Tennessee Williams – 2 : L’Oiseau s’envole
Tennessee Williams
1911-1983
II
Au début du XXème siècle, dans les États du sud des États-Unis, la majeure partie de la population, noire, vit toujours sous le joug d’une minorité blanche. Les propriétaires sont anglo-saxons (si possible), protestants (de préférence) et conservateurs (évidemment). Ils traitent leur nombreuse domesticité comme elle le mérite : la Bible dans une main, un revolver dans l’autre.
En 1905, le révérend Walter Edwin Dakin est nommé pasteur de l’église épiscopale Saint Paul à Columbus, Mississippi. Il s’y installe avec sa femme Rosina et sa fille Edwina Estelle. L’année suivante, Edwina, vingt-deux ans, rencontre Cornelius Coffin Williams de Memphis, Tennessee (un descendant lointain de huguenots français).
Le premier juin 1907, Edwina écrit dans son journal : « Beaucoup d’hommes m’ont dit : Je vous aime, mais seulement trois : Voulez-vous m’épouser ? J’en épouse un lundi prochain. Fini. Adieu.[1] » Jeune femme de caractère, élégante et cultivée, distinguée, elle prend le nom d’un ancien sous-lieutenant de la guerre hispano-américaine devenu représentant de commerce, grand amateur de poker et d’alcool. Le couple passe sa lune de miel à Gulfport, petite station balnéaire sur le golfe du Mexique.
Deux ans plus tard, enceinte de son premier enfant, Edwina retourne à Columbus chez ses parents. Cornelius vient la voir de temps en temps, ils resteront séparés jusqu’en 1918.
Le 17 novembre 1909, Edwina Dakin Williams donne naissance à une fille baptisée Rose Isabelle. Le 26 mars 1911, dimanche des Rameaux, Rose a un petit frère baptisé Thomas Lanier.
En 1913, le révérend Walter Edwin Dakin, son épouse « Grande », sa fille « Miss Edwina » et ses deux petits-enfants — Rose et Thomas — s’installent à Nashville, Tennessee. Ils y restent deux ans. Après un bref passage à Canton, ils emménagent au cœur du delta du Mississippi, à Clarksdale, à quatre-vingt miles au sud de Memphis. C’est le temps du bonheur. Les belles inclinent leurs ombrelles devant les petits-enfants blonds du révérend, sages et charmants. On les appelle « le couple », ils sont inséparables.
Deux nouvelles de Tennessee Williams — L’Ange dans l’alcôve, (The angel in the alcove, 1943) et Grande (Grand, 1964) — rendent un hommage touchant au « poème vivant » que fut leur grand-mère : « Nous l’appelions Grande (…) Elle était tout ce que nous connaissions de Dieu. » Née Rosina Maria Francesca Otte, de parents qui ont fait le voyage de Hambourg à Cincinnati au début du XIXème siècle, Grande est dure à la tâche, toute germanique dans ses efforts. Professeur de musique, elle enseigne le violon et le piano à sa petite fille, plus fragile qu’un pétale de rose. Thomas les écoute, charmé, bouleversé… Il est inquiet. Sa sœur saura-t-elle s’adapter à ce que l’on a coutume d’appeler réalité ?
« Une année, au moment de Noël, alors qu’elle était en train de décorer le sapin, elle prit l’étoile de Bethléem qui devait aller au sommet de l’arbre et la regarda attentivement :
— Est-ce que les étoiles ont réellement cinq branches ? demanda-t-elle (…)
— Mais non, lui dis-je très sérieusement, elles sont rondes comme la terre, et certaines plus grande que la terre (…)
Elle alla à la fenêtre pour regarder le ciel, qui était, comme toujours pendant l’hiver à Saint Louis, complètement obscurci par le brouillard.
— C’est facile à dire, dit-elle.
Et elle revint vers le sapin.[2] »
En 1918, le retour du père et l’adieu au Sud précipitent le destin de Thomas et la malédiction de Rose.
Elle était la meilleure d’entre nous, comprenez-vous ?
