Tennessee Williams — 4 : Une vie accomplie

Tennessee Williams — 4 : Une vie accomplie

22 octobre 2019 9 Par Félicie Dubois

Tennessee Williams
1911–1983

IV

 

Au print­emps 1962, Frank Mer­lo s’af­faib­lit. Il est grave­ment malade.

Ten­nessee Williams écrit Le Train de l’aube ne s’arrête plus ici (The Milk­train Doesn’t Stop Here Any­more). La pièce reprend une nou­velle inti­t­ulée Un homme monte avec ça (Man bring this up road, 1953). « Une comédie sur la mort », affir­mait son auteur. Elle devien­dra un film superbe : Boom! de Joseph Losey (1968).

 

 

En jan­vi­er 1963, le diag­nos­tique tombe : Frankie souf­fre d’un can­cer des poumons.

Le Train de l’aube est mon­tée au théâtre Morosco. C’est un échec, la pièce est inter­rompue après soix­ante-neuf représentations.

En août, Frank est admis au Memo­r­i­al Hos­pi­tal de New York. Ten­nessee va le voir tous les jours jusqu’au dernier, 21 sep­tem­bre 63 : Frank Philip Mer­lo meurt à l’âge de quar­ante et un ans.

Ten­nessee est démoli. « Mon cœur, si longtemps habitué aux attache­ments brefs, avait trou­vé dans ce jeune Sicilien un refuge, enfin… »[1] Ils auront vécu qua­torze années ensem­ble. Elia Kazan se sou­vient du cou­ple qu’ils for­maient : « Je me les rap­pelle encore, faisant leurs cours­es à l’épicerie comme des bour­geois français (sic), ten­ant en laisse leur boule­dogue dodu, qui se dan­d­i­nait à leur côté (…) À mon avis, Ten­nessee n’a jamais été aus­si heureux qu’à ce moment-là ; il n’a jamais con­nu per­son­ne d’aussi aimant, loy­al et hon­nête que Frank Mer­lo. »[2]

Ten­nessee Williams vit désor­mais en reclus à New York. Il ne voit plus per­son­ne si ce n’est son nou­veau thérapeute : le doc­teur Max Jacob­son (alias « Doc­teur Feel­go­od ») qui lui pre­scrit, entre autres drogues, des amphétamines.

 

Molécules d’am­phé­t­a­mines

 

Ten­nessee Williams est dans un état d’épuisement et de faib­lesse épou­vantable. Il écrit à Maria Saint Just : « Je me déteste. Je sens que j’ennuie les gens et que je suis trop repous­sant physiquement. »

Il ne tient plus debout. Il glisse, trébuche, s’abîme les genoux. Il est drogué du matin au soir et son corps ne tolère plus une goutte d’alcool. Dès qu’il boit — il boit sou­vent — Ten­nessee devient con­fus, agres­sif, sus­picieux. Il n’écoute pas les con­seils de ses amis et refuse de quit­ter le Doc­teur Jacobson.

En mars 1966, le mag­a­zine Esquire pub­lie une pièce en un acte de Ten­nessee Williams : I Can’t Imag­ine Tomor­row.

Je ne peux imag­in­er demain met en scène deux per­son­nages : Une (une femme) et Deux (un homme). Lui est un ancien pro­fesseur qui ne peut plus enseign­er en rai­son de graves prob­lèmes d’élocution. Elle est malade, dépres­sive, et pra­tique un humour extrav­a­gant, ter­ri­ble, très « williamsien ».

Au print­emps 66, Audrey Wood négo­cie les droits ciné­matographiques du Train de l’aube ne s’arrête plus ici. Le script s’intitule d’abord Goforth ! (En avant !), du nom du per­son­nage principal.

En avant ! — qu’il écrivait tou­jours en français — était la devise de Ten­nessee Williams.

