Raymond Queneau 1903–1976

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Épisode 1

 

Ray­mond Auguste Que­neau est né le 21 févri­er 1903 au Havre, en Nor­mandie. Il est mort soix­ante-treize ans, sept mois et qua­tre jours plus tard à Neuil­ly-sur-Seine, en région parisienne.

Poètécrivain & édi­teur & ency­clopédiste & pat­a­physi­cien & co-fon­da­teur de l’OuLiPo — Ray­mond Que­neau ne répond jamais aux ques­tions qu’on lui pose.

Héri­ti­er de François Rabelais et des Pieds Nick­elés, Que­neau a influ­encé Mau­rice Blan­chot, Alexan­dre Vialat­te, Mar­guerite Duras, Ita­lo Calvi­no, Georges Per­ros, Georges Perec … pour ne citer que mes préférés.

 

 

Sur LE HAVRE je n’ai rien à dire

2 août 1901, au point géo­graphique où la Seine rejoint la Manche — 49° 29’ 37’’ NO / 0° 06’ 27’’ E — Auguste Hen­ri Que­neau (1870–1947), compt­able colo­nial (sic) épouse Joséphine Augus­tine Julie Mignot (1865–1937), com­merçante 47 rue Thiers (rebap­tisée depuis avenue René-Coty).

De leur union va naître un fils unique : Raymond.

 

Manuscrit Raymond Queneau

Ray­mond Que­neau “Chêne et chien” (pre­mière page du man­u­scrit à paraître chez Denoël en 1937)

 

L’enfant est aus­sitôt placé en nour­rice. Il est récupéré par ses par­ents en sep­tem­bre et bap­tisé le 12 à la paroisse catholique Saint-Jean-Bap­tiste de Bléville (com­mune lim­itro­phe annexée à la ville du Havre en 1953) où il fera sa pre­mière com­mu­nion et sa con­fir­ma­tion, onze ans plus tard.

 

Ray­mond et sa mère Joséphine, 1911

 

En 1908, Ray­mond Que­neau entre en classe enfan­tine au lycée du Havre (actuel lycée François Ier). Il lit beau­coup et com­mence à écrire tout petiot — cer­tains « roman » ne sont que titre et qua­trième de couverture :

 

Roman Fou

ou

KAKOTRINOMANEIMATÉTRIBÉGORGODIÉGÉSIMUTHIQUE

par Mon­sieur Queneau 

dédié à Mr Philippe, pro­fesseur de 3ème A au Lycée du Havre

Que­neau édi­teur, 47 rue Thiers, Le Havre

 

Je prierais le lecteur de vouloir bien être indul­gent envers moi et de con­sid­ér­er avec bien­veil­lance les nou­veautés et les réformes que je viens d’essayer d’introduire dans le roman. Il y aura peut-être des pas­sages ennuyeux, mais j’espère qu’ils fer­ont beau­coup plus rire que les autres, ce qui peut paraître para­doxale­ment para­dox­al, mais en con­sid­érant bien, on ver­ra ça (paroles énigmatiques). 

Havre, FIN DE MARS de la 1917ème année.[1]

 

Ray­mond est bon élève en lec­ture, cal­cul, instruc­tion religieuse et leçons de choses.

 

Pho­to d’école, Ray­mond en haut à droite

 

La ville por­tu­aire est cos­mopo­lite ; Ray­mond voy­age immobile.

 

Chaque jour rue Jules-Lecesne

Défi­laient des sol­dats anglais :

Les troupes métropolitaines,

Les colo­ni­aux, les Portugais,

Et les sikhs con­duisant des mules.

Avec les let­tres majuscules

Nous fai­sions un joli commerce.

Brux­elle’ étant aux mains adverses,

On bel­gi­fia le Nice-Havrais

Et quand j’allais à Sainte-Adresse

Je croy­ais avoir voy­agé.[2]

 

Le 3 juin 1915, Ray­mond Que­neau fait pour la pre­mière fois de sa vie l’expérience de La Mort avec celle de son chat Pipo.

À par­tir de 1916, Ray­mond, treize ans, classe, archive, éla­bore des listes.

Il col­lec­tionne les pier­res, les fos­siles et les coquillages.

 

Auguste Que­neau et son fils Ray­mond (vers 1920)

 

Ray­mond décou­vre le ciné­ma grâce à son père qui l’emmène voir les films de Char­lie Chaplin.

 

Pen­dant que les Anglais échouent aux Dardanelles,

Pen­dant que les Français résis­tent à Verdun,

Pen­dant que le cosaque écrasé par le Hun

S’enfuit en vac­il­lant de ter­reur sur sa selle,

 

Pour la pre­mière fois les illus­tres semelles

De Char­lot vagabond, noc­tam­bule ou boxeur

Marin police­man, machin­iste ou voleur

Écrasent sur l’écran l’asphalte des venelles.

 

(Lorsque nous aurons ri des gags par ribambelles,

De la tarte à la crème et du stick recourbé,

Lors nous décou­vrirons l’âme du révolté

Et nous applaudirons à cet esprit rebelle.)[3]

 

Jean Dubuf­fet « Hom­mage à Ray­mond Que­neau » (1975)

 

Ado­les­cent, Ray­mond Que­neau se lie d’amitié avec Jean Dubuf­fet.[4] Il fréquente les bouquiner­ies de Mme Bois et Mme Bail­let lesquelles devien­dront Mme Dutertre dans Un rude Hiv­er.[5]

 

1er août 1918, Le Havre est bombardé.

Ray­mond Que­neau renonce au catholi­cisme et déclare à ses par­ents qu’il est athée.

 

Por­trait de Ray­mond Que­neau en 1922

 

Ray­mond obtient son bac­calau­réat en 1920.

Il se pas­sionne pour les math­é­ma­tiques et fume la pipe.

Les Que­neau vendent leur fonds de com­merce pour acheter une mai­son à Épinay-sur-Orge (vil­la des Ombrages, 2 place de la Gare) afin que leur fils unique pour­suive de bonnes études à Paris.

Ray­mond s’inscrit à la Sor­bonne en philosophie.

Il com­mence à lire René Guénon[6] qu’il reli­ra toute sa vie.

Le 3 octo­bre 1921, Ray­mond Que­neau, dix-huit ans, écrit dans son Jour­nal : « Je m’émiette. »[7]

 

Le Havre bom­bardé, 1944

 

Le 5 sep­tem­bre 1944, le Havre sera rasé de la sur­face de la terre nor­mande par un énième bom­barde­ment aérien. Ray­mond Que­neau revien­dra sou­vent dans sa ville natale, boulever­sé puis séduit par la destruction/reconstruction d’après-guerre.

