Guillaume Apollinaire — 2 : Alcools

Guillaume Apollinaire — 2 : Alcools

12 avril 2021 4 Par Félicie Dubois

Guillaume Apollinaire
1880–1918

II

 

Le 8 févri­er 1909, Cat­ulle Mendès[1] — à qui Guil­laume Apol­li­naire doit la pub­li­ca­tion des pre­miers con­tes de L’Hérésiarque[2] dans La revue blanche — meurt en sautant (trop tôt) d’un train en gare de Saint-Germain-en-Laye.

Ci-gît le Sym­bol­isme in fine.

 

La Chanson du Mal-Aimé

 

Dans la gazette Les Marges de son ami Eugène de Mont­fort, sous le pseu­do­nyme de Louise Lalanne[3], Guil­laume Apol­li­naire, avec deux L, s’intéresse à ses con­tem­po­raines : Judith Gau­ti­er[4] ; Anna de Noailles[5] ; Pauline Mary Tarn, dite « Renée Vivien », née le 11 juin 1877 à Lon­dres & morte le 18 novem­bre 1909 à Paris, nous y revien­drons — sans oubli­er la mul­ti­ple, l’adorable Colette, Sidonie-Gabrielle Colette, née le 28 jan­vi­er 1873 à Saint-Sauveur-en Puisaye & morte le 3 août 1954 à Paris.

 

Guil­laume Apol­li­naire alias Louise Lalanne (1909)

 

Dans la même revue et sous son nom de Guil­laume Apol­li­naire, il signe la col­lec­tion des Con­tem­po­rains pit­toresques (Jar­ry, Gour­mont, Moréas, Mendès) « où se reflète sa curiosité des êtres excep­tion­nels, hors série, con­sti­tu­ant par eux-mêmes une sorte de preuve de ce qu’il y a de richesse et d’infinie diver­sité dans l’espèce humaine. »[6]

 

Le 1er mai de la même année — 1909 annus mirabilis ! — Guil­laume Apol­li­naire pub­lie une pre­mière ver­sion de La Chan­son du Mal-Aimé au Mer­cure de France.[7]

[…]

Mon beau navire ô ma mémoire 

Avons-nous assez navigué

Dans une onde mau­vaise à boire 

Avons-nous assez divagué 

De la belle aube au triste soir[8]

[…]

 

Marie Lau­rencin dite « Coco » (vers 1906)

 

Au mois d’octobre, Guil­laume Apol­li­naire quitte la rue Hen­ner pour la rue Gros, à Auteuil, afin de se rap­procher de Marie Lau­rencin et sa mère, cou­turière, qui vivent à présent rue La Fontaine.

« Rue Gros, Marie fut naturelle­ment appelée à pren­dre soin de l’intérieur de Guil­laume et même à trem­per de temps en temps sa soupe[9] », écrit André Bil­ly[10] en 1947. « Cela était peu de son goût. En retour, il lui ren­dit l’inappréciable ser­vice de libér­er sa per­son­nal­ité encore hési­tante et de faire de la bonne élève de l’Académie Jul­lian (sic) l’enchanteresse au cœur tour­men­té, dont il fut tour­men­té lui-même au point de ne pas pou­voir par­fois retenir ses plaintes. Marie lui échap­pa tou­jours plus ou moins, et il en souf­frait. »[11]

 

Inon­da­tions à Auteuil, rue Gros, jan­vi­er 1910 (carte postale)

 

Les inon­da­tions de l’hiver 1910 sont ter­ri­bles pour les quartiers parisiens en bord de Seine. Comme les enfants, le poète s’amuse. Le 25 jan­vi­er, Guil­laume Apol­li­naire pub­lie dans le jour­nal L’Intransigeant[12] ses Impres­sions d’un inondé :

J’habite au pre­mier étage d’une vieille petite mai­son de la rue Gros, à Auteuil.

Ven­dre­di matin, au moment où je sors de chez moi, on m’apprend que la rue voi­sine, la rue Féli­cien-David, est inondée. J’y vais aus­sitôt et je me réjouis du spec­ta­cle char­mant et imprévu qui m’apparaît. Me voici, non pas à Venise, comme dis­ent les jour­naux, mais dans une petite ville de la Hollande.