En avant ! tous les matins, avec une journée de plus dans le dos et une de moins à l’horizon. « Vous con­tin­uez dans la soli­tude, les out­ils de votre tra­vail vous trahissent ou vous les trahissez, les coqs chantent trois fois avant le lever du jour, aus­si odieux que le geôli­er pour le con­damné — tout vous est hos­tile, mais vous con­tin­uez… »[3]

Ten­nessee con­fie à Maria Saint Just : « Ma seule vraie joie dans l’écriture, c’est de con­tin­uer à écrire. »

Et, dans ses Mémoires, il con­fessera : « Je suis un écrivain con­traint et forcé. »

 

 

Au début de l’année 1967, Ten­nessee Williams est en Sar­daigne sur les lieux du tour­nage de Boom! — alias Goforth!

Boom! (le bruit des vagues con­tre la falaise), réal­isé en Tech­ni­col­or par Joseph Losey, avec Liz Tay­lor (géniale !) dans le rôle de Mrs Goforth et Richard Bur­ton dans celui de Christo­pher Flan­ders, musique de John Bar­ry, est un film mer­veilleuse­ment baroque, le préféré de Tennessee.

Le mien aus­si, je vous en prie (ce ne sont que quelques extraits …) :

 

Le 4 avril 1968, le pas­teur Mar­tin Luther King est assas­s­iné à Mem­phis. Trois jours plus tard, Nina Simone chante Why (The King of Love is Dead) au West­bury Music Fair (État de New York).

L’été suiv­ant, Ten­nessee Williams est à Key West où il tra­vaille à la révi­sion d’une pièce en deux actes : The Two-Char­ac­ter Play (alias Out Cry), un dia­logue entre un frère et une sœur qui témoigne une fois encore de ce qu’il n’a jamais cessé de répéter : Rose est l’autre face de lui-même.

 

Ten­nessee Williams, “The Two-Char­ac­ter play” (éd. New Direc­tions, 1979)

 

Un frère, Felice, et une sœur, Clare, sont enfer­més dans leur mai­son-théâtre. Ils jouent une pièce non écrite sur une scène sans décor ni public.

Clare : « Un doc­teur, une fois, m’a dit que toi et moi étions les per­son­nes les plus courageuses qu’il ait jamais con­nues. J’ai dit : Pourquoi, c’est absurde, mon frère et moi sommes ter­ri­fiés par nos pro­pres ombres. Et il a dit : Oui, je sais, et c’est pourquoi j’admire tant votre courage. »

Finale­ment, Felice renonce à sor­tir de la mai­son-théâtre sans Clare : « Je ren­tre à la mai­son, très rapi­de­ment. Je ne regarde pas ma sœur. »

La Ménagerie de verre s’achevait par ses mots : « Par­fois, il m’arrive de marcher le soir, dans les rues d’une ville étrangère, en atten­dant de trou­ver des com­pagnons. Je passe devant l’étalage d’une bou­tique de par­fums. La vit­rine est rem­plie de verre col­oré, de minus­cules fla­cons trans­par­ents aux couleurs déli­cates, sem­blables aux frag­ments d’un arc-en-ciel pul­vérisé… Et, tout à coup, ma sœur me touche. Je me retourne et je la regarde dans les yeux. »

À l’issue de la pre­mière pièce à suc­cès de Ten­nessee Williams, Tom quit­tait Lau­ra. Il était décidé, il s’engageait.

Vingt-deux ans plus tard, dans une œuvre mécon­nue, Felice n’a plus la force de par­tir. Il se dérobe, four­bu de cul­pa­bil­ité … et il évite le regard de sa sœur.

