Guillaume Apollinaire — 1 : De Wilhelm à Guillaume

Guillaume Apollinaire — 1 : De Wilhelm à Guillaume

6 avril 2021 6 Par Félicie Dubois

Guillaume Apollinaire
1880–1918

I

 

Wil­helm de Kostrow­itzky est né à Rome le 25 ou le 26 août 1880 de père incon­nu et de mère hésitante.

Guil­laume Apol­li­naire est mort à Paris de la grippe dite « espag­nole » le 9 novem­bre 1918, deux jours avant l’armistice. Blessé de guerre (tré­pané), à trente-huit ans, Apol­li­naire est entré dans sa légende sous les cris de « À mort Guil­laume ![1] »

Tous ses amis s’en sont émus.

 

Wilhelm de Kostrowitzky

 

Angel­i­ca Alexan­drine de Kostrow­itzky, née à Sve­aborg en Fin­lande, vers 1858, donne nais­sance à son pre­mier enfant ­— Gugliel­mo Alber­to Wladimiro Alessan­dro Apol­linare dit « Wil­helm » — fin août 1880, et au sec­ond — Alber­to Euge­nio Gio­vani Zevi­ni dit « Albert » — en juin 1882. Tous deux nés à Rome de (même) père incon­nu[2].

 

Les deux frères, Albert & Wil­helm de Kostrow­itzky (1888) D.R.

 

Mère céli­bataire, Angel­i­ca place ses deux fils en nour­rice. Issue de la petite noblesse slave, elle fréquente une dias­po­ra de piètre con­di­tion dont la survie dépend, le plus sou­vent, d’un coup de dés.

 

Médail­lon d’Angelica de Kostrowitzky

 

En 1887, Angel­i­ca de Kostrow­itzky quitte l’Italie pour Mona­co et son casi­no, con­stru­it huit ans plus tôt, autour duquel s’est con­sti­tuée la prin­ci­pauté de Monte-Car­lo. Nou­veaux cieux, nou­velle iden­tité : Angel­i­ca devient Olga, princesse russe. Elle récupère ses fils qu’elle inscrit au col­lège catholique Saint-Charles, fondé par Mon­seigneur Charles-Bonaven­ture Theuret, aumônier du Prince Albert 1er.

Le 8 mai 1892, Wil­helm fait sa pre­mière com­mu­nion. Il ren­con­tre René Dupuy (nom de plume : René Dalize).

 

Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes cama­rades René Dalize

Vous n’aimez rien tant que les pom­pes de l’Église.[3]

 

Saint-Charles ferme ses portes en 1895 ; les deux frères, Wil­helm et Albert, pour­suiv­ent leur cur­sus à l’Institut Stanis­las de Cannes.

 

Début 1899, Olga et son Jules (Weil), de onze ans son cadet, quit­tent Monte-Car­lo pour aller ten­ter leur chance ailleurs, partout où il y a un casi­no. Après Aix-les-Bains, ce sera Spa, en Belgique.

 

À la cloche de bois

 

Début juil­let 1899, Jules & Olga instal­lent Wil­helm & Albert à la pen­sion de mon­sieur Con­stant, char­cuti­er-restau­ra­teur à Stavelot, dans les Ardennes belges. Puis les adultes vont jouer au casi­no de Spa, à 25 kilo­mètres de là, qu’ils quit­teront à la fin du mois pour Ostende, lais­sant les deux frères mineurs et dému­nis, sans un sou, der­rière eux.

Wil­helm est très impres­sion­né par ce paysage du nord de l’Europe qu’il décou­vre pour la pre­mière fois. Lui qui a tou­jours beau­coup lu (Vil­lon, Rabelais, Ner­val, Rim­baud, Ver­laine, Mal­lar­mé), se met à écrire une sorte de con­te mythologique, inspiré de la Bible et des légen­des cel­tiques — L’Enchanteur pour­ris­sant.[4] Et c’est dans les Ardennes belges qu’il éprou­ve ses pre­miers émois pour la jeune Maria Dubois.

 

William Degou­ve de Nunc­ques, “La Forêt” (1896)

 

Plus l’été avance, moins les Stavelotains regar­dent les deux « russ­es » avec bien­veil­lance : aucun argent n’a encore été ver­sé pour leur pen­sion chez Con­stant. Mal­gré leurs bonnes manières, les frères Kostrow­itzky éveil­lent à présent les soupçons.[5]

Wil­helm s’en émeut par cour­ri­er à sa mère.