 

Le Havre par Auguste Perret

 

Sur PARIS je n’ai rien à dire

26 jan­vi­er 1923, Ray­mond Que­neau, bien­tôt vingt ans, écrit dans son Journal :

La ver­tu qui m’attire le plus est l’universalité ; le génie avec lequel je sym­pa­thise le plus est Leib­niz […] Acci­dents mys­tiques et crises de dés­espoir ; souci de méta­physique ; désir de sci­ences (math­é­ma­tiques), d’érudition (bib­li­ogra­phie, his­toire), de langues (cos­mopolitisme) ; goût des voy­ages, de l’autre et du divers ; amour du réel, poésie, vie quo­ti­di­enne, objets / inquié­tude du total, souci du com­plet, du tout, de la somme par­faite / vision du par­ti­c­uli­er, du point dont on ne par­le pas, du spé­cial dont on se soucie, etc. / irri­tabil­ité, sus­cep­ti­bil­ité […] Imag­i­na­tion énorme (gênante) …[8]

En 1924, Ray­mond Que­neau ren­con­tre Michel Leiris[9] ; puis Philippe Soupault[10] et André Bre­ton[11]. Il par­ticipe à la Révo­lu­tion sur­réal­iste jusqu’à son ordre d’appel sous le dra­peau français, au mois de novem­bre 1925.

Ray­mond est affec­té au 46e rég­i­ment d’infanterie à Paris, caserne de Reuil­ly, puis il est dirigé sur le 3e rég­i­ment de zouaves à Constantine.

 

Ray­mond Que­neau en zouave, 1925

 

Ray­mond effectue son ser­vice mil­i­taire en Afrique du Nord jusqu’au print­emps 1927.

C’était un véri­ta­ble ennui saumâtre — écrit-il (et je pense à Jacques Bertoin homo africanus s’il en est, lequel, qua­tre-vingts ans plus tard, fait échos à Que­neau : « Une suf­fo­ca­tion humide à nulle autre pareille, une sen­teur indéfiniss­able ; pour la définir, il aurait fal­lu s’en extraire et la nom­mer, quand elle vous avait totale­ment digéré… »[12]). Il n’y avait rien à faire. Il fai­sait une chaleur dégueu­lasse. On mijo­tait dans le fond de cette cuvette avec des quar­ante-cinq degrés à l’ombre. C’était répug­nant. Une fois on reçut un bon coup de vent chaud plein de sable. Tout était cou­vert de sable. Surtout les fay­ots qui cris­saient sous la dent. Une église en bois fut enlevée et démolie. Ça c’était une dis­trac­tion. Il y eut aus­si l’incendie du marabout des pris­on­niers ; et puis la céré­monie du 14 juil­let. On présen­ta les armes au dra­peau. Mais comme on savait de plus en plus mal manœu­vr­er et qu’en plus on avait le casque colo­nial (cette saloperie) sur la tête, en présen­tant armes, la moitié d’entre nous foutirent (sic) par terre leur casque. Et devant le dra­peau les casques roulèrent sur le sol.[13]

 

Ray­mond Que­neau à Ermenonville, 1928

 

De retour à Paris, Ray­mond Que­neau fréquente le groupe sur­réal­iste dit « de la rue du Château » : Yves Tan­guy (1900–1955, pein­tre) ; Mar­cel Duhamel (1900–1977, tra­duc­teur de Ten­nessee Williams en français & créa­teur de la Série Noire aux édi­tions Gal­li­mard) ; et Jacques Prévert.[14]

 

Janine, ma vie

Le 28 juil­let 1928, Ray­mond Que­neau se marie avec la femme de sa vie : Janine Kahn (Paris, 1903 – Neuil­ly-sur-Seine, 1972), sœur cadette de Simone Rachel Kahn (1897–1980), pre­mière épouse d’André Bre­ton — et seule la mort les sépar­era, quar­ante-qua­tre ans plus tard.

 

Ray­mond et Janine, 1929

 

En 1929, André Bre­ton divorce de Simone Kahn et de tout ce/ceux qui va/vont avec … dont Ray­mond — lequel sub­séquem­ment avec le Sur­réal­isme rompt.

En 1930, au cours de ses recherch­es sur les « fous lit­téraires »[15] à la Bib­lio­thèque Nationale, Ray­mond Que­neau se lie d’amitié avec Georges Bataille.[16]

À par­tir de 1931, Ray­mond et Georges col­la­borent à La Cri­tique sociale de Boris Sou­varine[17] — « revue des idées et des livres » entre les pages de laque­lle on trou­ve égale­ment Simone Weil[18] et Michel Leiris.

 

En 1932, le Voy­age au bout de la nuit de Louis-Fer­di­nand Céline obtient le prix Renau­dot ; Que­neau écrit à Bataille : Je suis per­du, gril­lé par Céline qui me vole ma gloire future en me prenant quelque peu mes idées ! [19]

Autrement dit : sa volon­té de renou­vel­er la langue française par le lan­gage par­lé, ou français démo­tique (du grec dêmos : peuple).

« … la langue n’est pas un absolu. Elle n’est pas don­née à son util­isa­teur comme un bloc achevé, inerte, incon­testable ou uni­forme. La langue est un réseau com­plexe de sous-langues spé­ci­fiques. »[20]

Dont acte.

 

Ray­mond Que­neau com­mence une psy­ch­analyse qui dur­era six ans (avec quelques interruptions).

 

Je me couchai sur un divan

Et me mis à racon­ter ma vie,

Ce que je croy­ais être ma vie.

Ma vie, qu’est-ce que j’en connaissais ?

Et ta vie, toi, qu’est-ce que tu en connais ?

Et lui, là, est-ce qu’il la connaît,

Sa vie ?

Les voilà tous qui s’imaginent

Que dans cette vaste combine

Ils agis­sent tous comme ils le veulent

Comme s’ils savaient ce qu’ils voulaient

Comme s’ils voulaient ce qu’ils voulaient

Comme s’ils voulaient ce qu’ils savaient

Comme s’ils savaient ce qu’ils savaient.[21]

 

À par­tir de 1933 (et jusqu’en 1939), Ray­mond Que­neau suit les leçons d’Alexandre Kojève[22] sur La Phénoménolo­gie de l’esprit de G. W. F. Hegel (enseigne­ment qu’il édit­era chez Gal­li­mard en 1947 sous le titre Intro­duc­tion à la lec­ture de Hegel).

