Guillaume Apollinaire — 3 : Le Poète Assassiné

Guillaume Apollinaire — 3 : Le Poète Assassiné

26 avril 2021 6 Par Félicie Dubois

Guillaume Apollinaire
1880–1918

III

 

En jan­vi­er 1914, Les Soirées de Paris[1] con­sacrent un numéro spé­cial au Douanier Rousseau. Dans la même revue, la même année, Guil­laume Apol­li­naire com­mence à pub­li­er des « idéo­grammes lyriques » ou « idéo­gram­ma­tiques » qu’il nom­mera bien­tôt « calligrammes ».

 

Gior­gio de Chiri­co, « Por­trait de Guil­laume Apol­li­naire dit pré­moni­toire » (print­emps 1914)

 

Première guerre industrielle mondiale

 

Le 28 juin 1914, à Sara­je­vo, l’archiduc François-Fer­di­nand d’Autriche & la duchesse de Hohen­berg, héri­tiers de l’Empire aus­tro-hon­grois, sont assas­s­inés par un nation­al­iste serbe.

 

Baigneuse à l’époque dite “belle” …

 

Au mois de juil­let, le jour­nal Comœ­dia envoie Guil­laume Apol­li­naire et André Rou­veyre[2] à Deauville, sta­tion bal­néaire à la mode, pour un reportage mondain.

 

Cabourg à la Belle Époque (carte postale)

 

Le 25 juil­let, Jean Jau­rès, répub­li­cain-philosophe, veut encore « espér­er que le crime ne sera pas con­som­mé … »[3]

Le 28, l’Autriche déclare la guerre à la Serbie.

Le 31 au matin, Jau­rès pub­lie un dernier édi­to dans son jour­nal L’Humanité[4] : « Le plus grand dan­ger, à l’heure actuelle, n’est pas dans les événe­ments eux-mêmes … Il est dans l’énervement qui gagne, dans les impres­sions subites qui nais­sent de la peur. » L’après-midi, la Russie mobilise et l’Allemagne lance un ulti­ma­tum à la France. À 21h30, Jean Jau­rès — dernier apôtre de la paix — est assas­s­iné par Raoul Vil­lain[5] au Café du Crois­sant, rue Montmartre.

 

“L’Express du Midi” du jeu­di 20 août (où l’on retrou­ve le juge d’instruction Dri­oux qui avait inculpé Apol­li­naire en 1911 … )

 

Les jeux d’alliances diplo­ma­tiques entrainent la France dans la Pre­mière Guerre indus­trielle mondiale.

 

Félix Val­lo­ton, « Marée mon­tante » (1913)

 

Sur la Côte fleurie[6], la fête est finie.

Le Tout-Paris ren­tre à Paname.

 

Ordre de Mobil­i­sa­tion Générale, 2 août 1914 (Archives nationales)

 

Le 3 août 1914, Fred­er­ic Sauser (alias Blaise Cen­drars), de nation­al­ité suisse (pays neu­tre), s’engage dans l’armée française « pour savoir ce dont les hommes sont capa­bles, en bien, en mal, en intel­li­gence, en con­ner­ie, et que de toute façon, la mort est au bout, que l’on tri­om­phe ou que l’on suc­combe. »[7]

 

Le 5 août, une loi autorise le gou­verne­ment français à nat­u­ralis­er tout étranger con­trac­tant un engage­ment volon­taire pour la durée de la guerre. Guil­laume Apol­li­naire, russe-polon­ais, homme de let­tres, ren­seigne avec ardeur la fiche de recrute­ment mil­i­taire. À son grand désar­roi, sa demande est ajournée par le con­seil de révi­sion des Invalides qui croule sous l’afflux de volon­taires redirigés, dès lors, vers la Légion étrangère (sans nat­u­ral­i­sa­tion à la clé).

 

La plu­part des revues lit­téraires aux­quelles Guil­laume Apol­li­naire col­lab­o­rait cessent de paraître. Il n’a plus aucun revenu et l’apatride, le « métèque », descend sur la Côte d’Azur, ombre de son enfance.