Début octo­bre, Olga envoie un man­dat à ses fils équiv­alant au prix de deux bil­lets de train pour Paris, pas un sou de plus. Ils devront quit­ter l’auberge à la cloche de bois.

Mer­cre­di 4 octo­bre, Wil­helm & Albert atten­dent que la nuit soit tombée pour s’enfuir de Stavelot avec leurs balu­chons (dont le man­u­scrit, pre­mière ver­sion, de L’Enchanteur pour­ris­sant, pre­mier livre de Guil­laume Apol­li­naire). Les deux ados par­courent sept kilo­mètres à pied jusqu’à la gare de Roanne-Coo, d’où ils rejoignent celle de Liège, puis de Namur, pour arriv­er enfin à Paris le lende­main soir.

Là ils retrou­vent leur mère, sous sa nou­velle iden­tité d’Olga Kar­poff, dans un gar­ni du 9 rue de Con­stan­tino­ple, der­rière la gare Saint-Lazare.

Le 11 octo­bre 1899, l’aîné se déclare à la Pré­fec­ture de Police de Paris sous le nom de Wil­helm Kostrow­itzky, de nation­al­ité italienne.

 

Fer­nand Khnopff, “L’eau immo­bile” (1894)

 

« Kostro », comme le surnomme ses amis, passe ses journées à la Bib­lio­thèque Mazarine où il ren­con­tre le maître des lieux, Léon Cahun, qui lui présente son neveu : Mar­cel Schwob, LE dédi­cataire de Ubu Roi[6].

 

C’est tou­jours comme ça que ça (se) passe : de main en main ou à portée de voix.

 

Véri­ta­ble por­trait de Mon­sieur Ubu par Alfred Jar­ry (1896)

 

A Comme …  Amoureux

 

En 1901, Kostro est engagé en tant que pré­cep­teur de Gabrielle, 9 ans, la fille de Madame de Mil­hau. Le 22 août, il est assis dans l’automobile de la vicomtesse avec la petite Gabrielle et sa gou­ver­nante anglaise, Annie Play­den, en route pour l’Allemagne.

 

Annie Play­den & Wil­helm de Kostrow­itzky, Cologne, 1902. D.R.

 

Wil­helm tombe amoureux d’Annie, d’emblée, comme un fou. Pre­mier amour qui se con­jugue avec un séjour en Rhé­nanie et des voy­ages en Europe Cen­trale jusqu’à la fin de l’été 1902.

 

Wil­helm Kostrow­itzky devient Guil­laume Apol­li­naire en écrivant, dans la nuit rhénane :

 

Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent 

Tout l’or des nuits tombe en trem­blant s’y refléter 

La voix chante tou­jours à en râle-mourir 

Ces fées aux cheveux verts qui incan­tent l’été

Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire.[7]

 

Et que tout ait un nom nouveau

 

De retour à Paris, Guil­laume loge chez son frère Albert rue de Naples. Le Jules (Weil) de leur mère lui trou­ve un emploi de sténo dans une banque de la Chaussée d’Antin.

 

Dimanche 5 octo­bre 1902, Guil­laume Apol­li­naire assiste aux funérailles d’Émile Zola au cimetière de Mont­martre[8].

 

Affiche de Toulouse-Lautrec pour La revue blanche (avec Misia en couverture)

 

Guil­laume Apol­li­naire par­ticipe à La Revue Blanche de Thadée Natan­son[9], époux de Marie Godeb­s­ka dite « Misia » (1872, Saint-Péters­bourg – 1950, Paris) pianiste, égérie & mécène, muse des pein­tres « nabis » ; amie de Stéphane Mal­lar­mé, d’Érik Satie et de Toulouse-Lautrec, entre autres. Pas­sons, nous y reviendrons.

 

Pas­sons pas­sons puisque tout passe

Je me retourn­erai sou­vent[10]

 

Pierre Bon­nard, “Misia & Thadée Natan­son” (1902)

 

À par­tir de 1903, Guil­laume Apol­li­naire nour­rit La Plume, revue bimen­su­elle lit­téraire, artis­tique, poli­tique & sociale, qui dur­era le temps de l’époque dite « belle » (1889, Paris — 1914, Verdun).