Le mot tabou est con­finé, le jeu inter­dit est celui du monde extérieur. Entre l’enfermement détesté et la société red­outée, le seul espace viv­able est un théâtre : « Felice, est-il pos­si­ble que La Pièce pour Deux Per­son­nages n’ait pas de fin ? »

 

Décor de Jacques Noël pour “Comme un Nénuphar sur un bay­ou de Louisiane” ©Féli­cie Dubois (1995)

 

À la fin de l’an­née 1968, Ten­nessee veut se faire admet­tre auprès de sa sœur à Stony Lodge. N’y par­venant pas, il quitte New York pour Key West. Son frère Dakin le rejoint et, con­tre toute attente, lui con­seille de se con­ver­tir au catholicisme.

Le 10 jan­vi­er 1969, Ten­nessee Williams est bap­tisé par le père Le Roy en l’église Saint Mary of the Sea, à Key West. Ten­nessee dira quelques années plus tard : « J’aime la beauté du rit­uel, mais les dogmes de l’Église sont ridicules. »

En sep­tem­bre, Dakin inter­vient à nou­veau : il fait intern­er son frère au Barnes Hos­pi­tal de Saint Louis pour le dés­in­tox­i­quer d’une drogue, la glutéthimide (com­mer­cial­isée aux USA sous le nom de Dori­den). Ten­nessee est sevré bru­tale­ment. Il en voudra énor­mé­ment à Dakin et les deux frères res­teront longtemps fâchés.

En avril 1970, Ten­nessee Williams est à Key West où il apprend la mort de Mar­i­on Vaccaro.

En juil­let 1971, une nou­velle ver­sion de The Two-Char­ac­ter Play /Out Cry est mon­tée au théâtre Ivan­hoé de Chicago.

Audrey Wood fait le voy­age de New York pour assis­ter à la Pre­mière. C’est un désastre.

Ten­nessee, furieux con­tre le monde entier, rompt le soir même avec Audrey (après trente-deux ans de bons et loy­aux services).

Il reste mal­gré tout dans la même agence et c’est Audrey, en per­son­ne, qui le présente à son suc­cesseur : Bill Barnes.

 

 

Le 1er octo­bre 71 a lieu la créa­tion parisi­enne du Doux Oiseau de la jeunesse au théâtre de l’Atelier dans une adap­ta­tion[4] de Françoise Sagan (avec Edwige Feuil­lère dans le rôle d’Alexandra del Lago et Bernard Fres­son dans celui de Chance Wayne). L’auteur se rend à Paris pour l’occasion et approu­ve chaleureuse­ment le tra­vail de Sagan, laque­lle, fébrile, lui demande s’il ne s’est pas « trop sen­ti trahi ». Ten­nessee répond : « No dar­ling, je me suis sen­ti aimé. Mieux que tout, tu vois : aimé. »[5]

Puis il s’envole chez son amie Maria à Wilbury Park, pro­priété famil­iale des Saint Just.

En novem­bre, Ten­nessee Williams est à La Nou­velle Orléans où il com­pose ses Mémoires. Il con­fesse à Maria Saint Just : « Je prends beau­coup de plaisir à les écrire (…) et, même si je devrais peut-être m’exiler à jamais des États-Unis quand ils auront été pub­liés, je sens que ça peut me rap­porter un mil­lion facile­ment ! Il serait temps que quelque chose me rap­porte la grosse galette… »

 

Ten­nessee Williams à Key West (au bord de sa piscine), 1972 ©Jill Kremente

 

À la fin de l’été 1972, Ten­nessee Williams est juré d’honneur à la Mostra de Venise. Il s’y fait de nou­veaux amis : Andy Warhol, Paul Mor­risey, Sylvia Miles et Joe Dallessandro.

De retour à New York, Ten­nessee ren­con­tre un jeune vétéran du Viet­nam, appren­ti écrivain : Robert Car­roll (surnom­mé « l’Enfant Terrible »).

Le 4 mai 1973, Jane Bowles s’éteint dans une clin­ique psy­chi­a­trique de Mala­ga à l’âge de cinquante-six ans.

(Cf. La Série Jane Bowles)

Le 26 décem­bre, à Rome, Anna Mag­nani meurt d’un can­cer du pan­créas à l’âge de soix­ante-cinq ans.