Il m’en sou­vient à Dor­drecht, des maisons bass­es se miraient ain­si dans un canal où les rayons d’un pâle soleil met­taient par­fois d’éblouissants reflets. À Dor­drecht comme dans cette rue de Paris, une bar­que venait au loin, avec un rameur, un chien et, debout, une dame bien habil­lée près d’un mon­sieur mélancolique …

Les cat­a­stro­phes ne m’effraient pas : enfant, j’ai assisté à un trem­ble­ment de terre et, les sec­ouss­es finies, j’en espérais encore …

[…]

Rue Gros, l’eau est arrivée devant chez moi. Des ouvri­ers murent la porte de ma mai­son jusqu’à la hau­teur de cinquante cen­timètres pour empêch­er que le flot inonde le rez-de-chaussée. Les enfants s’amusent, enchan­tés de ce qui arrive. Une jeune com­mère dit à un mon­sieur, du ton dont elle par­lerait de gens qu’elle aurait invités à une soirée :

« Nous atten­dons l’Yonne, le Loing, l’Armançon et le Seraing. »

Et le mon­sieur de répondre :

« Plus on est de fous, plus on rit. »

[…]

Les habi­tants du rez-de-chaussée vien­nent de me prier de les laiss­er met­tre leurs meubles chez moi, à l’abri de l’inondation. Et peu après, c’est un entasse­ment désolant de lits, de sièges, d’armoires, de tables, de linge, de touchants sou­venirs de famille. On espère que le flot n’atteindra pas mon pre­mier étage.

Qui sait ?

Je boucle ma valise et je m’en vais, aban­don­nant mes livres. Ce soir per­son­ne ne couchera dans la petite mai­son d’Auteuil.

En bas, dans les couloirs, l’onde coule avec un doux mur­mure. Elle ne paraît pas méchante … False as water …

Des planch­es me con­duisent presque à pied sec vers une bar­que qui me mène sur la rive de la rue Théophile-Gau­ti­er que gagne aus­si l’inondation.

Pont d’arc-en-ciel encore et l’eau monte toujours …

… Il neige …[13]

 

Inon­da­tions à Auteuil, rue Féli­cien David, jan­vi­er 1910 (carte postale)

 

Puis, le 27 jan­vi­er, Guil­laume Apol­li­naire écrit dans Paris-Jour­nal[14] :

L’inondation exalte les gens de let­tres. Jean Moréas s’est hier longue­ment accoudé sur le para­pet du pont Notre-Dame ; André Gide, l’un des rares habi­tants d’Auteuil à l’abri des eaux, souri­ait mali­cieuse­ment en regar­dant l’eau envahir le majestueux vestibule de la demeure du poète Vielé-Grif­fin, quai de Passy.

Mau­rice Bar­rès va rêver devant la rue Féli­cien-David : de l’eau, de la volup­té et de la mort ! On sait que les spec­ta­cles de dévas­ta­tion éveil­lent son lyrisme comme ils facil­i­taient celui de Chateaubriand, ain­si que l’a élo­quem­ment démon­tré Charles Maurras.

Au fait, l’illustre théoricien du néo-monar­chisme goûte mod­éré­ment les joies de l’inondation ; assis dans un can­ot de sauve­tage, on put le voir descen­dre tris­te­ment la rue de Verneuil, prê­tant une oreille vaine­ment atten­tive aux recom­man­da­tions de son rameur :

« Penchez donc pas à gauche, bon sang ! »[15]

 

Inon­da­tions de Paris, quai d’Auteuil, jan­vi­er 1910 (carte postale)

 

Après L’Hérésiarque et Cie aux édi­tions Stock (sélec­tion­né au prix Goncourt qui sera finale­ment attribué à Louis Per­gaud pour De Goupil à Mar­got[16]), Guil­laume Apol­li­naire pub­lie le Bes­ti­aire (ou Cortège d’Orphée) avec des gravures sur bois de Raoul Dufy, chez Deplanche, à Paris.[17]

 

Guil­laume Apol­li­naire & Raoul Dufy, “Bes­ti­aire” (Le Chat) 1911

 

L’Affaire des Statuettes

 

Guil­laume Apol­li­naire avait un ami belge — Géry Piéret, un orig­i­nal, vagabond & aven­turi­er, mais let­tré et d’excellente con­ver­sa­tion — qu’il hébergeait chez lui con­tre quelques menus travaux de secré­tari­at. Qua­tre ans plus tôt et sans se faire pren­dre, sans même que quiconque ne s’en rende compte, Géry avait volé des stat­uettes phéni­ci­ennes au Musée du Lou­vre. Comme ça, pour rigol­er. Il en don­na une (ou deux) à Picas­so, « il en trô­nait une autre sur la chem­inée de la rue Gros. »[18]

Le 22 août 1911, les jour­naux ne par­lent que de ça : on a volé Mona Lisa ![19] Le vol de la Joconde est un scan­dale nation­al. Pour Géry, c’est une nou­velle occa­sion de rigol­er ; il se dénonce du larcin tout guilleret.