 

 

Le 18 avril 1903, au caveau du Soleil d’Or, place Saint-Michel (à Paris sinon où ?), Guil­laume Apol­li­naire fait la con­nais­sance d’Alfred Jar­ry[11]. Entre les deux, les atom­es sont crochus : archaïsme médié­val, masochisme chré­tien, lib­erté des lib­ertins ; la Bib­lio­thèque Rose & Collin de Plancy.

 

Collin de Plan­cy “Dic­tio­n­naire infer­nal” (Plon, 1863) : livre de chevet des Sym­bol­istes, de Jar­ry et d’Apollinaire

 

Le mois suiv­ant, Guil­laume Apol­li­naire ren­con­tre André Salmon (1881, Paris — 1969, Sanary-sur-Mer) poète & cri­tique d’art. Alfred Jar­ry lui présente Léon-Paul Far­gue (1876–1947, Paris) poète sym­bol­iste & pié­ton de Paris.

 

Le Festin d’Ésope

 

En 1879, un prêtre alle­mand, catholique et poly­glotte, l’abbé Schley­er, invente le Volapük (« langue du monde »).

En 1887, un jeune médecin juif de Bia­lystok, Zamen­hof, pub­lie un « manuel de langue inter­na­tionale » sous le pseu­do­nyme de Dok­toro Esperan­to. L’Espéranto a un suc­cès d’estime[12] … mais les con­ser­va­teurs européens sont plus nom­breux qui prô­nent le retour au latin. Les Français, quant à eux, défend­ent le français — con­tre l’impérialisme ger­manique, bien­tôt anglo-américain.

 

Guil­laume Apol­li­naire, poly­glotte et fran­cophile, est favor­able à l’élaboration d’une langue « con­stru­ite » com­mune à toute l’Europe. Par-dessus tout, dans le sil­lage des Sym­bol­istes, il croit en la puis­sance créa­trice du lan­gage … La parole est soudaine et c’est un Dieu qui trem­ble.[13]

 

 

En 1903, Guil­laume Apol­li­naire lance une revue men­su­elle inti­t­ulée Le Fes­tin d’Ésope en référence à celui qui rap­por­ta du marché à son maître (nous sommes au VIe siè­cle avant Jésus-Christ) le meilleur & le pire, autrement dit : des langues.

 

Langue française du XIXe siè­cle (Traité d’Anatomie humaine, 1889)

 

La rédac­tion du Fes­tin d’Ésope s’installe chez André Salmon, 244 rue Saint-Jacques. Alfred Jar­ry est de la par­tie. Le pre­mier numéro (sur les neuf que comptera la revue), paraît en novem­bre 1903.

« N’étant l’organe d’aucune école [Le Fes­tin d’Ésope] sera seule­ment soucieux de mérit­er, par l’équité de sa cri­tique et la qual­ité des œuvres qui le com­poseront, son sous-titre de Revue des Belles Let­tres.[14] » Elle pub­liera notam­ment les pre­miers chapitres de L’Enchanteur pour­ris­sant.[15]

 

En jan­vi­er 1904, Olga loue une grande vil­la dans les Yve­lines, au Vésinet, à un chanteur d’opéra qu’elle ter­rorise tant et si bien qu’il n’ose pas lui réclamer ses loyers.

Guil­laume passe au moins une fois par semaine chez sa mère, ne serait-ce que pour chang­er de linge, et c’est au Vésinet, sur les bor­ds de la Seine, qu’il ren­con­tre deux jeunes fauves : Mau­rice de Vlam­inck[16] et André Derain[17].

 

Apol­li­naire par Vlam­inck, dessin non daté.

 

Dans un bar anglais de la rue d’Amsterdam — L’Austin’s Rail­way Hotel Bar and Restau­rant — à l’angle de la place Budapest, dans ce quarti­er bien nom­mé de l’Europe, Guil­laume Apol­li­naire — Lithuanien, Polon­ais, Russe, Ital­ien, futur grand poète français — ren­con­tre Pablo Picas­so, Cata­lan, qui lui présente Max Jacob, Breton.