Juillet 1918, Cornélius Williams bénéficie d’une promotion au sein de la Compagnie Internationale de la Chaussure pour laquelle il était voyageur de commerce. Il est nommé à un poste sédentaire dans le Nord et exige de sa femme qu’elle quitte ses parents pour le rejoindre. Miss Edwina, enceinte de son troisième enfant, Rose et Tom arrivent donc à Saint Louis, ville industrielle en plein essor économique. Ils auront plusieurs adresses de Westminster à Arundel Place. Pendant ses quinze premières années, Thomas habitera dans plus de seize endroits différents (déménagements qui contribueront sans doute à sa future instabilité géographique).
En septembre, Tom, sept ans, entre à l’école élémentaire Eugene-Field. On se moque de son accent créole. De santé fragile, il est dispensé de sport, ce qui n’améliore guère sa popularité auprès des autres élèves. On le surnomme « Sissy » (petite sœur), un sobriquet que les Américains donnent aux garçons efféminés. Cornélius n’apprécie pas non plus à sa juste valeur la personnalité délicate de son fils, il ajoute aux railleries de ses camarades le surnom humiliant de « Miss Nancy ».
Le 21 février 1919, Edwina donne naissance à son troisième enfant : Walter Dakin. Grande accourt aussitôt de Clarksdale pour l’aider.
« Son arrivée signifiait pour nous (…) que s’apaisait la colère de mon père à l’égard du monde et de la vie, colère que lui, malheureux qu’il était, ne pouvait s’empêcher de passer sur ses enfants.[3] »
Cornelius est un homme violent. Sa femme comprend qu’elle a raté son mariage, donc sa vie, une seule alternative s’offrant à une jeune fille de bonne famille : faire un bon ou un mauvais mariage. Mauvaise pioche : Edwina a perdu. Elle n’a pas eu cette existence de rêve – à l’eau de rose – dont elle veut pour sa fille et fera tout, tout, pour que Rose y parvienne.
Aux petits appartements sinistres, aux crises d’éthylisme du père, aux difficultés financières (Cornelius perd beaucoup d’argent au poker) s’ajoutent, à partir de 1921, une série d’accidents de santé pour la mère.
Miss Edwina fait d’abord une fausse couche, puis, d’année en année, elle est hospitalisée plusieurs fois au grand désespoir de Rose qui se retrouve à la merci d’un père qui la terrifie. Car Thomas est parti. En septembre 1929, il est entré à Columbia, l’université du Missouri. C’est un élève moyen, effacé. Il écrit une pièce – Beauty Is The World, inédite – récompensée par une « mention honorable » lors d’un concours d’art dramatique et fréquente une jeune fille, Esmeralda Mayes, qui deviendra Flora dans La Chose importante (The important Thing, 1945). Une autre nouvelle, Le Champ des enfants bleus (The Field of Blue Children, 1937), évoque elle aussi les années d’université, époque des fraternités d’étudiants, des cercles de poésie et des amitiés passionnées.
Le Champ des enfants bleus, premier texte publié sous le nom de Tennessee Williams en 1939 dans Story Magazine, raconte l’histoire de deux étudiants : Myra et Homer. Myra est fiancée au plus beau garçon de l’université, Homer est timide et solitaire. Il est amoureux de Myra mais n’ose pas lui parler. Intriguée, elle fait le premier pas. Il lui donne à lire les poèmes qu’il compose, il veut être écrivain. Elle aussi, à l’occasion, griffonne quelques lignes dans son journal. Une nuit, ils font l’amour au milieu d’un champ de petites fleurs bleues. Ils ne se reverront jamais. Myra épouse le plus beau garçon de l’université et cesse de s’intéresser à la poésie. Homer disparaît. Quelques années plus tard, un soir mélancolique, Myra revient sur le champ : « Elle avança rapidement parmi les fleurs, puis soudain, tomba à genoux, secouée par les sanglots. Elle pleura longtemps, pendant près d’une heure, puis elle se redressa, brossa soigneusement sa jupe et ses bas. (…) Elle savait que jamais elle ne referait une chose si ridicule.[4] »
La Chose importante est un bijou, l’une des plus belles nouvelles de Tennessee. Le soir d’un bal de printemps, dans un collège baptiste de jeunes filles, Flora et John sont poussés dans les bras l’un de l’autre par leurs professeurs. Les deux jeunes gens préfèrent discuter de religion et de littérature plutôt que de danser comme les autres étudiants. Ils cherchent avec ferveur un sens à leur existence :
« Qu’est-ce que c’est, la chose importante ?