 

Le Chiendent

À trente ans, Ray­mond Que­neau pub­lie son pre­mier livre — un roman-poème qu’il présente comme une réécri­t­ure du Dis­cours de la méth­ode de René Descartes, dédié à Janine : Le Chien­dent obtient le pre­mier prix des Deux Magots créé exprès pour lui cette année-là.

Sat­urnin voulait écrire ; mais ça ne venait pas. Il était pas en train. La plume en l’air, il fix­ait d’un œil morne les casiers vides du cour­ri­er. Puis, bais­sant la plume, il coucha sur le papi­er cette phrase : l’ouazo sang vola — et posa l’instrument sur l’encrier.

Très gêné, Sat­urnin, très gêné.

Tapi au fond de sa loge, les volets bien fer­més à cause de la chaleur, il a ouvert un petit cahi­er d’écolier écrit jusqu’au tiers, débouché une petite bouteille d’encre et pris un porte-plume un peu rongé. Il avait l’intention d’écrire quelque chose. Mais ça n’est pas si facile que ça d’écrire quand on a rien à dire. D’autant plus que Sat­urnin n’écrit pas de la banale prose, du feuil­leton. Non et non ; ce qu’il écrit, c’est pen­sé ; alors, quand il n’écrit pas, ça devient douloureux. L’estomac se creuse, comme quand on a faim ; ceci est spé­ciale­ment curieux. Les yeux papil­lo­tent et les tem­pes se creusent comme l’estomac ; une petite douleur descend, de la fontanelle jusqu’au cervelet et s’évanouit […]

D’où ça vient ? On ne sait pas trop. Sou­vent il a l’impression que c’est très impor­tant ce qu’il a à dire, par­fois même que c’est ce qu’il y a de plus impor­tant au monde — ce qu’il vient d’écrire ou ce qu’il va écrire, ce qu’il a dans la tête, quoi. 

Oui, par­fois, ce qu’il y a de plus impor­tant au monde se trou­ve là — au bout de son nez ; oui, c’est ain­si que par­fois il pense le concierge Sat­urnin, qu’il soit assis sur une chaise, ou couché dans son lit, qu’il soit dans sa loge ou sur le pas de la porte de l’immeuble dont on lui a con­fié la garde, qu’il soit jour ou qu’il soit nuit, qu’il soit seul ou qu’il soit en com­pag­nie de sa femme qui déteste les rats d’égout et les crevettes encore vivantes ; oui, Sat­urnin des fois, il pense comme ça.

[…]

Si qu’i pre­nait son plumeau et changeait de place la anonyme (sic) pous­sière de la cage de l’ascenseur, alors il ne souf­frirait pas. Si qu’il avait beau­coup à faire, si qu’il avait beau­coup à s’occuper, alors il ne souf­frirait pas. Mais il veut écrire, alors il souf­fre, parce qu’il a quelqu’un qui pense der­rière lui. C’est du moins ce qu’il croit.[23]

 

21 mars 1934 : nais­sance de Jean-Marie, fils unique de Janine & Ray­mond Queneau.

 

Ray­mond & Janine & Jean-Marie

 

Notre maître à tous

En 1935, Ray­mond Que­neau (32 ans) envoie une let­tre à Max Jacob (59 ans) — notre maître à tous, dit-il — pour lui exprimer son admiration.

Max lui répond.

Quim­per — 8 rue du Parc

Le 31 décem­bre 1935

Mon cher Raymond,

À moins d’être un fab­ri­cant comme tous les Louis Verneuil (que vous ne con­nais­sez peut-être pas même de nom) on reste un appren­ti toute sa vie. Comme Hok­ou­sai cha­cun de nous peut dire en mourant : « J’allais savoir ce que c’est que le dessin ! » 

Je vous avoue que je ne sais pas ce que c’est que la poésie si je sais fort bien ce qui n’est pas de la poésie. Aus­si le mot « encour­age­ment » appliqué à votre petite let­tre très bien­veil­lante ne me sem­blerait pas du tout ridicule. […] J’accueillerai au con­traire avec une joie rémunéra­trice l’éloge d’un cadet comme s’il dis­ait : « Vous êtes avec nous, mieux qu’avec les anciens ! » Ceci est un brevet de jeunesse et me voilà touché par tous les pores de mon cœur et de mon âme. La jeunesse est autant de pris sur la mort … Je n’ose dire sur l’éternité … bien entendu.

Mais si l’éloge vient encore d’un aus­si grand artiste que vous ! d’un artiste qui est une des belles et solides intel­li­gences de l’Époque, d’une des intel­li­gences les plus cul­tivées les plus aver­ties, les plus indépen­dantes que j’aie jamais con­nues, qui a pu con­serv­er, mal­gré la cul­ture, une grosse orig­i­nal­ité inim­itable à jamais et qui exercera une for­mi­da­ble influ­ence sur son temps — alors ! Je n’ai plus qu’à remerci­er Dieu puisqu’il m’a don­né ma récom­pense sur cette terre.

Je souhaite pour vous la vraie Gloire avant peu et je crois que 1936 vous est astrologique­ment favorable …

Suiv­ent plusieurs P.S. dont celui-ci, à pro­pos d’un per­son­nage de Ray­mond Que­neau qui a lu Le Cor­net à dés[24] : Je m’en irai à la postérité entre les feuil­lets de votre livre, je l’espère ain­si — écrit Max.

 

On pense aux Enfants du Limon[25], bien sûr, et à La Petite Gloire (texte écrit par Ray­mond dans les années 30 et pub­lié après la mort de l’auteur) :

Ain­si, il ne mour­rait pas tout entier ! Son nom demeur­erait par­mi les hommes non seule­ment sous le sim­ple et pur aspect d’une inscrip­tion au cat­a­logue de la Bib­lio­thèque Nationale, mais encore sous la forme émi­nente d’une notice à lui con­sacrée par un éru­dit de mérite en quelque quar­to magis­tral. Il fut heureux.[26]

En 1936, Janine & Ray­mond Que­neau emmé­na­gent 9 rue Casimir-Pinel à Neuil­ly-sur-Seine où ils vivront jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ray­mond pub­lie Les Derniers Jours aux édi­tions Gal­li­mard et donne au jour­nal L’Intransigeant une chronique quo­ti­di­enne inti­t­ulée « Con­nais­sez-vous Paris ? » qu’il tien­dra, anonymement, pen­dant deux ans.