 

Cf Max Jacob (1876, Quim­per — 1944, Dran­cy) poète & peintre

 

Guil­laume Apol­li­naire par Pablo Picas­so & par Max Jacob

 

Le Bateau-Lavoir

 

De 1903 à 1912, Pablo Ruiz dit « Picas­so » habite sur les hau­teurs de Mont­martre, 13 rue de Rav­i­g­nan, dans une anci­enne man­u­fac­ture en soupente divisée en ate­liers que Max Jacob a bap­tisée « Le Bateau-Lavoir ».

Fer­nande Olivi­er (1881, Paris — 1966, Neuil­ly-sur-Seine) la pre­mière com­pagne de Picas­so, péri­ode cubiste, s’en sou­vient : « Cette mai­son de la rue Rav­i­g­nan était bâtie de façon par­ti­c­ulière. Quand on entrait, quelques ate­liers se trou­vaient au rez-de-chaussée, mais il fal­lait descen­dre pour gag­n­er les autres ate­liers qui se trou­vaient être au qua­trième ou au cinquième étage sur une cour de la rue Gar­reau. »[18]

Reprenons tous ensemble.

L’entrée du 13 rue de Rav­i­g­nan (aujourd’hui, place Émile Goudeau, tout en haut de la butte Mont­martre), don­nait de plain-pied sur le dernier étage du bâti­ment, en rez-de-chaussée, tan­dis qu’un escalier descendait non pas qua­tre ou cinq, comme s’en sou­vient Fer­nande, mais trois étages plus bas, débouchant rue Gar­reau (tout en bas de la butte Montmartre).

 

Pho­to du Bateau-Lavoir au début du XXe siè­cle, D.R. « La rue Rav­i­g­nan toute droite se per­dait en haut dans le brouil­lard qui mouil­lait les pavés. » Pierre Reverdy, 1917

 

Guil­laume & ses amis fréquentent les cabarets de Mont­martre, tou­jours à la mode, à la mode de Mont­martre, dont l’influence ne faib­lit pas : Le Chat Noir (qui a con­nu ses heures de gloire dans les années 1880), Le Lapin Agile & Le Moulin-Rouge.

(Cf les Mémos con­sacrés à Vil­liers de l’Isle-Adam & Alphonse Allais & Érik Satie)

 

Pablo préfère la com­pag­nie des poètes à celle des pein­tres, Gui celle des pein­tres … Pablo & Gui & Max sont inséparables.

Fer­nande Olivi­er écrira dans ses mémoires, quelque trente ans plus tard : « Apol­li­naire était vêtu d’un com­plet de gros tis­su anglais beige, qu’il affec­tion­nait par­ti­c­ulière­ment. Sur le chef un can­oti­er de grosse paille sem­blait trop petit pour son crâne. La tête un peu en forme de poire, aux traits aigus, sym­pa­thiques, dis­tin­gués, de petits yeux très rap­prochés du nez arqué, long et fin ; des sour­cils comme des vir­gules. Une bouche petite qu’il sem­blait réduire encore, exprès, lorsqu’il par­lait, comme pour don­ner plus de mor­dant à ce qu’il dis­ait. Un mélange de noblesse et d’une espèce de vul­gar­ité due à un gros rire enfan­tin. Des mains de prélat aux gestes onctueux. (N’a‑t-on pas insin­ué qu’il était fils d’un prélat du Vat­i­can ? Sa mère était Russe ou Polon­aise.) Tout cela envelop­pé, sem­blait-il, atténué par un air bon enfant, calme et doux, grave ou ten­dre, qui fai­sait qu’on l’écoutait avec con­fi­ance dès qu’il par­lait, et il par­lait beau­coup. Char­mant, cul­tivé, artiste, et quel poète ! […] Para­dox­al, théâ­tral, empha­tique, sim­ple et naïf tout à la fois. »

 

Médail­lon Guil­laume Apol­li­naire vers 1905

 

Le 26 févri­er 1905, Mar­cel Schwob[19], trente-sept ans, époux de Mar­guerite Moreno[20], fin let­tré et mor­phi­no­mane, meurt dans les bras de son servi­teur chinois.

 

Le troisième Salon d’Automne ouvre ses portes le 18 octo­bre de la même année, au Grand Palais. Sur les con­seils de sa sœur Gertrude, Léo Stein, col­lec­tion­neur améri­cain, achète une huile sur toile qui se trou­ve à présent au Musée d’Art Mod­erne de San Fran­cis­co : La Femme au cha­peau d’Henri Matisse.