 

Carte de vœux de Ten­nessee Williams, dess­inée par lui-même, D.R.

 

Pen­dant l’année 1974, quand Ten­nessee n’est pas à New York, ni en voy­age en Europe, ni à La Nou­velle Orléans, il se repose à Key West où une bande de prof­i­teurs com­posée de jeunes « artistes », des amis de Robert Car­roll, le pille jour après jour.

En 1975, Ten­nessee Williams pub­lie son pre­mier roman — Une femme nom­mée Moïse (Moïse and The World of Rea­son) — qui a pour cadre le quarti­er de Green­wich Vil­lage, à New York.

Moïse vit à Bleeck­er Street dans le dénue­ment le plus total. Elle est pein­tre. Son renon­ce­ment à la société et son isole­ment sont tels qu’elle sait qu’elle ne ven­dra jamais une toile de son vivant. Jusqu’à présent, elle a vécu de la générosité d’un vieil homme à qui elle prodiguait des « mas­sages de la prostate ». Mais le vieux est mort. Moïse organ­ise une récep­tion au cours de laque­lle elle fait une annonce. Sa voix est si faible que le Nar­ra­teur, son ami, debout à côté d’elle, répète les mots qu’elle mur­mure : « Les choses sont dev­enues inten­ables dans mon univers (…) Mon univers n’est pas du tout le vôtre, voyez-vous (…) Je crois avoir vécu autre­fois dans un univers plus proche du vôtre, je veux dire dans un univers de rai­son… » Tout au long du roman, Ten­nessee Williams, le Nar­ra­teur, dia­logue avec lui-même. Quand il est à bout de souf­fle, il n’achève pas ses phras­es. Lorsqu’il manque de courage, il se redonne du cœur à l’ouvrage : « Repose-toi, respire, remets-toi si tu peux, le cri est encore En avant ! »[6] Par­fois, il nous par­le, à nous, lecteurs : « À pro­pos, qui êtes-vous ? Il me faut tou­jours être présen­té au moins deux fois, car la panique qui s’empare de moi à une pre­mière ren­con­tre avec quelqu’un m’empêche d’entendre son nom. »

En décem­bre 1975, les Mémoires de Ten­nessee Williams sor­tent aux édi­tions Dou­ble­day et devi­en­nent rapi­de­ment la meilleure vente de la sai­son : en une après-midi, lors d’une séance de sig­na­ture à New York, l’auteur dédi­cace plus de huit cents exem­plaires de son livre. Dans l’introduction, Ten­nessee con­fie : « J’ai tou­jours écrit sous l’empire de néces­sités plus pro­fondes que ce que peut représen­ter le terme pro­fes­sion­nel. Et par­fois, au détri­ment de ma car­rière (…) Sincère­ment, je n’ai jamais eu d’autres choix que de devenir écrivain. »

Il déclarait aus­si : « La créa­tion peut revêtir deux formes : elle peut être organique ou non organique. Il est tou­jours pos­si­ble de mod­i­fi­er ou d’altérer la nature d’une œuvre non organique — j’entends par là une œuvre qui ne résulte pas d’une néces­sité aus­si vitale pour son créa­teur que peu­vent l’être les bat­te­ments de son cœur ou sa respiration. »

 

Une vie accomplie

 

Au mois de mai 1976, Ten­nessee Williams pré­side le 30ème Fes­ti­val de Cannes dont la Palme d’Or revient, cette année-là, au film de Mar­tin Scors­ese Taxi Dri­ver. Il est inter­viewé par Danièle Gilbert, dans l’émis­sion Midi Pre­mière (que je ne résiste pas à partager ici).