Guil­laume est paniqué : son apparte­ment va être perqui­si­tion­né ! on n’y trou­vera pas la Joconde, certes, mais une stat­uette phéni­ci­enne dont on se ren­dra compte qu’elle a été volée … Il s’empare du cadeau empoi­son­né et file rejoin­dre Picas­so à Mont­martre pour le prévenir qu’il faut immé­di­ate­ment s’en débarrasser.

S’en suit une virée noc­turne rocam­bo­lesque : arrivés sur les bor­ds de la Seine, les deux com­pères ne peu­vent se résoudre à jeter les œuvres d’art à l’eau. Plutôt que de les restituer à la police, dont ils se méfient tous deux, Gui & Pablo déci­dent de les ren­dre aux bureaux de Paris-Jour­nal, ter­rain con­nu et a pri­ori amical.

Les policiers n’apprécient guère.

Le 7 sep­tem­bre 1911, l’inspecteur prin­ci­pal Robert et le brigadier Coste se présen­tent au domi­cile de Guil­laume Apol­li­naire. Après une perqui­si­tion som­maire qui ne donne rien, et pour cause, Guil­laume est arrêté & trans­féré au Palais de Jus­tice où il est déféré devant un Juge d’Instruction (un cer­tain Drioux).

 

Arresta­tion de Guil­laume Apol­li­naire en jan­vi­er 1911

 

À l’issue de l’interrogatoire, Apol­li­naire est placé sous man­dat de dépôt pour « com­plic­ité de vol ». Il n’a pas dénon­cé Géry.

Quant à Picas­so, enten­du une pre­mière fois par la police, il nie toute impli­ca­tion dans l’affaire puis, con­fron­té à Gui, il admet avoir par­ticipé à la resti­tu­tion des stat­uettes dont il igno­rait absol­u­ment la prove­nance. Son nom n’apparaît ni dans le dossier d’instruction ni à la Une des jour­naux. Ce n’est que bien plus tard que l’on con­naî­tra son rôle dans l’histoire. L’amitié entre les deux artistes sur­vivra à l’épreuve qui blessa pro­fondé­ment Guil­laume, soudain très seul.

 

Apol­li­naire dans l’atelier de Picas­so (vers 1910)

 

Guil­laume Apol­li­naire est incar­céré à la prison de la San­té. Il y restera jusqu’au 12 sep­tem­bre — six jours inter­minables pen­dant lesquels la mag­nif­i­cence du poète va se fis­sur­er. Doré­na­vant, Gui sera tou­jours inquiet.

 

Apol­li­naire et le juge Dri­oux, jour de la mise en lib­erté pro­vi­soire de Guil­laume (mar­di 12 sep­tem­bre 1911)

 

Une cer­taine presse[20] traite Kostro (késako ?) de « métèque » (chez ces gens-là, c’est comme un réflexe.) Le soi-dis­ant poète aurait pub­lié des livres pornographiques, sans compter qu’il est un peu juif, inver­ti, anar­chiste, etc.

La Pré­fec­ture envis­age l’expulsion.

« Le dossier polici­er qui devait empêch­er quelques années plus tard la nom­i­na­tion du lieu­tenant de Kostrow­itzky au grade de cheva­lier de la Légion d’honneur, fut du moins impuis­sant à chas­s­er Apol­li­naire d’un pays dont sa poésie suf­fit à prou­ver qu’il était le sien » écrira Pas­cal Pia en 1967.[21]

 

Tu es à Paris chez le juge d’instruction

Comme un crim­inel on te met en état d’arrestation

 

Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages

Avant de t’apercevoir du men­songe et de l’âge

Tu as souf­fert de l’amour à vingt et à trente ans

J’ai vécu comme un fou et j’ai per­du mon temps

Tu n’oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter

Sur toi sur celle que j’aime sur tout ce qui t’a épou­van­té [22]