 

Hen­ri Matisse, “La Femme au cha­peau” (1905)

 

Les Stein vivent à Mont­par­nasse, 27 rue de Fleu­rus, dans un pavil­lon avec ate­lier trans­for­mé en galerie de pein­ture où, de 1904 à 1938 (moins une inter­rup­tion pen­dant la guerre) ils recevront des artistes et des écrivains nova­teurs (d’Érik Satie, que Gertrude ado­rait, au jeune Paul Bowles.)

(Cf la série Jane Bowles.)

 

Por­trait de Gertrude Stein par Pablo Picas­so (1906)

 

Guil­laume Apol­li­naire aime aimer, plus encore, il adore admirer.

C’est le cœur bat­tant fort que le jeune poète con­tribue à la pub­li­ca­tion de la pre­mière antholo­gie des textes (jusqu’alors épars) du Mar­quis de Sade par la Bib­lio­thèque des Curieux, col­lec­tion « Maîtres de l’Amour ».

André Bre­ton ne l’oubliera jamais[21] : « Il a fal­lu toute l’intuition des poètes pour sauver de la nuit défini­tive à laque­lle l’hypocrisie la vouait l’expression d’une pen­sée tenue entre toutes pour sub­ver­sive, la pen­sée du mar­quis de Sade cet esprit le plus libre qui ait encore existé au témoignage de Guil­laume Apol­li­naire. »[22]

Début 1907, celui-ci pub­lie à compte d’auteur et sous ini­tiales un roman pornographique inti­t­ulé Onze Mille Verges. Il a vingt-six ans ; Que les Onze Mille Verges me châ­tient si je mens !

 

Au print­emps suiv­ant, le 33e Salon des Indépen­dants présente une grande rétro­spec­tive Cézanne (mort en octo­bre 1906). Marie Lau­rencin y expose pour la toute pre­mière fois. Hen­ri Matisse accroche un Nu bleu aus­sitôt acheté par les Stein.

 

Hen­ri Matisse, “Nu bleu” (1907)

 

Poète lyrique pas­sion­né d’art plas­tique, héri­ti­er des sym­bol­istes, ami des cubistes, précurseur du Sur­réal­isme, Apol­li­naire écrit : « Le soir dîné chez Picas­so, vu sa nou­velle pein­ture […] Admirable lan­gage que nulle lit­téra­ture ne peut indi­quer, car nos mots sont faits d’avance. Hélas ! »[23]

 

À vingt-sept ans, Guil­laume a enfin les moyens de pay­er un loy­er et il reçoit, tous les mardis, dans son apparte­ment de la rue Léonie (future rue Hen­ner), dont Fer­nande Olivi­er se sou­vient très bien : « Quelle dif­férence entre la demeure de Max [Jacob] et celle de Guil­laume ! Celle-ci claire, nette, un peu mièvre, sans recherche de goût, bour­geoise, mais ingénue, fraîche. Rangée, ordon­née selon des règles, un peu apprêtée, prévue, mais de la lumière tou­jours, beau­coup le jour, beau­coup la nuit. Le salon, trop petit pour les vis­i­teurs, s’ouvrait sur une cham­bre où l’on se réfu­giait pour être tran­quille. On s’y instal­lait en ayant bien soin de ne rien déranger, ce qui aurait mécon­tenté Guil­laume. »[24]

 

C’est à la même époque, rue Laf­fitte, à la galerie de Clo­vis Sagot (un ancien clown du cirque Médra­no devenu marc­hand d’art), que Guil­laume Apol­li­naire ren­con­tre Marie Lau­rencin (de trois ans sa cadette, élève de Georges Braque[25].) « Elle est gaie, elle est bonne, elle est spir­ituelle et elle a tant de tal­ent. C’est moi en femme » — dira Guil­laume.[26]

 

Por­trait de Guil­laume Apol­li­naire par Marie Lau­rencin (1908)

 

Fer­nande Olivi­er se rap­pelle : « Mal­gré Apol­li­naire, qui, fort épris, voulait nous l’imposer, elle ne péné­tra pas tout de suite dans notre intim­ité. […] Elle vivait chez sa mère, aus­si réservée et dis­crète que sa fille l’était peu. Elles habitaient un apparte­ment, boule­vard de la Chapelle, qu’elles quit­tèrent pour aller demeur­er à Auteuil, rue La Fontaine. »[27]

 