Au cours de l’été 1977, Ten­nessee est « dans un état de dépres­sion tenace ». Il essaie une nou­velle fois de se faire intern­er auprès de sa sœur Rose, à Stony Lodge, en vain, puis il rejoint sa famille à Saint Louis. Tenn se réc­on­cilie avec Dakin qu’il sou­tient dans sa énième cam­pagne élec­torale pour le siège de Gou­verneur du Missouri.

À la fin de l’année 1978, Ten­nessee Williams change pour la sec­onde fois d’agent : Bill Barnes cède la place à Mitch Douglas.

 

Ten­nessee Williams et Madame Sofia (Key West, Flori­da 1979) ©Mark Morrow

 

Le début de l’année 1979 a des allures de roman polici­er. Robert Car­roll est désor­mais surnom­mé « l’Andouille.» Non seule­ment il se shoote, au grand désar­roi de Ten­nessee qui ne con­somme que sur ordon­nance, mais surtout : il deale. Le 1431 Dun­can Street devient peu à peu la plaque tour­nante du traf­ic de drogue des Keys.

Le 5 jan­vi­er, Frank Fontis (archi­tecte, jar­dinier, voisin et ami — con­cep­teur du Jane Bowles Sum­mer House) est assas­s­iné chez lui. Au cours de l’enquête, la police trou­ve plusieurs man­u­scrits orig­in­aux de Ten­nessee Williams (volés des années aupar­a­vant). Les 8 et 14 jan­vi­er, la mai­son du 1431 Dun­can Street est mise à sac par des incon­nus, prob­a­ble­ment des « amis » de Robert Car­roll. Ten­nessee rompt avec l’Andouille et s’envole pour New York.

À l’automne, grâce aux droits d’auteur que lui ont rap­portés ses Mémoires, Ten­nessee Williams achète une sec­onde mai­son à Key West (915 Van Phis­ter Street) pour y installer Rose (accom­pa­g­née jour et nuit d’une « aux­il­i­aire de vie »).

L’expérience dure un an, Rose Isabelle Williams retourne à Stony Lodge.

Le 1er juin 1980, Miss Edwina meurt à l’âge de qua­tre-vingt-seize ans.

Le 30 avril 1981, Audrey Wood est vic­time d’un AVC : elle som­bre dans un coma dont elle ne sor­ti­ra plus jusqu’à sa mort, offi­cielle, en décem­bre 1985.

En jan­vi­er 1982, Ten­nessee com­mence une pièce qu’il n’aura pas le temps de ter­min­er : A House Not Meant to Stand[7]. Il tra­vaille égale­ment à une libre adap­ta­tion de La Mou­ette, d’Anton Tchekhov.[8]

Début févri­er 1983, Ten­nessee Williams est à New York avec son com­pagnon du moment, John Ueck­er. Il envoie une carte postale à sa sœur : « Chère Rose, je viendrai te voir bien­tôt. Affectueuse­ment, Rose (sic) ».

 

New York, févri­er 1992 ©Féli­cieDubois

 

Hôtel Elysée, New York, USA

 

Lun­di 24 févri­er 1992, je bois un verre de vin rouge français au Mon­key Bar de l’Elysée Hotel [9]. Un pianiste aux cheveux blancs joue du jazz douce­ment. Un immense miroir est accroché, encadré de bam­bous épais, qui reflète ses mains sur le clavier.

Un vieux serveur s’approche et, tan­dis que je grif­fonne quelques impres­sions sur une servi­ette en papi­er, me demande si je suis en train d’écrire un roman. Je réponds que non, que j’écris un livre en hom­mage à Ten­nessee Williams. Il ouvre grand les yeux, réplique : « Savez-vous qu’il avait l’habitude de vivre ici ? » Je hoche la tête, le regard bête.