 

Apol­li­naire au Palais de Justice

 

Le 14 sep­tem­bre 1911, Guil­laume Apol­li­naire pub­lie un texte inti­t­ulé Mes pris­ons (en hom­mage à Gérard de Ner­val) dans Paris-Jour­nal :

Dès que la lourde porte de la San­té se fut fer­mée der­rière moi j’eus une impres­sion de mort. Cepen­dant, les murs de la cour où je me trou­vais, par la nuit claire, étaient cou­verts de plantes grim­pantes, mais, la sec­onde porte franchie et close, je con­nus que la zone de la végé­ta­tion était passée, et il me sem­bla que, désor­mais, j’étais dans un lieu situé hors de notre terre et que j’allais m’anéantir.

On m’interrogea plusieurs fois et un gar­di­en me fit pren­dre mon « fourn­i­ment » : une grosse chemise, une servi­ette, une paire de draps et une cou­ver­ture de laine, puis, à tra­vers des couloirs inter­minables, on m’amena devant ma cel­lule : la quinz­ième de la onz­ième divi­sion. Là, je dus me met­tre nu dans le cor­ri­dor, et l’on me fouil­la, puis on m’enferma, et je ne dormis que fort peu, à cause de la lumière élec­trique qui éclaire toute la nuit les cellules.

On sait ce qu’est la vie dans une prison : pur­ga­toire d’ennui, séjour où vous êtes seul et cepen­dant con­stam­ment épié.

[…]

La pre­mière émo­tion vio­lente que j’ai ressen­tie à la San­té provient d’une inscrip­tion gravée dans la couleur qui recou­vre la fer­rure de la couchette : « Dédé de Ménil­montant pour meurtre. »

J’eus une émo­tion beau­coup plus agréable en lisant quelques vers naïfs lais­sés par un pris­on­nier, qui les a signés : « Myriès le chanteur ».

J’en com­po­sai aus­si et la poésie me con­so­la presque de l’absence de la liberté.

[…]

Les affres recom­mencèrent lorsque, mar­di, je fus extrait pour aller à l’instruction.

La prom­e­nade en voiture cel­lu­laire me parut un long voy­age. J’étais enfer­mé dans une sorte de cage où il fai­sait très chaud. Le garde m’avait dit que je ferais bien de met­tre mon faux col en poche.

Au Palais, on m’enferma dans une des cel­lules étroites et puantes de la Souri­cière, où j’attendis de onze heures à trois heures, le vis­age col­lé aux bar­reaux, pour voir ce qui se pas­sait dans le cor­ri­dor. Qua­tre mortelles heures : que longues à pass­er ! À pas lents, elles s’en allèrent, cepen­dant, et, poing lié, je fus mené, par un garde, vers le cab­i­net du juge.

Quelle sur­prise de se voir regarder tout à coup comme une bête curieuse ! Ce furent soudain cinquante appareils braqués sur moi ; les éclairs du mag­né­si­um don­naient une apparence dra­ma­tique à cette scène, où je jouais un rôle. Je recon­nus bien­tôt quelques cama­rades, quelques amis : Me Tou­s­saint Luca, André Salmon, René Bizet, et voilà mes défenseurs à mes côtés : je devais, je crois, rire et pleur­er en même temps.

[…]

Il me reste encore un devoir à rem­plir : que tous les jour­naux, que tous les écrivains, que tous les artistes qui m’ont don­né de si touchants témoignages de sol­i­dar­ité et d’estime, soient ici remerciés !

Qu’on me par­donne de ne pas avoir encore remer­cié cha­cun en par­ti­c­uli­er. Soit par une let­tre, soit par une vis­ite, cela sera fait. Mais, obser­vant ain­si les sim­ples règles de la politesse, je ne me croirai pas quitte de la recon­nais­sance.[23]

 

Guil­laume Apol­li­naire au Tribunal

 

Le 19 jan­vi­er 1912, une ordon­nance de non-lieu est ren­due en faveur d’Apollinaire.

Mais Marie l’a quit­té, Marie s’en est allée. Marie ne l’aime plus.