 

C’est Lou qu’on la nommait

 

Au mois de sep­tem­bre 1914, à Saint-Jean-Cap-Fer­rat, Kostro ren­con­tre la comtesse Geneviève Mar­guerite Louise de Pil­lot de Col­igny — dite « de Col­igny-Chatil­lon » (1881, Vesoul — 1963, Genève) —, divor­cée du baron Édouard Hen­ry de Couden­hove, héri­tière d’un nom qu’illustrait déjà, au XVIe siè­cle, une précé­dente Louise qua­trième et dernière épouse de Guil­laume Ier d’Orange.

 

Il est des loups de toute sorte

Je con­nais le plus inhumain

Mon cœur que le dia­ble l’emporte

Et qu’il le dépose à sa porte

N’est plus qu’un jou­et dans sa main[8]

 

Apol­li­naire est ravi.

Dès le 27 sep­tem­bre, il écrit à Louise de Col­igny : … je vous aime avec un fris­son si déli­cieuse­ment pur que chaque fois que je me fig­ure votre sourire, votre voix, votre regard ten­dre et moqueur il me sem­ble que, dussé-je ne plus vous revoir en per­son­ne, votre chère appari­tion liée à mon cerveau m’accompagnera désor­mais sans cesse.[9]

 

Louise de Col­igny-Chatil­lon (com­po­si­tion)

 

La châte­laine snobe le trou­ba­dour qui insiste.[10]

 

Nîmes, le 18 octo­bre 1914

Au LAC de tes yeux très profond

Mon pau­vre cœur se noie et fond

Là le défont

Dans l’eau d’amour et de folie

Sou­venir et Mélancolie

 

Le 4 décem­bre 1914, écon­duit par sa belle, Guil­laume Apol­li­naire passe devant le con­seil de révi­sion où il renou­vèle sa demande de naturalisation.

Il est aus­sitôt incor­poré dans l’armée française au 38e rég­i­ment d’artillerie de Nîmes.

Quelques jours plus tard, motivée sans doute par l’uniforme, Madame de Col­igny rejoint le poète dans la cité romaine.

 

Apol­li­naire en uni­forme, médaillon

 

L’amour entre Guil­laume et Louise dure le temps d’un cycle de Lune.

En jan­vi­er 1915, Lou est lasse du sim­ple « deux­ième classe ».

Elle ren­tre à Nice.

 

“La nuit descend”, fac-sim­ilé (jan­vi­er 1915)

 

Le « 2e canon­nier con­duc­teur Kostrow­itzky, 70e bat­terie, 38e RAC, 15e brigade d’artillerie, 15e corps, armée française » (on dirait du Satie), lui écrit sans cesse.

Lou s’en désintéresse.

 

 

Guil­laume part au front dans l’espoir de regag­n­er le cœur de Louise.

La manœu­vre a déjà fait ses preuves …

Cette fois, Apol­li­naire reçoit des galons de brigadier.

 

4 févri­er 1915

Vous partez ? Oui ! c’est pour ce soir

Où allez-vous ? Reims ou Belgique !

Mon voy­age est un grand trou noir

A tra­vers notre République

C’est tout ce que j’en peux savoir

 

Et pour­tant, dans la nuit du 26 au 27 avril 1915, Guil­laume écrit encore :

 

“La nuit s’achève” fac-similé

 

La tête étoilée

 

À présent, c’est à une jeune femme orig­i­naire d’Algérie – Jolie bizarre enfant chérie[11]— que Guil­laume s’adresse. Il a voy­agé avec elle dans un train au tout début de l’an­née 1915. Madeleine Pagès, vingt-et-un an, en vacances sur la Côte d’Azur ren­trait dans sa famille à Oran.