Marie Lau­rencin, “Apol­li­naire et ses amis” (1909) De gauche à droite : Gertrude Stein, Fer­nande Olivi­er, X, Fric­ka (la chi­enne de Picas­so), Guil­laume Apol­li­naire, Pablo Picas­so, Mar­guerite Gillot, Mau­rice Crem­nitz, Marie Laurencin

 

Picas­so s’intéresse à l’art « naïf » — naturel, sim­ple & spon­tané — de ceux qui n’ont pas appris les règles de l’art « académique » — civil­isé, com­pliqué & apprêté. Il s’entiche de celui que Jar­ry a intro­n­isé, avec suc­cès, sous le nom du Douanier Rousseau pour la sim­ple et bonne rai­son qu’avant de se con­sacr­er à la pein­ture, Hen­ri Rousseau (1844, Laval — 1910, Paris) était fonc­tion­naire à l’octroi de Paris.

 

De beauté « pro­por­tion­née » on ne par­le plus, ce n’est plus une ver­tu artis­tique, revendiquent en chœur Jar­ry & Apollinaire.

 

C’est de souf­france et de bonté

Que sera faite la beauté.[28]

 

Le Douanier Rousseau, “La muse inspi­rant le poète” (Marie Lau­rencin & Apol­li­naire, 1909)

 

Le jour de La Tou­s­saint de l’an 1907, Alfred Jar­ry, trente-qua­tre ans, meurt d’une ménin­gite tuber­culeuse à l’Hôpital de la Char­ité, à Paris.

Le dimanche suiv­ant, Guil­laume Apol­li­naire assiste à l’enterrement de son ami au cimetière de Bag­neux. Il écrira, deux ans plus tard : « … nous étions une cinquan­taine à suiv­re son con­voi. Les vis­ages n’étaient pas très tristes et seuls Fagus[29], Thadée Natan­son et Octave Mir­beau[30] avaient un tout petit peu l’air funèbre. Cepen­dant tout le monde sen­tait vive­ment la dis­pari­tion du grand écrivain et char­mant garçon que fut Jar­ry. Mais il y a des morts qui se déplorent autrement que par les larmes. […] La foule de ceux qui avaient été au cimetière de Bag­neux s’était vers le soir répan­due dans les guinguettes des alen­tours. Elles regorgeaient de monde. On chan­tait, on buvait, on mangeait de la char­cu­terie : tableau tru­cu­lent comme une descrip­tion imag­inée par celui que nous met­tions en terre. »[31]

 

Quelques mois plus tard, on organ­ise un ban­quet chez Picas­so en l’honneur du Douanier Rousseau. D’aucuns diront qu’il s’agissait d’une mys­ti­fi­ca­tion en hom­mage à Jar­ry. Gertrude Stein[32] écrit (dans un style, com­ment dire ? … impayable, traduit de l’anglais par Bernard Faÿ) : « Fer­nande me décriv­it le menu en détail. Il allait y avoir du riz à la valen­ci­enne. Fer­nande venait d’apprendre la recette de ce plat durant son dernier voy­age en Espagne, et elle avait com­mandé, j’oublie main­tenant ce qu’elle avait com­mandé, mais enfin elle avait com­mandé un grand nom­bre de plats tout pré­parés chez Félix Potin. Tout le monde était fort excité. C’est Guil­laume Apol­li­naire, je me le rap­pelle, qui, grâce à ses rela­tions intimes avec Rousseau, l’avait décidé à promet­tre de venir et devait l’amener ; tout le monde devait rédi­ger des poèmes et des chan­sons et ça devait être très rigo­lo, comme on aimait alors à dire à Mont­martre. Nous devions tous nous retrou­ver à ce café situé en bas de la rue Rav­i­g­nan[33] ; nous devions y pren­dre un apéri­tif, puis mon­ter jusqu’à l’atelier de Picas­so où nous devions dîn­er. […] J’eus à peine le temps d’enlever mon cha­peau et d’admirer l’arrangement de la salle. Fer­nande était en train d’insulter Marie Lau­rencin et la foule d’arriver.»[34]

Fer­nande Olivi­er est furieuse car Marie, dite Coco, ivre morte, fait sa sotte.

