans celui de Sil­va Vac­caro). Le film est aus­sitôt con­damné par The Nation­al Legion of Decen­cy (La Ligue pour la Ver­tu). Aux États-Unis, les années cinquante ont con­nu, out­re le mac­carthysme, un code de cen­sure ciné­matographique très strict : le code Hayes. Des hommes d’église s’installaient à l’entrée des ciné­mas pour not­er le nom des paroissiens qui allaient voir les films réprou­vés par la morale.

Baby Doll racon­te l’histoire d’une jeune fille de vingt ans qui s’est mar­iée avec un homme qui la dégoûte pour faire plaisir à son père mourant. Elle refuse de couch­er avec son époux, mais tombe amoureuse d’un teigneux, Sil­va Vac­caro, un étranger qui, avec ses nou­velles méth­odes de pro­duc­tion et d’exploitation du coton, a mis en fail­lite tous les petits égreneurs de la région, dont Archie Lee, le mari trompé.

Ten­nessee et sa sœur Rose vont pass­er Noël chez Car­son McCullers, à Nyack. Le 3 jan­vi­er 1957, Tenn écrit à Maria Saint Just pour lui racon­ter l’épisode : « Car­son lui a tout de suite dit : Rose, mon tré­sor, venez ici m’embrasser. Rose lui a répon­du : Non mer­ci, j’ai mau­vaise haleine. (…) Elle est rede­v­enue fort jolie. Mince, la peau claire, et ses yeux gris-vert sont ravis­sants, et cette incroy­able douceur, cette patience, ce calme. Après tout ce qu’elle a enduré dans les fos­s­es aux ser­pents, c’est vrai­ment un mir­a­cle qu’elle soit demeurée une vraie dame. Là où elle est main­tenant (Stony Lodge), elle a beau­coup plus de lib­erté, peut se promen­er dans la belle pro­priété qui domine l’Hudson, a une per­ruche dans sa cham­bre à laque­lle elle a don­né le nom de mère : Edwina Estelle. »

Au début de l’année 1957, Ten­nessee Williams est déprimé. Il a écrit à Maria Saint Just que sa car­rière d’écrivain est ter­minée et que « dans tout le reste (il) a échoué de façon spec­tac­u­laire ». L’échec que va recevoir sa nou­velle pièce, La Descente d’Orphée, au mois de mars suiv­ant, à New York, le con­forte dans son désespoir.

Le 27 mars, à soix­ante-dix-sept ans, Cor­nelius Cof­fin Williams décède chez sa sœur, à Knoxville, Ten­nessee. Le jour de l’enterrement, Dakin et Thomas sont présents. Edwina ne se déplace pas. Leur tante Ella mon­tre à Ten­nessee une pho­to de son père parue dans le jour­nal local : Cor­nelius posant fière­ment devant un ciné­ma qui a mis Baby Doll à l’affiche. Il sourit, tête haute. La légende retran­scrit ses pro­pos : « Je pense que c’est un excel­lent film et je suis fier de mon fils. »

Ten­nessee Williams est bouleversé.

Au mois de juin, il com­mence une psy­chothérapie avec le doc­teur Lawrence S. Kubie (adepte de l’hypnose) qui lui demande de cess­er d’écrire. Ten­nessee est blo­qué à New York pour ses cinq (!!!) séances heb­do­madaires. C’est son pre­mier été depuis dix ans sans voy­age en Europe.

 

Soudain l’été dernier

 

Le 7 jan­vi­er 1958, Soudain l’été dernier (Sud­den­ly Last Sum­mer)[15]est mon­té off Broad­way. La pièce met en avant Vio­let Ven­able, une veuve richissime qui habite le Quarti­er des Jardins à La Nou­velle Orléans (admirable Katharine Hep­burn dans le film éponyme de Joseph Mankiewicz !)

Vio­let Ven­able vivait depuis quar­ante ans avec son fils Sebastien, un poète oisif qui écrivait un poème chaque été, lorsque, Soudain l’été dernier, il est mort dans des con­di­tions épou­vanta­bles à Cabeza de Lobo, en Espagne. Mrs Ven­able affirme que la jeune Catharine Hol­ly, cou­sine de Sebastien, est respon­s­able du drame. C’est elle qui accom­pa­g­nait son fils cette année-là, en Europe. Vio­let envis­age une solu­tion rad­i­cale pour se débar­rass­er de Catharine : la lobot­o­mie. Elle réus­si à la faire intern­er en hôpi­tal psy­chi­a­trique afin d’en finir avec son « bavardage » et prononce les paroles de Miss Edwina à l’encontre de Rose quand elle demande au neu­rochirurgien d’ « arracher cette hor­ri­ble his­toire de son cerveau » — autrement dit, ces jacasseries hon­teuses sur la sex­u­al­ité de son fils et sur les cir­con­stances atro­ces de sa mort : le poète dandy a été dévoré par des enfants affamés. [16]

En juin, Ten­nessee Williams inter­rompt sa psy­chothérapie avec le doc­teur Kubie et s’envole pour l’Europe avec son amie Mar­i­on Vac­caro. Frank reste seul à Key West.

Le 10 mars 1959, Le Doux Oiseau de la jeunesse (Sweet Bird of Youth) est présen­té au Mar­tin Beck de New York par la cofon­da­trice, avec Elia Kazan, de l’Actors Stu­dio : Cheryl Craw­ford. La pièce lui est dédiée. La mise en scène est de Kazan et la musique de Paul Bowles. Avec Paul New­man dans le rôle de Chance Wayne et Geral­dine Page dans celui d’Alexandra Del Lago, princesse Kos­mo­nop­o­lis (comme dans le film de Richard Brooks qui sor­ti­ra en 1962.)