 

Médail­lon Madeleine Pagès

 

11 mai 1915

Le VRAI, mon Enfant, c’est ton Rêve …

Tout meurt, mon Cœur, la joie est brève

 

 

Pre­mier juin 1915

Une nou­velle human­ité est en train de se créer plus sen­si­ble plus volon­taire plus libre plus amoureuse 

cette human­ité neuve c’est la spi­rale plus céleste que l’oiseau c’est l’ange même 

et l’ancienne human­ité la déteste et veut la tuer

Guil­laume Apol­li­naire, dessin sur le front

 

Le 2 juil­let 1915, Remy de Gour­mont[12] chronique un petit recueil de poèmes (Case d’Armons) qu’il vient de recevoir[13] :

« Il m’est arrivé du front, l’autre jour, un livre bien sin­guli­er et qui restera prob­a­ble­ment une des curiosités de la guerre, d’abord par son orig­ine, ensuite par bien d’autres motifs : son titre, sa com­po­si­tion, son tirage très restreint, son goût sin­guli­er. Naturelle­ment, il n’est pas imprimé, mais seule­ment tiré au poly­copiste […] Quant à l’auteur, c’est Guil­laume Apol­li­naire, qui, en devenant canon­nier, n’a pas cessé d’être le poète étrange que l’on con­naît. […] Je trou­ve mer­veilleux qu’artilleurs ou fan­tassins n’en soient pas davan­tage grisés ou aba­sour­dis et gar­dent au milieu du car­nage ou de la tem­pête des bruits et des éclairs, le soin de rester eux-mêmes et de con­tin­uer avec une tran­quil­lité, presque insul­tante à nos émois, l’exercice de leur tal­ent ! Ils sont restés eux-mêmes et pour­tant ce sont d’autres hommes… »[14]

 

Une femme qui pleurait,

Eh ! Oh ! Ah !

Des sol­dats qui passaient

Eh ! Oh ! Ah !

Un éclusi­er qui pêchait

Eh ! Oh ! Ah !

Les tranchées qui blanchissaient

Eh ! Oh ! Ah !

Des obus qui pétaient

Eh ! Oh ! Ah !

Des allumettes qui ne pre­naient pas

Et tout

A changé

En moi

Tout

 Sauf mon amour

Eh ! Oh ! Ah ! [15]

 

Le 10 août 1915, à la suite d’un échange épis­to­laire soutenu[16], Guil­laume Apol­li­naire demande la main de Madeleine à sa mère :

 

Aux Armées, le 10 août 1915

Madame,

Madeleine vous a par­lé de moi. Je l’adore, elle m’aime. Je veux la ren­dre heureuse.

J’ai l’honneur de vous prier de m’accorder sa main.

J’attends votre réponse avec une très grande anxiété …

 Guil­laume de Kostrow­itzky

Brigadier au 38e Rég­i­ment d’Artillerie de cam­pagne[17]

 

Guil­laume Apol­li­naire par Pablo Picasso

 

Tout, sauf mon amour

 

Le 20 novem­bre 1915, Guil­laume Apol­li­naire, pro­mu maréchal des logis, rejoint le 96e rég­i­ment d’infanterie. Fan­tassin, il vit dans les tranchées avec ses compagnons.

 

À la fin du mois de décem­bre, Guil­laume part en per­mis­sion. Il embar­que à Mar­seille sur le Sidi-Brahim pour rejoin­dre Madeleine en Algérie.

 

Madeleine Pagès et Guil­laume Apol­li­naire à Oran

 

Le 12 jan­vi­er 1916, Guil­laume Apol­li­naire retrou­ve son rég­i­ment à Damery, près d’Épernay.

 

Guil­laume Apol­li­naire par lui-même

 

Le 9 mars 1916, le maréchal des logis Kostrow­itzky dit « Guil­laume Apol­li­naire » est enfin nat­u­ral­isé français.

Le 17, vers 16 heures, dans une tranchée du bois des Buttes, sur le front de l’Aisne, un éclat d’obus troue le casque puis le crâne du poète à la tempe droite.

 

Casque troué

 

Le 18, Guil­laume Apol­li­naire est évac­ué & dirigé vers l’Hôtel-Dieu de Château-Thier­ry ; puis au Val-de-Grâce, à Paris.

 

Bil­let grif­fon­né par Apol­li­naire dans l’ambulance à l’intention du cour­riériste lit­téraire qui tient à jour pen­dant la guerre le Bul­letin des Écrivains militaires.