Fer­nande racon­te : « Son pre­mier soin en ren­trant à l’atelier fut de tomber dans les tartes instal­lées sur un divan, et les mains et la robe bar­bouil­lées de con­fi­tures, elle cares­sait tout le monde. Son agi­ta­tion ne se cal­mant pas, cela dégénéra en dis­pute entre Apol­li­naire et elle et on ren­voya un peu bru­tale­ment Coco chez sa mère.[35] »

Gertrude pour­suit : « Guil­laume Apol­li­naire se leva et prononça un éloge solen­nel ; je ne me rap­pelle plus du tout ce qu’il dit, mais ça finis­sait par un poème qu’il avait écrit et qu’il chan­ta à demi, et dont tout le monde reprit ensem­ble le refrain : La pein­ture de ce Rousseau. »[36] Plus exacte­ment : C’est la pein­ture de ce Rousseau Qui dompte la nature Avec son mag­ique pinceau.[37]

Fer­nande con­tin­ue : « Rousseau, qui croy­ait que c’était arrivé, s’installa, grave et les larmes aux yeux, sous le dais qu’on lui avait amé­nagé. Il était char­mant de faib­lesse, de naïveté, de touchante van­ité. Il con­ser­va longtemps le sou­venir ému de cette récep­tion, que le brave homme prit de bonne foi pour un hom­mage ren­du à son génie. »[38]

Le Douanier, 64 ans, écrit à Picas­so, 27 ans : « Nous sommes les deux plus grands pein­tres de l’époque, toi dans le genre égyp­tien, moi dans le genre mod­erne. »[39]

 

Dîn­er de con ou bien ?

Quoiqu’il en soit, le ban­quet aura con­tribué à la notoriété du Douanier Rousseau, et André Salmon pour­ra écrire, quelque vingt ans plus tard, dans un style mal­lar­méen : « Nous voulûmes, très sincère­ment et y réus­sis­sant pleine­ment, don­ner beau­coup de joie à un vieil homme, croy­ant à son génie et pour qui la vie avait été sou­vent méchante. »[40]

 

C’est de souf­france et de bonté 

Que sera faite la beauté

 

Fin de l’Épisode 1

Suite, épisode 2 : Alcools

 

©Féli­cieDubois (avril 2021)


[1] Il s’agissait de l’empereur alle­mand Guil­laume II, bien sûr, le dernier roi de Prusse « … il fai­sait chaud, les fenêtres étaient ouvertes et la foule, qui emplis­sait la rue, cri­ait : À bas Guil­laume ! et comme tout le monde avait tou­jours appelé Guil­laume Apol­li­naire Guil­laume, même dans son ago­nie cela lui fai­sait mal. » Gertrude Stein, Auto­bi­ogra­phie d’Alice Tok­las (Gal­li­mard, 1934).

[2] Le géni­teur de Wil­helm & Albert a été iden­ti­fié par Pierre-Mar­cel Adé­ma dans Guil­laume Apol­li­naire le mal aimé (Plon, 1952) comme étant le comte Francesco Flu­gi d’Aspermont, offici­er ital­ien. Les deux frères ne l’ont jamais su ; ils sont morts tous les deux sans ascen­dance ni descendance.

[3] Guil­laume Apol­li­naire, Zone — in : Alcools (Mer­cure de France,1913).

[4] Guil­laume Apol­li­naire, L’Enchanteur pour­ris­sant, édi­tion de luxe illus­trée de gravure sur bois par André Derain (Hen­ry Kah­n­weil­er, 1909). Nota bene : dans le recueil posthume de Guil­laume Apol­li­naire inti­t­ulé Le Guet­teur mélan­col­ique (Gal­li­mard, 1952) plusieurs textes inédits ont été regroupés sous le titre « Stavelot » — écrits en même temps que L’Enchanteur pour­ris­sant mais exclus alors du corpus.

[5] Il existe aujourd’hui à Stavelot un musée dédié à Guil­laume Apol­li­naire, instal­lé ini­tiale­ment en 1954 dans une salle de l’ancienne Pen­sion Con­stant, puis trans­féré en 2002 dans l’ancienne Abbaye.

[6] Alfred Jar­ry, Ubu Roi — pièce en cinq actes (Mer­cure de France, 1896).

[7] Nuit Rhé­nane, pre­mier poème du cycle des Rhé­nanes, qui en compte neuf, in : Alcools (Mer­cure de France, 1913). Nota bene : dans le recueil posthume inti­t­ulé Le Guet­teur mélan­col­ique (Gal­li­mard, 1952) une par­tie inti­t­ulée « Rhé­nanes » com­plètes les Rhé­nanes d’Alcools avec des poèmes qu’Apollinaire avait ini­tiale­ment écartés.