Gertrude Stein écrit dans Auto­bi­ogra­phie d’Alice Tok­las : « Après la mort de sa mère, Marie Lau­rencin parut à la dérive. Elle et Guil­laume cessèrent de se voir. […] Con­tre les avis de tous ses amis Marie épousa un Alle­mand […] le seul être qui me donne l’impression de maman. »[24]

 

Marie Lau­rencin “Femme à la colombe” (Marie Lau­rencin & Nicole Groult, 1919)

 

Guil­laume pleure le désamour de Marie :

 

 

Les hommes ne se sépar­ent de rien sans regret, et même les lieux, les choses et les gens qui les rendirent le plus mal­heureux, ils ne les aban­don­nent point sans douleur » écrit Guil­laume Apol­li­naire. C’est ain­si qu’en 1912, je ne vous quit­tai pas sans amer­tume, loin­tain Auteuil, quarti­er char­mant de mes grandes trist­esses. Je n’y devais revenir qu’en l’an 1916 pour être tré­pané à la Vil­la Molière.[25]

 

Pho­to-sou­venir @FélicieDubois, 2006

 

Les Soirées de Paris

 

Une nou­velle revue lit­téraire, conçue pour et autour de Guil­laume Apol­li­naire par un groupe de ses amis (dont René Dal­ize, André Salmon et André Bil­ly), paraît en févri­er 1912 : Les Soirées de Paris.[26]

 

À l’été de la même année, Guil­laume Apol­li­naire ren­con­tre Fran­cis Picabia[27] avec lequel il voy­age en Angleterre. De retour à Paris, il reçoit par la poste (depuis New York) un long poème d’un jeune suisse qui l’admire et lui demande de l’aider à se faire pub­li­er. Les Pâques de Frédéric Sauser, futur Blaise Cen­drars[28], sont trop proches de ce que Guil­laume est en train de composer.

Il ne répond pas.

 

En novem­bre 1912, Guil­laume Apol­li­naire (trente-deux ans) pub­lie une pre­mière ver­sion de Zone dans Les Soirées de Paris. Blaise Cen­drars (vingt-cinq ans) pub­lie ses Pâques[29] dans une revue qu’il fonde tout exprès : Les Hommes nouveaux.

 

Blaise Cen­drars, derniers vers des “Pâques” (1912)

 

Qui a influ­encé qui ? Assuré­ment, les deux poètes sont sur la même longueur d’onde …

 

En décem­bre 1912, René Dal­ize signe un arti­cle dans Les Soirées de Paris, titré Les vieux ont soif ! (en référence au roman d’Anatole France paru cette année-là : Les dieux ont soif!) pour se moquer de ces vieil­lards qui font mourir l’Europe, tel l’empereur d’Autriche François-Joseph (qua­tre-vingt-trois ans, dont soix­ante-huit sur le trône) qui n’aura pas de repos avant que son Empire et le monde occi­den­tal tout entier n’aient som­bré dans un effroy­able car­nage de sang. [30]

 

Hommes de l’avenir souvenez-vous de moi

 

202 boule­vard Saint-Ger­main, à l’angle de la rue Saint-Guillaume

 

Lun­di 13 jan­vi­er 1913, Guil­laume Apol­li­naire emmé­nage au six­ième et dernier étage du 202 boule­vard Saint-Ger­main, à l’angle de la rue Saint-Guil­laume. Avec l’aide de l’ami Pierre Reverdy[31], il s’installe « dans l’appartement où il devait mourir un peu moins de six ans après, 202 boule­vard Saint-Ger­main, immeu­ble appar­tenant, coïn­ci­dence sin­gulière, au prince de Mona­co qui avait passé jadis pour son père. »[32]

 

Médail­lon Albert Kostrowitzky

 

La même année, Albert Kostrow­itzky part au Mex­ique où la révo­lu­tion de Pan­cho Vil­la & Emil­iano Zap­a­ta est en train de vir­er à la guerre civile.

Albert arrive à Mex­i­co le 9 févri­er 1913, puis on perd sa trace.[33]

Guil­laume ne rever­ra jamais son frère.

 

Diego Rivera, “His­to­ria de Mex­i­co” — détail, fresque murale réal­isée au Pala­cio Nacional entre 1929 et 1935

 

Plus que jamais Guil­laume Apol­li­naire est inqui­et. Il doit absol­u­ment devenir français, tout de suite, avec de vrais papiers, des papiers offi­ciels. L’illustre Paul Fort[34] veut bien l’aider, il con­naît Berth­elot, chef de cab­i­net de Ray­mond Poincaré.