 

Le Poète Assassiné

 

Le 9 mai 1916, Guil­laume Apol­li­naire est trans­porté à la vil­la Molière, une annexe du Val-de-Grâce, boule­vard de Mont­moren­cy, à Auteuil, où il est tré­pané[18] par le doc­teur Baudet.

 

Guil­laume à l’hôpital

 

Le 10 mai, le poète reçoit la vis­ite d’un étu­di­ant en médecine pas­sion­né de « psy­cho­analyse »[19] — et qui l’admire : André Bre­ton.[20]

 

Le lende­main, Guil­laume envoie un télé­gramme à Madeleine pour l’informer que l’opération s’est bien passée. Il n’ose pas lui avouer qu’il n’a plus l’intention de l’épouser : Je ne suis plus ce que j’étais à aucun point de vue et si je m’écoutais je me ferais prêtre ou religieux.[21]

 

Guil­laume blessé

 

En août, Guil­laume Apol­li­naire est de retour par­mi les siens — poètes & pein­tres & péquins — que l’on trou­ve à présent dans les cafés de Montparnasse.

 

Le Poète Assas­s­iné (nou­velles & con­tes ; 1910–1916) sort en octo­bre avec un por­trait de l’auteur par André Rou­veyre et une cou­ver­ture de Cap­piel­lo.[22]

 

 

 

Le 31 décem­bre 1916, un ban­quet est servi en l’honneur d’Apollinaire au Palais d’Orléans, avenue du Maine (où l’on avait célébré le Pau­vre Lelian[23] en son temps …)

 

Menu du ban­quet et sig­na­tures autographes

 

Au début de l’année 1917, Apol­li­naire, qui n’a pas été dégagé de ses oblig­a­tions mil­i­taires mal­gré sa blessure, est détaché à la « Direc­tion générale des rela­tions (du Com­man­de­ment) avec la Presse », autrement dit : la Censure.

 

Le 16 févri­er 1917, Octave Mir­beau[24] meurt le jour de ses soix­ante-neuf ans.

 

Au print­emps de la même année, Blaise Cen­drars revient de la guerre amputé du bras droit. Le 4 avril, Apol­li­naire écrit à Picasso :

« Je suis très peiné avec Cen­drars. Tu sais com­bi­en j’aime ce garçon et com­bi­en je l’estime. Il prend main­tenant vis-à-vis de moi une atti­tude qui me cha­grine. J’ai essayé d’avoir une expli­ca­tion avec lui mais il n’y a pas eu moyen. Il m’en veut et je ne sais pourquoi. »[25]

 

Le 6 avril 1917, les États-Unis d’Amérique entrent en guerre aux côtés de la Triple Entente (France & Roy­aume-Uni & Russie.)

 

Le 7 mai 1917, René Dupuy dit « René Dal­ize » — le plus ancien cama­rade de Wil­helm de Kostrow­itzky — meurt au Chemin des Dames.

Guil­laume Apol­li­naire écrit :

Main­tenant tout est énorme

Et il me sem­ble que la paix

Sera aus­si mon­strueuse que la guerre

Ô temps de la tyrannie

Démoc­ra­tique

Beau temps où il fau­dra s’aimer les uns les autres

Et n’être aimé de per­son­ne[26]

 

Le 11 mai 1917, Guil­laume Apol­li­naire emploie le mot sur-réal­isme dans le pro­gramme du bal­let Parade imag­iné par Jean Cocteau[27], décor et cos­tumes de Pablo Picas­so, musique d’Érik Satie, choré­gra­phie de Leonid Mas­sine pour les Bal­lets russ­es de Diaghilev.

Un néol­o­gisme qu’Apollinaire réu­tilise un mois plus tard pour qual­i­fi­er Les Mamelles de Tire­sias (Thérèse change de sexe tan­dis que son mari perd l’accent belge et accouche de leurs 40 050 enfants) : drame sur-réal­iste en deux actes et un pro­logue, chœurs, musique et cos­tume selon l’esprit nou­veau.[28]

 

Le 18 mai 1917, la créa­tion de Parade au Théâtre du Châtelet est un suc­cès de scan­dale. (CF la série Érik Satie)

Alors que les mutiner­ies dans l’armée se propa­gent, don­nant lieu à des exé­cu­tions scélérates, la pochade pour hap­py-few n’est pas digne de l’écœurement général.