[8] Émile Zola sera trans­féré au Pan­théon le 4 juin 1908.

[9] Thadée Natan­son (1868, Varso­vie – 1951, Paris) cofon­da­teur, avec ses frères Alexan­dre et Louis-Alfred, de La Revue Blanche (1889–1903) ; revue lit­téraire fran­co-belge de sen­si­bil­ité anarchiste.

[10] Guil­laume Apol­li­naire, Cors de chas­se — in : Alcools, op. cit.

[11] Alfred Jar­ry (1873, Laval — 1907, Paris) écrivain & dra­maturge ; alias Doc­teur Faus­troll, pataphysicien.

[12] Recon­nu par l’UNESCO, l’Espéranto est aujourd’hui par­lé sur les cinq continents.

[13] Guil­laume Apol­li­naire, La Vic­toire — in : Cal­ligrammes (Mer­cure de France, 1918).

[14] Cité par Lau­rence Cam­pa dans son indis­pens­able biogra­phie de Guil­laume Apol­li­naire pub­liée en 2013 aux édi­tions Gallimard.

[15] Numéros 5 à 9 (de mars à août 1904).

[16] Mau­rice de Vlam­inck (1876, Paris — 1958, Rueil-la-Gadelière) pein­tre fauve & cubiste.

[17] André Derain (1880, Cha­tou — 1954, Garch­es) pein­tre & graveur & déco­ra­teur pour Serge de Diaghilev.

[18] Fer­nande Olivi­er, Picas­so et ses amis (Stock, 1933).

[19] Mar­cel Schwob (1867, Chav­ille — 1905, Paris) homme de let­tres proche des symbolistes.

[20] Mar­guerite Moreno (1871, Paris — 1948, Touzac) « mon­stre sacré » sur les planch­es, elle fut la muse des poètes sym­bol­istes et l’amie intime de Colette.

[21] … Gabrielle Wit­tkop non plus (CF le Mémo Gabrielle Wit­tkop.)

[22] André Bre­ton, Antholo­gie de l’humour noir (Jean-Jacques Pau­vert, 1966).

[23] Note du 27 févri­er 1907, citée par Lau­rence Cam­pa — in : Guil­laume Apol­li­naire (Gal­li­mard, 2013).

[24] Fer­nande Olivi­er, Picas­so et ses amis (Stock, 1933).

[25] Georges Braque (1882, Argen­teuil — 1963, Paris) pein­tre cubiste.

[26] Cité par Lau­rence Cam­pa, in : Apol­li­naire op. cit.

[27] Fer­nande Olivi­er, op.cit.

[28] Guil­laume Apol­li­naire, Les Collines — in : Cal­ligrammes (Mer­cure de France, 1918).

[29] Georges Fail­let dit « Fagus » (1872 — 1933), poète fantaisiste.

[30] Octave Mir­beau (1848, Trévières – 1917, Paris) écrivain & jour­nal­iste (CF http://mirbeau.asso.fr & http://www.mirbeau.org )

[31] Guil­laume Apol­li­naire, in : Les Marges, « Con­tem­po­rains pit­toresques » n°18, novem­bre 1909 ; repris dans Œuvres en pros­es, tome III, Bib­lio­thèque de la Pléi­ade (Gal­li­mard, 1993).

[32] Gertrude Stein (1874, Alleghe­ny West Penn­syl­vanie — 1946, Neuil­ly-sur-Seine près de Paris) OVNI.

[33] Le café Fau­vet, rue des Abbesses.

[34] Gertrude Stein, Auto­bi­ogra­phie d’Alice Tok­las (Gal­li­mard, 1934).

[35] Fer­nande Olivi­er, op. cit.

[36] Gertrude Stein, op. cit.

[37] Paroles mémorables, s’il en est, de Mau­rice Crem­nitz (1875, Hon­grie — 1935, Paris) poète & cri­tique d’art sous le nom de Mau­rice Chevrier.

[38] Fer­nande Olivi­er, Picas­so et ses amis, op. cit.

[39] Ibidem.

[40] André Salmon, in : n° 32 de la revue Bra­vo (août 1931).

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