 

Au mois d’avril 1913, Alcools paraît et c’est toute la poésie qui renaît.

 

Guil­laume Apol­li­naire, “Alcools” (Mer­cure de France, 1913)

 

Alcools, poèmes, 1898–1913, avec un por­trait de l’auteur par Pablo Picas­so, a été pub­lié ini­tiale­ment au Mer­cure de France. Le recueil ne cessera plus d’être réédité, en ver­sion de luxe ou en for­mat de poche, jusqu’aujourd’hui encore et dans le monde entier.

 

 

Les pre­miers vers du poème inau­gur­al — Zone — ravis­sent immédiatement :

 

A la fin tu es las de ce monde ancien

 

Bergère ô tour Eif­fel le trou­peau des ponts bêle ce matin

 

Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine

 

Ici même les auto­mo­biles ont l’air d’être anciennes

La reli­gion seule est restée toute neuve la religion

Est restée sim­ple comme les hangars de Port-Aviation

 

Les derniers vers enivrent définitivement :

 

Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie

Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie

 

Tu march­es vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied

Dormir par­mi tes fétich­es d’Océanie et de Guinée

Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance

Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances

 

Adieu Adieu

 

Soleil cou coupé

 

Après un menu copieux à la hau­teur du for­mi­da­ble appétit de Guil­laume, le fes­tin se ter­mine par un poème d’un lyrisme solaire : Vendémi­aire

 

Hommes de l’avenir sou­venez-vous de moi

Je vivais à l’époque où finis­saient les rois

Tour à tour ils mouraient silen­cieux et tristes

Et trois fois courageux deve­naient tris­mégistes[35]

[…]

 

Guil­laume Apol­li­naire rejoint François Vil­lon, en frère, tant que dur­era l’éternité.

 

Apol­li­naire par Picas­so, non daté

 

Fin de l’Épisode 2

Suite, épisode 3 : Le poète Assassiné

 

©Féli­cie Dubois (avril 2021)


[1] Cat­ulle Mendès (1841, Bor­deaux — 1909, Saint-Ger­main-en-Laye) écrivain par­nassien & wag­nérien / CF la série Vil­liers de l’Isle-Adam.

[2] Guil­laume Apol­li­naire, L’Hérésiarque et Cie (Stock, 1910).

[3] Louise Lalanne dis­paraî­tra comme elle était apparue dans les pages des Marges qui pub­lieront cette annonce, en jan­vi­er 1910 : « Louise Lalanne vient d’être enlevée par un offici­er de cav­a­lerie (…) Nul ne sait où elle est passée. » Cité par Lau­rence Cam­pa, in : Apol­li­naire (Gal­li­mard 2013).

[4] Judith Gau­ti­er (1845, Paris — 1917, Dinard), femme de let­tres, fille de Théophile Gau­ti­er, amie de Vil­liers de l’Isle-Adam, épouse de Cat­ulle Mendes.

[5] Anna de Noailles (1876/1933, Paris) poétesse comtesse, ou l’inverse.

[6] André Bil­ly, Guil­laume Apol­li­naire (Poètes d’aujourd’hui/Seghers, 1947).

[7] Le nou­veau Mer­cure de France — revue lit­téraire, puis mai­son d’édition — a été refondé par Alfred Val­lette (1858–1935, Paris) qui en fut le directeur de 1890 à 1935 avec son épouse Mar­guerite Eymery (1860, Château‑l’Évêque — 1953, Paris) dite « Rachilde, homme de let­tres », roman­cière aus­si pro­lixe que sul­fureuse, cri­tique lit­téraire & salon­nière /CF le Mémo con­sacré à Alfred Jar­ry à paraître ICI un jour ou l’autre.

[8] Guil­laume Apol­li­naire, La Chan­son du Mal-Aimé – in : Alcools (Mer­cure de France, 1913).

[9] « Trem­per sa soupe » autrement dit : avoir des rela­tions sex­uelles. Expres­sion argo­tique passée de mode.

[10] André Bil­ly (1882, Saint-Quentin — 1971, Fontainebleau) cri­tique littéraire.

[11] André Bil­ly, Guil­laume Apol­li­naire, op. cit.