 

 

Guil­laume Apol­li­naire col­la­bore à dif­férentes revues poé­tiques : Sic (de Pierre Albert-Birot) ; 391 (de Fran­cis Picabia) ; Nord-Sud (de Pierre Reverdy).

 

Le Mer­cure de France édite une pla­que­tte de Guil­laume Apol­li­naire inti­t­ulée Vitam empen­dere amori & illus­trée par André Rouveyre.

 

Nota Bene : le film ci-dessous est ines­timable, nous vous con­seil­lons vive­ment de le regarder in exten­so (ci-dessous, il com­mence 13 min­utes avant la fin avec André Rouveyre).

À la recherche de Guil­laume Apol­li­naire, réal­isé par Jean-Marie Drot, a été dif­fusé pour la pre­mière fois dans l’émission de l’ORTF « L’Art et les Hommes » le 29 mai 1960.

Un grand MERCI à la chaîne Éclair Brut du poète vivant Arthur Yas­mine.

 

 

À l’été 1917, Guil­laume Apol­li­naire tombe amoureux d’Amélia Emma Louise Kolb, dite « Jacque­line », alias Ruby. Il quitte la Cen­sure pour le cab­i­net du min­istre des Colonies.

 

En octo­bre-novem­bre, la révo­lu­tion bolchévique de Lénine & Trot­s­ki boule­verse la géopoli­tique mondiale.

 

Calligrammes

 

En jan­vi­er 1918, Guil­laume Apol­li­naire pré­face le cat­a­logue de l’exposition « Matisse et Picas­so » à la galerie Paul Guillaume.

Il est admis une sec­onde fois à la vil­la Molière pour une con­ges­tion pulmonaire.

 

Au mois d’avril, cinq ans après Alcools et tou­jours au Mer­cure de France, Guil­laume Apol­li­naire pub­lie un sec­ond chef‑d’œuvre : Cal­ligrammes — Poèmes de la paix et de la guerre (1913–1916) -, dédié à René Dalize.

 

 

Le 2 mai 1918, Guil­laume épouse Ruby, sa jolie rousse, en l’église Saint-Thomas d’Aquin. Pablo Picas­so & Lucien Descav­es[29] sont témoins du mar­ié ; Gabrielle Buf­fet-Picabia[30] & Ambroise Vol­lard[31] sont témoins de la mariée.

 

 

 

Lun­di 1er juil­let, Guil­laume Apol­li­naire est témoin au mariage de Pablo Picas­so et Olga Khokhlo­va (1891, Nijyn — 1955, Cannes) danseuse aux Bal­lets russ­es de Serge de Diaghilev.

Le 25, sur ordre du sovi­et de l’Oural, Nico­las II, dernier Tsar de Russie, est exé­cuté sans procès puis jeté dans un puits de mine avec tous les siens.

 

L’agent grippal

 

Le 28 octo­bre 1918, la femme d’Egon Schiele[32] (Édith, enceinte de six mois) meurt de la grippe dite « espag­nole ». Trois jours plus tard, le pein­tre autrichien de vingt-huit ans suc­combe lui aus­si à la même maladie.

 

Egon Schiele, « La famille » (1918)

 

L’Espagne, non-bel­ligérante, est un des rares pays européens dont les jour­naux ne sont pas cen­surés, c’est pourquoi il est le seul à par­ler ouverte­ment de l’épidémie qui devient, de ce fait, « espagnole ».

Les pre­miers cas ont été iden­ti­fiés en mars 1918 dans le Kansas, aux États-Unis d’Amérique. Puis le virus est arrivé en Europe avec le trans­port des troupes par bateaux mil­i­taires ; au mois de juin, la grippe était mon­di­ale (Inde, Chine, Océanie, Afrique).