 

Saint Benoit s/Loire

Loiret

Le 21 août 36 

Mon Ray­mond,

C’est à Mars et à la Lune que tu dois ce que tu crois me devoir : nous sommes comme on dis­ait jadis du même bateau le Bateau ivre et le Bateau Lavoir.

Max

 

En 1937 Ray­mond Que­neau pub­lie suc­ces­sive­ment Odile chez Gal­li­mard, et Chêne et chien aux édi­tions Denoël — roman en vers, auto­bi­ogra­phie précoce.

 

Chêne et chien voilà mes deux noms,

Éty­molo­gie délicate :

Com­ment garder l’anonymat

Devant les dieux et les démons ?[27]

 

1938 : Ray­mond Que­neau pub­lie Les Enfants du limon chez Gal­li­mard, un roman qui reprend son étude sur les « fous lit­téraires » ini­tiale­ment refusée par Gas­ton. Dans son élan, çui-ci embauche çui-là comme lecteur & tra­duc­teur d’anglais. Ray­mond rayonne.

Il ren­con­tre Hen­ry Miller[28] qui l’entraîne dans l’aven­ture du men­su­el Volon­tés (vingt-et-un numéros de jan­vi­er 1938 au mois d’avril 1940).

 

Claude Mon­et « Varengeville » (1822)

 

La drôle de guerre

Du 5 juil­let au 23 août 1939, la famille Que­neau est en vacances à Varengeville, près de Dieppe. Ray­mond retrou­ve avec plaisir Joan Miró[29] qu’il a con­nu à Paris.

 

Miró « Chien aboy­ant à la lune », 1926 (D.R. Philadel­phia Muse­um of Art)

 

Dimanche 13 août, Ray­mond écrit dans son Jour­nal : Mon exer­ci­ce favori : essay­er de faire par­ler Miró. Aujourd’hui, j’en tire qu’il con­naît et admire la pein­ture chinoise.

Le 22 : L’annonce de la sig­na­ture d’un pacte de non-agres­sion ger­mano-russe, le rap­pel de per­mis­sion­naires trou­blent les pop­u­la­tions. Je con­tin­ue à me refuser à l’emprise de ces inci­dents, à col­la­bor­er au men­songe poli­tique. Que si la guerre éclatait, je trou­verais per­son­nelle­ment (vis-à-vis de moi-même ; en tant que petit indi­vidu) assez drôle qu’il en soit ain­si au moment où, couron­nant 6 ans de psy­ch­analyse (6 ans avec inter­rup­tion), je vais enfin « gag­n­er ma vie » — et où la pub­li­ca­tion de mon roman[30] dans la N.R.F. peut ressem­bler à une « recon­nais­sance ». Qu’une mod­este « réus­site » m’échappe grâce à une guerre, serait assez réjouis­sant.[31]

Le 24 août, les vacances sont terminées.

Le 27, Ray­mond est incor­poré au cen­tre de Ste­nay, dans la Meuse, et affec­té à la 6e com­pag­nie, dépôt d’infanterie n°24. Il écrit dans son Journal :

Demain, on doit par­tir pour un patelin des envi­rons. Et puis — la guerre ?

Le 4 sep­tem­bre : Toutes sortes de bruits courent. Il y en a qui espèrent que cela s’arrangera encore. […] Quant à moi, j’ai confiance.

Con­fi­ance absolue.

En ce que j’aime.

Amour, Con­nais­sance.

Être.

Au-delà. Le transcendant.

Le 10 : Patri­o­tisme, quant au, inex­is­tant. Tous on la trouille d’y aller. Ou bien ce sera par un coup de tête. Évidem­ment la France, la civil­i­sa­tion, etc. ça ne « prend » plus. Cha­cun ne pense qu’à soi.

Le 15 : 2 let­tre de Janine. Quel bon­heur. Bonnes nou­velles de JM. Mon attache­ment pour lui. Au début mes remords (de mon agace­ment à son égard). Pense tout le temps à lui. À Janine — ma femme.

Apprends aus­si qu’un r.h. [Un rude hiv­er] a com­mencé à paraître dans la NRF.

Le 17 : Jean Giono arrêté.[32]

[…] Où est le Tao ? Ici. Ici. Là encore. Et dans cette ordure ? Là aus­si. Chercher ici aus­si le divin. L’acceptation de la « réal­ité ». Dur chemin.

[…] Reçu 8 let­tres aujourd’hui.

4 de Janine.

1 de mon père, 1 de Paul­han[33], 1 de Kah­n­weil­er[34].

Les let­tres de Janine me touchent, elles, pro­fondé­ment, car, main­tenant, elle est capa­ble de me suiv­re, de m’accompagner et en un sens de me guider. Des let­tres vrai­ment d’une compagne.

Un beau dessin de JM.

Le 25 : J’oubliais : nous étions rassem­blés, sac au dos, le soleil pas encore levé, quand la marchande de jour­naux (assez jolie) est passée. Le Phare. En 2ème page, je lis : Le Pro­fesseur Freud est mort.

 

Le même jour, Max Jacob écrit à Ray­mond Que­neau après avoir lu Un rude Hiv­er :

Dimanche 25 sept. 39
1er dimanche de guerre et le XVIème après la Pentecôte
St Benoit

Cher Ray­mond,

Textes et pré­textes, tout aus­si fort, aus­si neuf, et le nez dedans ce matin de dimanche, j’y étais encore ce soir. Voilà de la belle lit­téra­ture pure de toute literie et pas occa­sion­nelle avec des types nou­veaux, syn­thé­tiques et intéres­sants. Je te donne le prix Goncourt, et tous les autres : tu as renou­velé le genre « de omni re sci­bili »[35], mort depuis Rabelais — tu as réus­si ce que per­son­ne n’avait réus­si : me faire lire des math­é­ma­tiques et y pren­dre plaisir.

 

Com­po Que­neau ©FD/2022

 

Le 21 févri­er 1940, Ray­mond Que­neau écrit dans son Journal :

Aujourd’hui j’ai 37 ans. 

[…]

Que toutes ces années ont donc passé vite. J’en suis ter­ri­fié. Ter­ri­fié ! Ter­ri­fié ![36]

 

Il est au mitan de sa vie.