— Je ne sais pas encore, dit Flora. Et c’est pour cela que je suis en vie, pour découvrir ce qu’est la chose importante.
(…) Ils n’essayaient plus de s’aider, mais seulement de se comprendre. Ils se savaient absolument séparés, absolument seuls l’un et l’autre. Mais ils n’étaient plus des étrangers.[5] »
Tandis que Thomas explore son talent, sa sœur développe phobies et obsessions.
Rose vit cloîtrée dans une société imaginaire sous l’autorité de sa mère, son désespoir dérange. Elle se met à employer des mots grossiers. Ses propos, qualifiés de « blablabla » par Miss Edwina, sont imprécis (pour ce que l’on en sait). Que racontait-elle exactement ? Que son père avait tenté de la violer, que son ventre la brûlait, qu’elle était « frappée de la malédiction qui afflige d’habitude une personne de sexe féminin. [6] » Miss Edwina la conduit de médecin en médecin avec un seul objectif : lui imposer le silence. Elle veut que sa fille se taise et redevienne la jolie blondinette à marier à un riche héritier. Un planteur, de préférence ; anglo-saxon, protestant et bien né. Au pire, un Irlandais, même s’il est catholique, à condition qu’il ait « la tête sur les épaules ». Edwina se lamente et supplie : « Faites n’importe quoi ! Ne la laissez pas parler comme ça ! »
Ils vont faire n’importe quoi.
En 1937, Rose Isabelle Williams, vingt-huit ans, est hospitalisée pour une opération terrible appelée lobotomie préfrontale (opération neurochirurgicale consistant à sectionner des fibres nerveuses à l’intérieur du cerveau). Elle fait partie des premières victimes à se soumettre à l’abjecte expérience : l’intervention sera gratuite, ce qui achève de décider Miss Edwina qui donne sa bénédiction aux chirurgiens.
La vie s’est arrêtée pour Rose qui ne s’épanouira jamais, les pétales de son avenir confisqué resteront repliés dans son cœur, personne n’en connaîtra la couleur. Quant à Thomas, les ailes qui lui poussent dans le dos la nuit, quand il écrit, l’emporteront bientôt out in the world [7]. Mais où qu’il aille, aussi haut qu’il s’envole, sa sœur sera toujours là : « De temps en temps, le plus souvent en arrivant dans une ville nouvelle avant d’y avoir trouvé des compagnons, je sens s’amollir ma carapace de dureté. Une porte s’ouvre doucement et je n’y peux rien. (…) Je retiens mon souffle et tout à coup (…) m’apparaît le visage de ma sœur – et elle habite ma nuit. [8] »
Vingt ans plus tard, en 1957, Tennessee Williams a quarante-six ans. Il est riche et célèbre. Comme chaque semaine, il va rendre visite à sa sœur dans l’État de New York où elle est internée. Rose lui donne un billet de dix dollars : « Tom, je sais que tu veux devenir poète et je crois en toi. J’ai économisé un peu d’argent et j’espère que ça aidera les choses à être un peu plus faciles. Il te suffit d’être patient, je sais que de bonnes choses sont devant. Souviens-toi toujours que je crois en toi.[9] »
L’Oiseau s’envole
La Louisiane est un pays de bayous et de vaudou. Des petites poupées transpercées d’épingles sont cachées un peu partout. Ici, les faits n’existent pas. On ne témoigne pas d’un événement, on raconte une histoire.
Lorsqu’en 1938 Thomas Lanier Williams monte dans le bus qui va de St Louis à New Orleans, il sait qu’il vend son âme au diable. Il change de nom pour laisser son enfance derrière lui – Adieu Thomas ! Bonjour Tennessee ! – et se lance avec enthousiasme dans sa nouvelle vie. La ville l’enchante : « La Nouvelle Orléans m’a pourvu en matériel plus que toute autre partie du pays », rappellera-t-il souvent.