Les cri­tiques ne sont pas bonnes, pour­tant la pièce reste plus d’un an à l’affiche.

À Cuba, Fidel Cas­tro vient de pren­dre le pou­voir. Ten­nessee Williams et Mar­i­on Vac­caro se ren­dent à La Havane pour le ren­con­tr­er. Le Lid­er Max­i­mo accueille l’écrivain d’un « That Cat ! » enthousiaste.

En mai, Ten­nessee et Mar­i­on sont de retour à Key West où Frank les attend.

Le 20 août, Ten­nessee Williams et Frank Mer­lo par­tent pour un voy­age de trois mois autour du monde.

Début 1960, Ten­nessee est à Key West. Il écrit à Maria Saint Just : « Je crois que j’aimerais me repos­er main­tenant pen­dant dix ans sur mes lau­ri­ers fanés (…) Je sup­pose que mon heure est passée dans les théâtres de Broad­way, j’espère seule­ment que mon argent va me dur­er aus­si longtemps que moi et (…) suf­fi­ra pour épargn­er à Rose la fos­se aux ser­pents et pour garder au Cheval le cot­tage de Key West et de quoi nour­rir sa ménagerie. »[17]

En 1961, Ten­nessee Williams reprend une nou­velle écrite en 1948 – La Nuit de l’iguane – pour en faire une pièce en trois actes du même nom[18]. Il est à nou­veau per­suadé que ce sera la dernière et souf­fre de para­noïa aiguë. Tous ses amis devi­en­nent sus­pects. Il s’enferme dans son stu­dio d’écriture, à Key West, se méfie des coups de télé­phone inat­ten­dus et des vis­ites impromptues. Beau­coup de jeunes auteurs rem­por­tent alors un suc­cès supérieur au sien : Harold Pin­ter, Edward Albee, William Inge… Ten­nessee, plus que jamais inqui­et, est bel et bien menacé.

Le 29 décem­bre, La Nuit de l’iguane est créée au théâtre Roy­al de New York dans une mise en scène de Frank Cor­saro (avec Bette Davis, puis Shel­ley Win­ters, dans le rôle de Max­ine Faulk).

The Night of The Igua­na est une comédie philosophique empreinte d’humour et de grâce qui se déroule un soir d’été à l’hôtel Cos­ta Verde, sur la côte paci­fique du Mex­ique, au nord d’Acapulco. Max­ine Faulk (sub­lime Ava Gard­ner dans le film éponyme de John Hus­ton !) est la pro­prié­taire de l’hôtel ; c’est un « tau­reau femelle » qui aime les jeunes Mex­i­cains et le rhum-coco. Le révérend Shan­non, prêtre défro­qué, est devenu chauf­feur de bus et guide touris­tique pour un col­lège de jeunes filles. Han­nah Jelkes, artiste pein­tre, céli­bataire, accom­pa­gne son grand-père, Non­no, en voy­age autour de la terre. Elle peint, il récite des poèmes.

La nuit sera noire et blanche[19]… Mais à l’aube, ils ne seront plus des étrangers.

La pièce tri­om­phe au théâtre, le film car­ton­nera au ciné­ma. La Nuit de l’iguane est le dernier coup de maître de Ten­nessee Williams.

 

Fin de l’épisode 3

Suite et fin, épisode 4 : Une vie accomplie


[1] Adap­ta­tion française de Mar­cel Duhamel (éd. Robert Laf­font, 1958).

[2] Mémoires d’un nomade, Paul Bowles (éd. Quai Voltaire pour la tra­duc­tion française, 1989).

[3] Une vie, Elia Kazan (éd. Gras­set pour la tra­duc­tion française, 1989).

[4] À cinq heures, mon ange, op. cit.

[5] Ten­nessee Williams’ let­ters to Don­ald Wind­ham, op. cit.

[6] Une vie, op. cit.

[7] Adap­ta­tion française de Paule de Beau­mont, éd. Robert Laf­font (1958).

[8] À cinq heures, mon ange, op. cit.

[9] Nou­velles lit­téraires, 8 juin 1950. Inter­view de Jea­nine Delpech en présence de Paul Bowles.

[10] En 1975, Ten­nessee Williams écrira dans ses Mémoires : « Il m’apparaît par­fois que j’ai vécu une vie faite de matins et de matins, puisque c’est tou­jours, puisque ça a tou­jours été le matin que je travaille. »

[11] Rubio y More­na, in : Toutes ses nou­velles op. cit.

[12] Vivien Leigh était de con­sti­tu­tion, men­tale et physique, très faible. Elle meurt en 1967, à l’âge de cinquante-trois ans, de la tuberculose.

[13] Ten­nessee Williams’ let­ters to Don­ald Wind­ham, op. cit.

[14] Avec mon meilleur sou­venir, Françoise Sagan (éd. Gal­li­mard, 1984).

[15] Tra­duc­tion française de Jacques Guichar­naud, éd. Robert Laf­font (1962).

[16] On retrou­ve le thème du can­ni­bal­isme dans la nou­velle Le Masseur noir (Desire and The Black Masseur, 1946) op. cit.

[17] Tenn fait allu­sion aux nom­breux ani­maux domes­tiques dont s’occupait Frankie.

[18] Adap­tée en français par Mar­cel Aymé (éd. Robert Laf­font, 1972).

[19] Selon l’expression de Gérard de Nerval.

 

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