Épisode 2

 

1942 : Ray­mond Que­neau pub­lie Pier­rot mon ami.[37]

1943 : Ray­mond Que­neau pub­lie Les Ziaux.[38]

Il envoie un exem­plaire à Max Jacob qui lui répond aussitôt :

Bien aimé Raymond

Je trem­ble quand le fac­teur apporte / Un livre de vers à ma porte / Oh ! Les poèmes de clo­porte / de faux-cols et imi­ta­teurs / des plus mod­ernes explo­rateurs ! / Côté Rim­baud ou côté pile ? / et de quel côté la béquille ? / Non ! Laforgue n’a plus la cote / Hugo ? fi sur sa redin­gote ! / On n’est pas trop Apol­li­naire / On est surtout Vocab­u­laire / L’essen­tiel est d’être aver­ti / Il y a aus­si l’genre con­ver­ti / On ne porte plus l’in­ver­ti / Mais quand je vois ta sig­na­ture / Sur le titre et la cou­ver­ture / Je dis “Chic !” et puis je lâche tout / Let­tres, pein­ture en amadou / Rav­i­tail­lage où j’me dévoue / Prose, vers et patenôtres / Vite un fau­teuil et le ver­rou ! / Dans Ray­mond Que­neau je me vautre. [39]

 

1944 : Ray­mond Que­neau pub­lie Loin de Rueil.[40]

Il col­la­bore au pre­mier numéro de L’Éternelle revue, créée dans la clan­des­tinité par Paul Élu­ard, au som­maire de laque­lle se trou­vent des textes de René-Guy Cadou, Michel Leiris, Jean Paul­han, Jean Tardieu, Eugène Guille­vic, Jacques Prévert, Jean-Paul Sartre, Max Jacob.

Max Jacob meurt le 5 mars 1944 au camp de Drancy.

Ray­mond Que­neau écrit : Quelques-uns sont allés jusqu’à employ­er le mot « mar­tyr » à pro­pos de la fin de Max Jacob. Il me sem­ble qu’on peut le dire non seule­ment à cause de sa mort mais aus­si à cause de sa vie entière. Mar­tyr, c’est être témoin. Max fut un témoin de la poésie, un témoin aus­si de sa reli­gion. On ne le prit pas tou­jours au sérieux (il s’y prê­tait d’ailleurs — par humil­ité ? par nég­li­gence ?) Il fut un mécon­nu, mécon­nu par ses pairs les poètes eux-mêmes, il faut bien le recon­naître qui, pour la plu­part, l’exclurent du nom­bre des grands. Il fut aus­si mécon­nu par ses core­li­gion­naires (j’entends les catholiques) qui ne virent en lui qui le pécheur, le fan­tasque, l’inconséquent. Seuls le prirent au sérieux des per­sé­cu­teurs qui, le replaçant par­mi ses autres core­li­gion­naires, lui don­nèrent enfin — et hélas — la palme qu’il méri­tait, la palme réelle du mar­tyr et du témoin véri­ta­ble.[41]

 

Pierre tombale de Max Jacob à Saint-Benoît-sur-Loire ©FD, 2021

 

La vérité ! comme si tu savais cexé 

À Saint-Ger­main-des-Prés, Ray­mond Que­neau se lie d’amitié avec Boris Vian[42] qui l’incite à écrire un roman sous pseu­do afin de gag­n­er un peu d’argent (lequel manque cru­elle­ment). Ce sera : On est tou­jours trop bon avec les femmes[43], pub­lié sous le nom de Sal­ly Mara aux Édi­tions du Scor­pi­on, la mai­son où Boris vient de sor­tir J’irai cracher sur vos tombes sous le pseu­do­nyme de Ver­non Sullivan.

 

Boris Vian & Ray­mond Que­neau, D.R.

 

En 1947, Ray­mond Que­neau pub­lie Exer­ci­ces de style aux édi­tions Gal­li­mard (une his­toire courte & inof­fen­sive racon­tée 99 fois de façons différentes).

Con­tre toute attente, l’œuvre-laboratoire est un succès.

 

 

Ray­mond Que­neau pré­face son roman préféré de Gus­tave Flaubert — Bou­vard et Pécuchet — puis Mous­tiques, de William Faulkn­er. Il écrit ces mots sans lesquels “Les Mémorables” n’au­raient aucune rai­son d’être : Le rap­port de l’homme à l’œu­vre, quoi qu’on en pense dans un esprit clas­sique, ce n’est pas une recherche mépris­able ; et ça tran­scende l’anec­dote. L’écrivain, même crevé, est-il un tel néant que l’œu­vre puisse s’in­scrire dans la “cul­ture” humaine sans sa sig­ni­fi­ca­tion orig­inelle d’œu­vre DE quelqu’un ?

Textes repris dans le recueil Bâtons, chiffres et let­tres[44] où l’on trou­ve, entre autres pépites, une étude con­sacrée à James Joyce et un hom­mage à Jacques Prévert.

 

Le 20 juil­let 1948, Ray­mond Que­neau accueille Duke Elling­ton à Saint-Ger­main-des ‑Prés.

La même année, il entre à la Société math­é­ma­tique de France.

 

« Le 15 juin 1949 — racon­te Que­neau à la radio — j’ai reçu une let­tre de Juli­ette Gré­co m’apprenant que Kos­ma avait mis en musique un de mes poèmes inti­t­ulé C’est bien con­nu et qu’elle avait l’intention de chanter cette chan­son pour la réou­ver­ture du Bœuf sur le Toit. C’était Sartre, ajoutait-elle, qui lui avait con­seil­lé ce choix. Le titre depuis a changé. […] c’est tout sim­ple­ment le pre­mier vers … »[45]

Si tu t’imagines devient la chan­son la plus pop­u­laire de l’année.

 

En 1950, Ray­mond Que­neau voy­age aux États-Unis avec le choré­graphe Roland Petit. Il écrit les chan­sons du bal­let La Cro­queuse de dia­mants.

De retour à Paris, Ray­mond entre au Col­lège de Pat­a­physique (la sci­ence des solu­tions imag­i­naires selon Alfred Jar­ry, son fon­da­teur) comme Grand Con­ser­va­teur de la Pré­po­si­tion de la Cham­bre des Exé­cu­tions discrètes.

 

Ray­mond Que­neau avec son chien Lucky, 1951 (©René­SaintP)

 

L’année suiv­ante, Ray­mond Que­neau est élu à l’Académie Goncourt.