En 38, Tennessee Williams paie ses trois dollars de loyer par semaine en servant des pintes dans le Vieux Carré ou en distribuant des billets d’entrée pour les clubs de jazz. Il écrit En Souvenir d’une aristocrate (In Memory of an aristocrat, 1940). La nouvelle raconte l’histoire d’Irène, une artiste bohème, qui vit dans une chambre-cabine sur Bourbon Street. Elle a tagué sur les murs de son studio : « Il n’y a qu’une seule aristocratie, c’est l’aristocratie des âmes passionnées » et veut « ouvrir les bras, les longs bras accueillants de (son) art, pour étreindre le monde entier.[10] »
Au mois de février 1939, le Theater Group de New York lance un appel d’offres en s’engageant à produire la pièce qui sera choisie. Tennessee envoie cinq pièces courtes regroupées sous le titre American Blues. L’âge limite pour participer au concours est de vingt-cinq ans ? Qu’importe ! Thomas, qui en a déjà vingt-huit, se rajeunit de trois ans (d’où l’idée fausse selon laquelle Tennessee Williams serait née en 1914 et non en 1911). En attendant les résultats, il part pour la Californie avec un ami musicien, Jim Parrot.
Le 7 mars, les deux larrons arrivent à Los Angeles. Jim trouve un emploi dans une entreprise qui fabrique des avions pour l’armée. On craint la guerre en Europe et la main d’œuvre se fait rare, il est facile de se faire embaucher. Mais Tennessee n’est pas pris ; une cataracte est en train de se former dans son œil gauche, sa vue est trop mauvaise. Le seul job qu’il réussit à décrocher lui permet à peine de subsister : décapiter et plumer des pigeons seize heures par jour.
Le 20 mars, Molly Day Thacher, la femme d’Elia Kazan, membre du Theater Group, écrit à Tennessee Williams que les pièces qu’il a envoyées sous le titre American Blues ont obtenues un prix spécial de cent dollars. Dans la foulée, Molly recommande le débutant à l’un des plus grands agents littéraires des États-Unis : Audrey Wood, directrice de la prestigieuse International Famous Agency située au Rockefeller Center de New York.
Audrey n’a que six ans de plus que Tennessee, elle se conduira pourtant comme une mère avec lui. Robert Anderson, auteur de Thé et sympathie, s’en étranglait de jalousie : « … au milieu des années quarante, elle (Audrey) avait déjà depuis longtemps pris en charge ses finances personnelles, payait ses factures, répondait à son courrier (…) Tenn l’appelait souvent à de drôles d’heures, et elle accourait aussitôt à son secours… [11] » Il est vrai que Tenn ne saura jamais de combien d’argent il dispose en banque. C’est à Audrey qu’il demandera s’il peut s’offrir une nouvelle voiture, s’il a les moyens de partir en voyage ou s’il lui reste des droits d’auteur à toucher. Jusqu’à la fin des années soixante, il lui fera totalement confiance, puis il commencera à la soupçonner de ne pas bien gérer ses intérêts.
En 1939, il a besoin d’elle. Cependant, au lieu de se hâter d’intégrer la plus grande agence littéraire des États-Unis, Tennessee met plusieurs semaines avant de signer son contrat, ce qui amuse énormément Audrey.
Le 30 juillet, Tenn renvoie enfin son contrat signé. Il en a assez de la Californie, est impatient de se rendre à New York, mais manque de l’argent nécessaire pour faire le voyage. Il s’en plaint à Audrey qui lui envoie illico une avance sur ses droits équivalant au prix d’un billet d’autocar.
Le 25 août, Tennessee fait une escale à Taos, au Nouveau-Mexique, pour rencontrer Frieda, la veuve de D. H. Lawrence qu’il admire et auquel il veut consacrer une pièce. Fin septembre, enfin, il arrive à New York et loue une chambre sur la 108ème Rue Ouest (cinq dollars la semaine).
Au début de l’année 1940, Tennessee Williams reçoit une bourse de la Guilde Dramatique qui lui sera versée en mensualités de cent dollars pendant dix mois. Il prend une chambre au dixième étage du YMCA de la 63ème Rue Ouest, s’inscrit à un séminaire d’écriture organisé par la New School for Social Research, découvre les excursions nocturnes à Central Park, et fait la connaissance d’un jeune écrivain, originaire du Sud (Géorgie), de dix ans son cadet : Donald Windham. Leur amitié se prolongera bientôt en collaboration professionnelle et produira une correspondance abondante.