« Il est mort ici, pour­suit-il. C’est moi qui l’ai servi, ce soir-là, ici. »

 

The Mon­key Bar de L’Hô­tel Élysée, à New York, en févri­er 1992 — pho­to du coin de table où Ten­nessee Williams a bu sa dernière bouteille de vin sans s’écrouler, neuf ans aupar­a­vant ©Féli­cieDubois

 

Je ren­verse un peu du con­tenu de mon verre sur le dos de ma main, le vieux serveur poursuit :

« Il avait beau­coup bu, comme tous les soirs où il s’attardait au bar de l’hôtel, avant de mon­ter dans sa cham­bre. Sou­vent nous ne restions ouverts que pour lui. Il avait bu du vin, deux ou trois bouteilles. Il buvait surtout du vin à la fin de sa vie. Il m’avait expliqué qu’avant il préférait le gin ou le whisky mais qu’il ne les sup­por­t­ait plus. Il était assis là, dans le coin… Je l’ai aidé à regag­n­er sa cham­bre. Je crois qu’un jeune homme l’accompagnait, mais il n’est pas resté. Il avait l’air de mau­vaise humeur, mon­sieur Williams ne sem­blait pas s’en préoc­cu­per. Je l’ai lais­sé dans sa cham­bre et je suis redescen­du au bar. Quelques min­utes plus tard, il appelait pour qu’on lui monte une autre bouteille de vin. »

Le vieux serveur passe un coup de tor­chon sur la table devant moi.

« Le lende­main matin, vers dix heures, con­tin­ue-t-il, quand la femme de cham­bre a frap­pé, mon­sieur Williams n’a pas répon­du. Elle s’est inquiétée parce qu’à cette heure il était tou­jours debout, en train de tra­vailler, et il avait l’habitude de lui faire la con­ver­sa­tion pen­dant qu’elle net­toy­ait sa cham­bre. Elle a appelé la récep­tion. On a ouvert la porte. Il était éten­du dans la salle de bain.

Le soir du 25 févri­er, quand je suis venu pren­dre mon ser­vice, il y avait une grande agi­ta­tion dans l’hôtel. La police était là, la cham­bre et les affaires de mon­sieur Williams avaient été mis­es sous scel­lés. On par­lait d’assassinat, d’overdose, de sui­cide. Je me sou­viens que les policiers étaient très fiers de s’occuper de cette affaire. »

 

Ten­nessee Williams dans son apparte­ment de New York, en 1954, au som­met de sa gloire ©Phyl­lis Cerf Wagner

 

Je le vois à toutes les tables, avec sa petite mous­tache et ses cheveux ébou­rif­fés. Ses yeux clairs cachés der­rière une épaisse mon­ture aux ver­res fumés qu’à la fin de sa vie il ne quit­tait jamais. Son fume-cig­a­rette et son rire. Son for­mi­da­ble rire, énorme et communicatif.

Je le vois, la tête ren­ver­sée en arrière, riant, riant, et puis tou­s­sant un peu. Il écrase sa cig­a­rette, boit une gorgée de vin. Il est accom­pa­g­né d’une femme de son âge, une anci­enne gloire du théâtre, et d’un jeune homme bien bâti. La femme est intariss­able, le jeune homme s’ennuie.

Ten­nessee n’écoute pas, ne regarde pas, il rit.

 

©Féli­cieDubois, octo­bre 2019


[1] Mémoires, op. cit.

[2] Une vie, op. cit.

[3] Sab­batha et la soli­tude (Sab­batha and soli­tude, 1973) in : Toutes ses nou­velles, op. cit.

[4] La tra­duc­tion de Mau­rice Pons (éd. Robert Laf­font, 1972) ne plai­sait pas à Ten­nessee Williams.

[5] Avec mon meilleur sou­venir, op. cit.

[6] En français dans le texte.

[7] New Direc­tions Books, 2008. Inédite en français.

[8] Parue en 2011 sous le titre Les Car­nets de Trig­orine aux édi­tions Robert Laf­font. Tra­duc­tion de Pierre Laville.

[9] Archive de la bib­lio­thèque de l’Elysée Hotel.

 

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