Pour l’occasion, Le Figaro Lit­téraire pub­lie un arti­cle du nou­v­el académichien :

Ce qui me scan­dalise chez les marchands de jour­naux, c’est que l’on peut s’y pro­cur­er des gazettes pour tous les goûts, pour toutes les caté­gories d’hu­man­ité, pour les hommes, pour les femmes, pour les enfants, pour les tri­co­teuses et même pour les sportifs, et qu’il n’y en a pas pour les chiens. Et pour­tant ça m’ar­rive sou­vent d’avoir envie de lui acheter un mag­a­zine à mon chien. J’ai l’im­pres­sion que ça lui ferait plaisir. […] Je regrette vive­ment que mon chien ne puisse par­ticiper à quelques-unes de mes dis­trac­tions, bien qu’il ne soit pas de ma dig­nité de partager la plu­part des siennes. Pour­tant, par exem­ple, nous aimons tous les deux le ciné­ma. Des règle­ments révoltants (et fondés sur quels principes, on se le demande) m’in­ter­dis­ent de le faire pénétr­er dans les salles obscures. Cet ostracisme me cha­grine et je n’ap­pré­cie plus cet art avec la même can­deur qu’autre­fois[46]

 

Ray­mond Que­neau au restau­rant Drouant, 1952

 

En 1952, Ray­mond Que­neau pub­lie Le Dimanche de la vie[47] — inspiré par La Phénoménolo­gie de l’esprit d’Hegel — où l’on fait con­nais­sance avec le sol­dat Valentin Brû qui ne pense jamais à rien, sauf, par­fois, à la bataille d’Iéna. Les per­son­nages de ce roman étant réels, toute ressem­blance avec des indi­vidus imag­i­naires serait for­tu­ite — prévient l’auteur.

Au print­emps, Ray­mond Que­neau est mem­bre du jury au Fes­ti­val de Cannes.

 

Jean-Marie, Ray­mond, Sartre, Beau­voir, Janine (1952)

 

Chinoche & chinophilie

En 1954, Ray­mond Que­neau par­ticipe au cen­te­naire d’Alphonse Allais à Hon­fleur.

La même année, il écrit les dia­logues du film Mon­sieur Ripois, de René Clément.

Chez Gal­li­mard, Gas­ton lui con­fie la direc­tion édi­to­ri­ale de l’Encyclopédie de La Pléi­ade, une col­lec­tion qui reprend la présen­ta­tion de la Bib­lio­thèque du même nom : in-16 couronne sur papi­er bible, reliés en peau sou­ple avec fers spé­ci­aux. L’Encyclopédie comptera 49 vol­umes, dont le dernier sera pub­lié en 1991 (quinze ans après la mort de Raymond).

 

En 1955, Que­neau par­ticipe au dou­blage en français de La Stra­da, de Fed­eri­co Felli­ni ; puis il part au Mex­ique sur le tour­nage du nou­veau film de Luis Buñel, dont il a écrit les dia­logues — La mort en ce jardin avec Simone Sig­noret et Michel Piccoli.

 

Ray­mond Que­neau par Robert Dois­neau, 1956

 

En 1956, Ray­mond Que­neau par­ticipe au dou­blage en français de Sourires d’une nuit d’été d’Ingmar Bergman.

En 1957, Ray­mond Que­neau par­ticipe au dou­blage en français d’Amère vic­toire, de Nicholas Ray.

L’année suiv­ante, il tra­vaille avec Alain Resnais sur le doc­u­men­taire Le Chant du styrène — une ode à la matière plas­tique com­mandée par les usines Péchiney qui le refuseront, in fine, trop abscons.

Ici nous vous l’offrons :

 

Queneau tout zazimute

En 1959, Ray­mond Que­neau pub­lie Zazie dans le métro.[48] C’est un immense suc­cès populaire.

Le roman sera adap­té au ciné­ma l’année suiv­ante par Louis Malle (avec, entre autres, Cather­ine Demon­geot dans le rôle de Zazie et Philippe Noiret dans celui de son oncle, Gabriel.)

 

 

L’OULIPO

L’OuLiPo est né en sep­tem­bre 1960 à Cerisy-la-Salle[49] au cours d’une décade con­sacrée à Ray­mond Que­neau inti­t­ulée « Nou­velle Défense et Illus­tra­tion de la langue française ».

François Le Lion­nais[50] & Ray­mond Que­neau en sont les pères fondateurs.

 

Réu­nion de l’Oulipo, mar­di 23 sep­tem­bre 1975. Assis de g. à d. : Ita­lo Calvi­no, Har­ry, François Le Lion­nais, Ray­mond Que­neau, Jean Que­val, Claude Berge Debout de g. à d. : Paul Four­nel, Michèle Métail, Luc Eti­enne, Georges Perec, Mar­cel Ben­abou, Paul, Jean Les­cure, Jacques Duchateau ©BNF-Arse­nal

 

Qu’est-ce que Ou ? Qu’est-ce que Li ? Qu’est-ce que Po ?

Ou, c’est Ouvroir, un ate­lier où l’on œuvre. Pour fab­ri­quer quoi ? De la Li.

Li, c’est Lit­téra­ture, ce qu’on lit et ce que l’on rature. Quelle sorte de Li ? La LiPo.

Po sig­ni­fie Poten­tielle. De la lit­téra­ture en quan­tité illim­itée, poten­tielle­ment pro­ductible jusqu’à la nuit des temps. Com­ment ? En inven­tant des con­traintes : lipogrammes – dont Georges Perec est le maître avec son roman La Dis­pari­tion entière­ment écrit sans la let­tre « e » — ana­grammes, palin­dromes, et autres exer­ci­ces de style.

Un écrivain oulip­i­en est un rat qui con­stru­it lui-même le labyrinthe dont il se pro­pose de sor­tir, dis­ait Ray­mond. L’entrave est un stimulant.

Qui sont les Oulip­i­ens ? Par ordre alphabé­tique (liste non exhaus­tive) : Noël Arnaud, André Blavier, Ita­lo Calvi­no (nous y revien­drons), François Caradec, Mar­cel Duchamp, Paul Four­nel, Anne Gar­ré­ta, Jacques Jou­et, François Le Lion­nais, Jean Les­cure, Hervé Le Tel­li­er, Georges Perec (nous y revien­drons), Ray­mond Que­neau (nous y sommes), Jean Que­val, Jacques Roubaud … [51]

 

Cent mille mil­liards de poèmes …/…

 

En 1961, Ray­mond Que­neau pub­lie le pre­mier ouvrage oulip­i­en : Cent mille mil­liards de poèmes[52] — dix son­nets, cha­cun de qua­torze vers.

Pour com­pos­er un nou­veau son­net, le lecteur peut choisir n’importe quel pre­mier vers d’un des dix son­nets de base.