Les 9 et 10 février 1940, une pièce en un acte de Tennessee Williams intitulée The long Good Bye est montée pour la première fois à New York au sein de la New School for Social Research : « Vous dites au revoir tout le temps… chaque minute de votre vie. Parce que la vie, c’est ça. Juste un long long au revoir, d’une chose à l’autre. »
Après une succession de ruptures sentimentales, Thomas part pour le Mexique où il rencontre un couple qui comptera beaucoup pour lui, surtout elle : Jane et Paul Bowles.
(Cf. La Série Jane Bowles)
Tennessee s’installe quelque temps sur la Costa Verde, à Puerto Vallerta, au nord d’Acapulco. Il écrit la première version d’une nouvelle qui deviendra une pièce puis un film : La Nuit de l’Iguane. Le processus nouvelle/pièce/film se reproduira souvent et contribuera à la notoriété de Tennessee Williams.
En février 1941, après l’échec de Battle of Angels (version initiale de La Descente d’Orphée) au théâtre Wilbur de Boston, Tennessee Williams débarque à Key West avec Jim Parrot. Ils prennent une chambre au Trade Winds, une pension que tient la veuve d’un pasteur épiscopalien, Mrs. Cora Black. Tennessee y rencontre Marion Black Vaccaro, la fille de la maison. Elle a cinq ans de plus que lui, a été gouvernante avant de devenir une sympathique alcoolique, riche héritière d’une plantation de bananes. Quelques années plus tard, Maria Saint Just se souviendra de Marion en ces termes : « Je n’ai rencontré Marion Vaccaro, mieux connue sous le surnom de reine de la banane que deux fois. Les deux fois, elle était petite, blonde, grosse et soûle. » [12]
Tennessee Williams ne va pas bien. La cataracte de son œil gauche le rend à demi aveugle, il n’a plus un sou en poche, et il trime sur une énième version de Battle of Angels. « J’ai plongé dans une de mes névroses périodiques, écrit-il à Donald Windham, je les appelle les démons bleus et c’est comme d’avoir des chats sauvages sous la peau. C’est un trait de la famille Williams, je suppose. Ça a détruit l’esprit de ma sœur et rendu mon père alcoolique. Chez moi, ils prennent la forme d’orages intérieurs, qui se remarquent très peu de l’extérieur, mais qui créent un abîme sans fin entre moi et les autres, plus profond encore que l’abîme ordinaire consécutif au fait d’être homosexuel et artiste. C’est curieux, les différentes formes qu’ils prennent. Certains jours, quand j’ai du courage, je m’assois et les affronte et les écris. En ce moment, je ne peux parler que des symptômes parce que, si je les regardais de trop près, je sens qu’ils se jetteraient sur moi violemment. En ce moment, par exemple, tout contact avec les gens est comme un doigt salé caressant une plaie vive… [13]»
En septembre, Tennessee Williams retourne à La Nouvelle Orléans. Il fréquente l’Athletic Club où il observe deux personnages étranges qui lui inspireront une nouvelle : Le Masseur noir (Desire and The Black Masseur, 1946).[14] L’histoire d’Anthony Burns, petit employé effacé (« dans chaque mouvement de son corps, dans chaque inflexion de sa voix, chaque expression de sa physionomie, il y avait comme une excuse timide adressée au monde ») qui rencontre « l’instrument de son expiation » en la personne gigantesque et brutale d’un masseur noir. L’expiation étant « la soumission de soi-même à la violence d’un autre, avec l’idée de se laver ainsi soi-même de toutes ses fautes ». La faute, c’est-à-dire le désir, thème essentiel dans l’œuvre de Tennessee Williams. « Toute ma vie, j’ai été hanté par l’idée obsédante que désirer une chose ou l’aimer intensément, c’est se mettre en position vulnérable » disait-il, mais encore : « Désirer, cela consiste à vouloir occuper un espace plus grand que celui qui nous est imparti. »
Le 7 décembre 1941, l’attaque japonaise de Pearl Harbor provoque l’entrée des USA dans la Seconde Guerre mondiale. Tennessee Williams apprend que sa grand-mère est malade. Grande est à Saint Louis, chez sa fille, il la rejoint aussitôt.