[12] L’Intransigeant, quo­ti­di­en du soir (1880–1940) de gauche puis de droite.

[13] Guil­laume Apol­li­naire, Impres­sions d’un inondé — in : L’Intransigeant, 25 jan­vi­er 1910 (Source Gallica/BNF).

[14] Paris-Jour­nal (1908–1933) quo­ti­di­en du matin « poli­tique et littéraire ».

[15] Guil­laume Apol­li­naire, La Seine à faire — in – Paris-Jour­nal, 27 jan­vi­er 1910 (Source Gallica/BNF).

[16] Louis Per­gaud (1882, Bel­mont — 1915, Marchéville) auteur de La Guerre des bou­tons (Mer­cure de France, 1912).

[17] Raoul Dufy (1877, Le Havre — 1953, For­calquier) pein­tre nor­mand ami d’Albert Mar­quet, pein­tre cubiste ami de Gorges Braque, col­lab­o­ra­teur du cou­turi­er Paul Poiret, auteur de La Fée élec­tric­ité (1937).

[18] André Bil­ly, op. cit.

[19] On retrou­vera la Joconde deux ans plus tard à Flo­rence, chez un pein­tre en bâti­ment, Vin­cen­zo Perug­gia, qui pré­ten­dra avoir agit par patriotisme.

[20] La Libre Parole, quo­ti­di­en anti­sémite fondé par Édouard Dru­mont en 1892 dont le slo­gan « La France aux Français » con­naî­tra un cer­tain suc­cès … L’Action Française, quo­ti­di­en nation­al­iste & roy­al­iste fondé par Charles Mau­r­ras en 1908 et inter­dit à la Libéra­tion en 1944 ; notam­ment, ce sont les plus vir­u­lents, mais ils ne sont pas seuls.

[21] Pas­cal Pia, Apol­li­naire par lui-même, Écrivains de toujours/Seuil (1967).

[22] Guil­laume Apol­li­naire, Zone – in : Alcools (Mer­cure de France, 1913).

[23] Guil­laume Apol­li­naire, Mes pris­ons – in : Paris-Jour­nal (14 sep­tem­bre 1911).

[24] Gertrude Stein, Auto­bi­ogra­phie d’Alice Tok­las, (Gal­li­mard, 1934).

[25] Guil­laume Apol­li­naire, Le Flâneur des Deux Rives (Gal­li­mard, 1928).

[26] Les Soirées de Paris, revue men­su­elle (1912–1914), tel un phénix, a ressus­cité il y a une dizaine d’années grâce à Philippe Bon­net / CF https://www.lessoireesdeparis.com/a‑propos/

[27] Fran­cis Picabia (1879–1953, Paris) artiste dada & surréaliste.

[28] Fred­er­ic Louis Sauser dit « Blaise Cen­drars » (1887, La-Chaux-de-Fonds, — 1961, Paris) écrivain-voyageur & fran­co-suisse ; nous y reviendrons.

[29] Blaise Cen­drars, Les Pâques – in : Les Hommes nou­veaux, 1912. Remar­quable poème réédité sous le titre Les Pâques à New-York – in : Du monde entier (Gal­li­mard, 1919).

[30] René Dal­ize, Les vieux ont soif – in : Les Soirées de Paris, cité par Lau­rence Cam­pa, op. cit.

[31] Pierre Reverdy (1889, Nar­bonne — 1960, Solesmes) poète cubiste & surréaliste.

[32] André Bil­ly, op. cit.

[33] Albert Kostrow­itzky (1882, Rome — 1919, Mex­i­co) « agent de négoce » (selon le cer­ti­fi­cat de décès retrou­vé récem­ment) est mort au Mex­ique le 4 juin 1919 d’une pluri-infec­tion (sep­ticémie-phlébite-typhus) CF https://www.lessoireesdeparis.com/

[34] Paul Fort (1872, Reims — 1960, Montl­héry) poète sym­bol­iste ; co-fon­da­teur, avec Lugné-Poe, du Théâtre de l’Œuvre, à Paris ; co-créa­teur, avec Jean Moréas et André Salmon, de la revue Vers et Prose (1905–1914) ; organ­isa­teur des fameuses soirées lit­téraires du mar­di, à La Closerie des Lilas, pen­dant la Belle Époque.

[35] Guil­laume Apol­li­naire, Vendémi­aire — in : Alcools, op. cit.

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