Puis le faire suiv­re de n’importe quel sec­ond vers, puis de n’importe quel troisième, etc. On a dix choix pour le pre­mier vers et, pour cha­cun, dix choix de sec­ond vers : ce qui donne 10x10=100 pos­si­bil­ités. Avec le troisième vers, on a 1000 choix pos­si­bles ; ensuite 10 000, 100 000, enfin cent mille mil­liards avec le qua­torz­ième et dernier vers.

Bien sûr, les rimes et les struc­tures syn­tax­iques sont tou­jours compatibles.

 

 

En 1965, Ray­mond Que­neau pub­lie Les Fleurs bleues[53] — un roman philosophique inspiré par le Tao — puis Le Chien à la man­do­line, tou­jours chez Gallimard.

Le 29 sep­tem­bre, il est invité à l’émis­sion de télévi­sion “Lec­ture pour tous” de Pierre Dumayet (Cf ci-dessus).

Le 28 novem­bre, Ray­mond perd sa chi­enne Aïda (laque­lle avait suc­cédé à Lucky).

Il prend une con­ces­sion au cimetière des chiens d’Asnières.

 

Le 1er octo­bre 1966, Ray­mond Que­neau assiste à l’enterrement d’André Breton.

Le 13 décem­bre, il con­tre­signe le man­i­feste des 1789 con­tre l’interdiction du film La Religieuse de Jacques Rivette.

 

1968 : Ray­mond Que­neau entre dans le dic­tio­n­naire Larousse.

1970 : Ray­mond Que­neau quitte l’Académie Goncourt.

 

18 juil­let 1972 : mort de Janine.

Ray­mond en est très affec­té, sa san­té décline.

 

Ray­mond & Jean-Marie Que­neau avec un “quien” — totem paternel

 

Le nom de Que­neau vient du patois nor­mand quien = chien.

J’aime tous les chiens, les cabots, les clebs, les clébards, les oua­houahs, les toutous, les cadors. Je me sens un mem­bre hon­o­raire de leur république.[54]

Ray­mond s’intéresse à la gente canine jusqu’à lui con­sacr­er une étude linguistique :

Au point de vue phoné­tique, le lan­gage chien com­porte deux con­sonnes (B et H), deux semi-voyelles (Y et W), et deux voyelles (A et O) ; du moins si l’on s’en tient à la tran­scrip­tion …[55]

En 1973 Ray­mond Que­neau devient mem­bre hon­o­raire de la Société Pro­tec­trice des Ani­maux (SPA).

Depuis le décès de Janine, Ray­mond & Taï-Taï (laque­lle a suc­cédé à Aïda) sont inséparables.

« C’était une petite per­son­ne très fière, qui n’aimait pas que n’importe qui la soulève et la prenne dans ses bras — se sou­vient Roger Gre­nier. Je crois bien que, pour ne pas quit­ter Taï-Taï, Ray­mond Que­neau a retardé son entrée à l’hôpital et que cela a hâté sa mort. »[56]

 

Le 25 octo­bre 1976 : Ray­mond Que­neau meurt d’un can­cer des poumons à Neuilly-sur-Seine.

On l’enterre au cimetière ancien de Juvisy-sur-Orge, dans l’Essonne.

 

On enterre les chiens on enterre les chats

On enterre les chevaux on enterre les hommes

On enterre l’espoir on enterre la vie

On enterre l’amour — les amours

On enterre les amours — l’amour

On enterre en silence le silence

On enterre en paix — la paix

La paix — la paix la plus profonde

Sous une couche de petits graviers multicolores

De coquilles Saint-Jacques et de fleurs multicolores

 

Il y a une tombe pour tout

À con­di­tion d’attendre

Il fait nuit il fait jour

À con­di­tion d’attendre

 

La Seine descend vers la mer

L’île immo­bile ne descend pas

La Seine remon­tera vers sa source

À con­di­tion d’attendre

Et l’île nav­iguera vers le Havre de Grâce

À con­di­tion d’attendre

 

On enterre les chiens on enterre les chats

Deux espèces qui ne s’aiment pas[57]

 

Ray­mond Que­neau, un Nor­mand bien parisien

 

« Le monde est absurde et l’œuvre lit­téraire n’est qu’un exer­ci­ce de style, telle pour­rait alors être résumée en une for­mule la posi­tion lit­téraire de Que­neau, amené par son scep­ti­cisme et sa croy­ance en l’absurdité du monde à écrire une œuvre gra­tu­ite. »[58]

 

« Cette philoso­phie com­porte une éthique et une sagesse que l’on pour­rait for­muler ain­si : il faut accepter la vie, mal­gré son absur­dité appar­ente, car elle est sans doute liée à une loi de l’univers, à des struc­tures qui comme celles des math­é­ma­tiques appar­ti­en­nent à un ensem­ble dont nous ne con­nais­sons pas tous les aspects mais auquel nous appartenons. »[59]

 

Vous com­prenez la philoso­phie, elle a fait deux grandes fautes ; deux grands oub­lis ; d’abord elle a oublié d’étudier les dif­férents modes d’être, pri­mo ; et c’est pas un mince oubli. Mais ça encore c’est rien ; elle a oublié c’qu’est le plus impor­tant, les dif­férents modes de ne pas être. Ain­si une motte de beurre, j’prends l’premier truc qui m’passe par l’idée, une motte de beurre par exem­ple, ça n’est ni un car­a­van­sérail, ni une fourchette, ni une falaise, ni un édredon.  […] Y en a encore un autre mode de ne pas être : par exem­ple, la motte de beurre qu’est pas sur cette table, n’est pas. C’est un degré plus fort. Entre les deux, y a le ne-plus-être et le pas-encore-avoir-été. […] De telle sorte qu’on peut dire que cette motte de beurre est plongée jusque par-dessus la tête dans l’infinité du non­nête, et finale­ment ce qui paraît le plus impor­tant, ce n’est pas l’être, mais le non­nête. […] Voilà. Avec ça, on peut aller loin, allez. Car rien n’existe. Il n’y a rien. Moi-même, je ne suis pas.[60]

 

©Féli­cie Dubois, févri­er 2022


[1] IN : Cahi­er de l’Herne, dirigé par Andrée Bergens (1975).

[2] Ray­mond Que­neau, Chêne et chien (Denoël, 1937).

[3] Ray­mond Que­neau, Chêne et chien op.cit.

[4] Jean Dubuf­fet (1901, Le Havre — 1985, Paris) pein­tre & théoricien de « l’art brut », granta­mi d’Alexandre Vialat­te (nous y reviendrons).

[5] Ray­mond Que­neau, Un rude Hiv­er (Gal­li­mard, 1939).