En mars 1942, Tennessee retourne à New York afin de subir une deuxième opération de l’œil gauche. Pour gagner sa vie, il est serveur au Beggar’s Bar, à Greenwich Village. Il y rencontre Olive Leonard, grande allumée devant l’Éternel, qui sera le modèle de Moïse dans Une femme nommée Moïse (Moïse and The World of Reason, 1975).
Le 2 juin, la New School produit une pièce en un acte de Tennessee Williams, Propriété condamnée (This Property Is Condemned)[15] qui reçoit un vif succès. Mais Tennessee est déprimé. À la fin du mois, il descend à Key West rejoindre Marion Vaccaro. Puis il retourne à New York où il retrouve Donald Windham. Enfin, épuisé, il rentre à Saint Louis.
En avril 1943, Tenn confie à Donald : « Ici, la situation est bien pire que je ne l’avais imaginé. (…) Ils m’ont montré une lettre de Rose qu’ils considèrent comme encourageante, alors qu’elle écrit que j’ai de la chance d’être toujours en prison pendant que des hordes de gens affamés hurlent aux portes de la ville…[16] »
Le mois suivant, Tennessee Williams reçoit un coup de téléphone de son agent Audrey Wood : elle vient de lui décrocher un contrat de six mois avec la Metro-Goldwyn-Mayer.
Fin de l’épisode 2
À suivre, épisode 3 : L’Oiseau couronné
[1] Remember me to Tom, Edwina Dakin Williams (G.P. Putnam’s Sons, 1963).
[2] Portrait d’une jeune fille en verre (Portrait of a girl in glass, 1943) in : Toutes ses nouvelles (éd. Robert Laffont pour la traduction française, 1989).
[3] Grande (Grand, 1964) in : Toutes ses nouvelles, op. cit.
[4] In : Toutes ses nouvelles, op. cit.
[5] Ibidem.
[6] Une vie achevée (Completed, 1973) in : Toutes ses nouvelles, op. cit.
[7] Selon le titre d’un roman inachevé de Jane Bowles.
[8] Portrait d’une jeune fille en verre in : Toutes ses nouvelles, op. cit.
[9] The Kindness of Strangers, Donald Spoto (Ballantine Books, 1986).
[10] Des propos que Tennessee Williams attribue également à D.H. Lawrence dans sa pièce Je monte en flammes, cria le Phénix (I Rise in Flame, Cried the Phoenix, 1951).
[11] The Kindness of Strangers, op. cit.
[12]À cinq heures, mon ange, op. cit.
[13] Tennessee Williams’ letters to Donald Windham, 1940-1965 (Holt, Rinehart and Winston, 1977).
[14] Le Masseur noir a inspiré le film de Claire Devers, Noir et Blanc, en 1986. (Avec Francis Frappat, Jacques Martial et Isaac de Bankolé.)
[15] Adaptée au cinéma en 1966 par Sydney Pollack (tire français : Propriété interdite), avec Robert Redford et Nathalie Wood.
[16] Depuis sa lobotomie, Rose est internée en HP.
Hâte de lire ce second épisode après le bonheur du premier.
Merci, chère Gabrielle. Votre fidélité me va droit au cœur.
Toujours aussi passionnant, chère Féli ! Je viens de me régaler – et profiter de ma nouvelle liberté en te lisant. Bravo ! C’est magnifique.
La liberté enfin, oui, tu la tiens, elle est tienne — je dirai même plus : elle est roffinellienne !
« …les pétales de son avenir confisqué resteront repliés dans son coeur, personne n’en connaitra la couleur. » Quelle phrase magnifiquement tragique
Merci pour ce 2eme épisode et la poésie de votre écriture…
A la semaine prochaine !
formidable récit. Merci
Toujours aussi captivant !
Lecture très addictive, à consommer sans modération !
Oui, chère Fabia, à la semaine prochaine !
Lu les deux épisodes : ils me bouleversent et je m’en veux d’avoir manqué votre Oiseau sans pattes. Il faut dire que j’ai découvert Williams très tard (et par la révélation de Vieux Carré dans la version du Wooster Group). Merci pour cette série dont j’attends impatiemment la suite.
Merci, chère Vanessa. À la semaine prochaine !
Un grand Merci !
Vive Tennessee !