La grippe dite « espag­nole » est, à ce jour, devant la Peste noire du 14e siè­cle occi­den­tal, la pandémie la plus meur­trière de l’histoire humaine. Elle a duré trois ans, a fait 50 mil­lions de morts en Europe, près de 100 mil­lions dans le monde (les chiffres vari­ent selon les sources ; tous con­vi­en­nent que l’agent grip­pal a été plus mor­tel que la guerre mondiale).

Face à la cat­a­stro­phe, les rumeurs vont bon train … On pré­tend qu’après le gaz moutarde les Alle­mands ont inven­té une nou­velle arme bac­téri­ologique dis­simulée dans les sachets d’aspirine du lab­o­ra­toire phar­ma­ceu­tique Bayer …

 

Virus H1N1

 

Le 3 novem­bre 1918, Guil­laume Apol­li­naire, déjà très affaib­li par sa blessure à la tête, est atteint par le virus H1N1.

Il s’alite dans son apparte­ment du 202 boule­vard Saint-Ger­main. Sa femme Jacque­line, ses amis Max Jacob & Pablo Picas­so le veil­lent jour & nuit.

 

Intérieur du 202 boule­vard Saint-Germain

 

Guil­laume Apol­li­naire meurt le 9 novem­bre 1918 à 17 heures.

Le 13, ses obsèques sont célébrées en l’église Saint-Thomas d’Aquin où Gui et Ruby s’étaient mar­iés six mois auparavant.

Il est enter­ré au cimetière du Père-Lachaise — 23e rangée, 89e divi­sion, 5e ligne, 25e place.

 

« La mort de Guil­laume Apol­li­naire […] changea pro­fondé­ment la vie de tous ses amis, sans par­ler même du cha­grin qu’elle leur causa. C’était juste après la guerre quand tout était sens dessus dessous, et que cha­cun s’en allait de son côté. Guil­laume aurait servi de trait d’union ; il avait le don de grouper les gens ; mais main­tenant il était mort et les ami­tiés se relâchèrent. Mais tout cela arri­va beau­coup plus tard, et main­tenant il faut que je revi­enne à mon com­mence­ment, à la pre­mière ren­con­tre de Gertrude Stein avec Marie Lau­rencin et Guil­laume Apol­li­naire. »[33]

©Féli­cieDubois, avril 2021


[1] CF Apollinaire/Épisode 2

[2] André Rou­veyre (1879, Paris — 1962, Bar­bi­zon) dessi­na­teur de presse.

[3] Jean Jau­rès, dis­cours de Lyon-Vaise (25 juil­let 1914).

[4] L’Humanité — quo­ti­di­en social­iste créé par Jean Jau­rès en avril 1904, auquel ont col­laboré, entre autres dis­tin­gués : Jules Renard, Tris­tan Bernard, Octave Mir­beau, Ana­tole France, Lau­rent Tail­hade, Léon Blum, Aris­tide Briand … Avec un feuil­leton de George Sand & des illus­tra­tions de Théophile Alexan­dre Steinlen (1859, Lau­sanne — 1923, Paris). Cent dix-sept ans plus tard, dif­férent, L’Humanité est tou­jours présent.

[5] Raoul Vil­lain (1885, Reims — 1936, Ibiza) est arrêté après le meurtre ô com­bi­en prémédité de Jean Jau­rès. L’abruti revendique un geste patri­o­tique ; il passera toute la guerre en prison … et tan­dis que le fils de Jau­rès, Louis, vingt ans, meurt au Champ d’Honneur en juin 1918, Vil­lain est acquit­té le 29 mars 1919. Nota Bene : le corps de Jean Jau­rès sera trans­féré au Pan­théon en 1924.

[6] La Côte fleurie :  côte mar­itime nor­mande qui va de Cabourg à Deauville (et vice-versa).

[7] Blaise Cen­drars, La Main coupée (Denoël, 1946).

[8] Guil­laume Apol­li­naire, C’est Lou qu’on la nom­mait — in : Cal­ligrammes (Mer­cure de France, 1918).

[9] Guil­laume Apol­li­naire, Let­tres à Lou — édi­tion revue & aug­men­tée par Lau­rence Cam­pa (L’Imaginaire/Gallimard, 2010).

[10] Les cita­tions suiv­antes, indiquées en italique, sont extraites du recueil Ombre de mon Amour (Pierre Cailler, Genève, 1947) réédité sous le titre Poèmes à Lou (Gal­li­mard, 1955).

[11] Guil­laume Apol­li­naire, Ombre de Mon Amour (Pierre Cailler, Genève, 1947).

[12] Remy de Gour­mont (1858, Argen­tan — 1915, Paris) homme de let­tres proche des sym­bol­istes, grande fig­ure du Mer­cure de France. Nous y reviendrons.

[13] La pre­mière édi­tion à 25 exem­plaires de Case d’Armons a été poly­copiée sur papi­er quadrillé, à l’encre vio­lette, au moyen de géla­tine, à la bat­terie de tir, devant l’ennemi. L’ensemble sera repris dans le recueil Cal­ligrammes (Mer­cure de France, 1918).

[14] Remy de Gour­mont, « Le poète canon­nier » — in : Dans la tour­mente (Crès, 1916).

[15] Guil­laume Apol­li­naire, Muta­tion – in : Case d’Armons (Cal­ligrammes, Mer­cure de France, 1918).

[16] Ten­dre comme le sou­venir, Let­tres de Guil­laume Apol­li­naire à Madeleine Pagès (Gal­li­mard, 1952).

[17] Cité par Lau­rence Cam­pa — in : Apol­li­naire (Gal­li­mard, 2013).

[18] La tré­pa­na­tion con­siste à ouvrir la boîte crâni­enne de façon cir­cu­laire avec un tré­pan, instru­ment chirur­gi­cal per­me­t­tant de per­for­er les os sans percer le cerveau.

[19] La « psy­cho­analyse » est une sci­ence humaine qui vient d’être inven­tée par Sig­mund Freud à Vienne …

[20] André Bre­ton (1896, Tinche­bray — 1966, Paris) poète & écrivain, chef de file du Surréalisme.

[21] Cité par Pas­cal Pia dans Apol­li­naire par lui-même (Écrivains de tou­jours / Seuil, 1967).

[22] Guil­laume Apol­li­naire, Le Poète Assas­s­iné (L’Édition Bib­lio­thèque des Curieux, 1916) ; réédité en 1945 aux édi­tions Gallimard.

[23] Ana­gramme de « Paul Ver­laine », surnom que le Prince des Poètes s’était don­né à la fin de sa vie.

[24] Nous croi­sons sou­vent Octave Mir­beau, de Mémo en Mémo, sans pren­dre le temps de nous arrêter ; pour cela CF le blog de l’ami Pierre Michel.

[25] Apol­li­naire à Picas­so, 4 avril 1917 (cité par Lau­rence Cam­pa dans son Apol­li­naire, op.cit.)

[26] Guil­laume Apol­li­naire, « Orphée » in : Revue nor­mande (avril-mai 1917).

[27] Con­cer­nant la rela­tion de Guil­laume Apol­li­naire avec Jean Cocteau, CF le Mémo « Max Jacob » à paraître prochainement.

[28] Cité par Lau­rence Cam­pa – in : Apol­li­naire, op. cit.

[29] Lucien Descav­es (1861–1949, Paris) écrivain libertaire.

[30] Gabrielle Buf­fet-Picabia ((1881, Fontainebleau — 1985, Paris) musi­ci­enne ; épouse de Fran­cis Picabia, maîtresse de Mar­cel Duchamp.

[31] Ambroise Vol­lard (1866, Saint-Denis de La Réu­nion — 1939, Ver­sailles) marc­hand d’art.

[32] Egon Schiele (1890, Tulln an der Donan — 1918, Vienne) dessi­na­teur & pein­tre expressioniste.

[33] Gertrude Stein, Auto­bi­ogra­phie d’Alice Tok­las (Gal­li­mard, 1934).

 

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