[6] René Guénon (1886, Blois — 1951, Le Caire) méta­physi­cien tra­di­tion­nal­iste & fran­co-égyp­tien. Il est l’auteur de nom­breux ouvrages dont cer­tains — Intro­duc­tion générale à l’étude des doc­trines hin­doues ; L’homme et son devenir selon le Védân­ta ; L’Ésotérisme de Dante ; La crise du monde mod­erne ; Le Sym­bol­isme de la Croix — ont influ­encé Simone Weil, Antonin Artaud, Jean Paul­han, André Gide …

[7] Ray­mond Que­neau, Œuvres com­plètes I (Gal­li­mard, 1989).

[8] Ray­mond Que­neau, Œuvres com­plètes I (Gal­li­mard, 1989).

[9] Michel Leiris (1901–1990) écrivain & eth­no­logue & col­lec­tion­neur d’art ; granta­mi de Max Jacob, Pablo Picas­so, Fran­cis Bacon …

[10] Philippe Soupault (1897–1990) poète sur­réal­iste — Les Champs mag­né­tiques, 1921 — exclu du Mou­ve­ment par le Grand Excom­mu­ni­ca­teur en 1926. Puis cri­tique d’art & pro­duc­teur radio.

[11] André Bre­ton (1896–1966) chef de file & Grand Excom­mu­ni­ca­teur du Mou­ve­ment surréaliste.

[12] Extrait d’un texte inti­t­ulé La mémoire de l’air, Jacques Bertoin, mai 2008, inédit.

[13] Ray­mond Que­neau, Sou­venirs inédits — in : Tome I des Œuvres com­plètes (La Pléi­ade, Gal­li­mard, 1989).

[14] « Prévert, ce n’est pas seule­ment un frère mais un maître » dira Que­neau vingt-cinq ans plus tard (cité par Yves Cour­rière dans sa biogra­phie de Jacques Prévert pub­liée en 2000 aux édi­tions Gallimard).

[15] L’expression « fous lit­téraires » désigne les graphomanes déli­rants. Elle a été inven­tée par Charles Nodi­er (1780–1844) dans sa Bib­li­ogra­phie des fous. De quelques livres excen­triques (Tech­en­er, Paris, 1835).

[16] Georges Bataille (1887, Bil­lom — 1962, Orléans) bib­lio­thé­caire, écrivain, philosophe ; nous y reviendrons.

[17] Boris Sou­varine (1895, Kiev — 1984, Paris) com­mu­niste, jour­nal­iste, auteur d’une biogra­phie poli­tique magis­trale : Staline. Aperçu his­torique du bolchévisme (Plon, 1935).

[18] Simone Weil (1909, Paris— 1943, Ash­ford) philosophe exis­ten­tial­iste & chré­ti­enne ; le « seul grand esprit de notre temps » selon Albert Camus.

[19] Cité par Philippe Rol­land dans son arti­cle « À la croisée de Proust, Joyce et Céline » (Le Mag­a­zine Lit­téraire, sep­tem­bre 2012).

[20] Jacques Jou­et, Ray­mond Que­neau (La Man­u­fac­ture, 1989).

[21] Ray­mond Que­neau, Chêne et chien op.cit.

[22] Alexan­dre Kojève (1902, Moscou — 1968, Brux­elles) apôtre de G. W. F. Hegel en France.

[23] Ray­mond Que­neau, Le chien­dent (Gal­li­mard, 1933).

[24] Max Jacob, Le Cor­net à dés (Stock, 1923).

[25] Ray­mond Que­neau, Les Enfants du limon (Gal­li­mard, 1938).

[26] Ray­mond Que­neau, La Petite Gloire — in : Con­tes et pro­pos (Gal­li­mard, 1981).

[27] Ray­mond Que­neau, Chêne et chien (Denoël, 1937).

[28] Hen­ry Miller (1891, New-York — 1980, Los Ange­les) écrivain améri­cain que je n’aime pas tellement.

[29] Joan Miró (1893, Barcelone — 1983, Pal­ma de May­orque) pein­tre sur­réal­iste & cata­lan réfugié en France pen­dant la guerre civile espagnole.

[30] Un rude hiv­er paraît en feuil­leton dans la N.R.F. à l’été 1939.

[31] Ray­mond Que­neau, Journal/1939–1940 (Gal­li­mard, 1986).

[32] Jean Giono avait signé un tract inti­t­ulé « Paix immé­di­ate » qui tombait sous le coup de la loi : il était alors INTERDIT d’être pacifiste.

[33] Jean Paul­han (1884, Nîmes — 1968, Neuil­ly-sur-Seine) écrivain & édi­teur ; un des Grands Man­i­tous de la Nou­velle Revue Française qui a don­né nais­sance aux édi­tions Gallimard.

[34] Daniel-Hen­ry Kah­n­weil­er (1884, Mannheim — 1979, Paris) col­lec­tion­neur & marc­hand d’art & pro­mo­teur du Cubisme.

[35] … de toutes choses qu’on peut savoir …

[36] Ray­mond Que­neau, Journal/1939–1940 (Gal­li­mard, 1986).

[37] Ray­mond Que­neau, Pier­rot mon ami (Gal­li­mard, 1942).

[38] Ray­mond Que­neau, Les Ziaux (Gal­li­mard, 1943).

[39] Max Jacob à Ray­mond Que­neau — IN : Ray­mond Que­neau (Cahi­er de L’H­erne, 1975).

[40] Ray­mond Que­neau, Loin de Rueil (Gal­li­mard, 1944).

[41] Ray­mond Que­neau, “Hom­mage à Max Jacob” in : Max Jacob. C’é­tait il y a trente ans (Les Amis de Max Jacob, 1974).

[42] Boris Vian (1920, Ville d’Avray — 1959, Paris) écrivain zazou, trompet­tiste & pataphysicien.

[43] On est tou­jours trop bon avec les femmes sera adap­té au ciné­ma par Mar­cel Jul­lian en 1971.

[44] Ray­mond Que­neau, Bâtons, chiffres et let­tres (Gal­li­mard, 1965).

[45] Émis­sion de Jean Chou­quet, Club d’essai (RTF, 1953).

[46] Ray­mond Que­neau, Pour mon chien (Le Figaro Lit­téraire, 17 mars 1951).

[47] Ray­mond Que­neau, Le dimanche de la vie (Gal­li­mard, 1952).

[48] Ray­mond Que­neau, Zazie dans le métro (Gal­li­mard, 1959).

[49] Cerisy-la-Salle est une com­mune nor­mande située dans le départe­ment de La Manche, arrondisse­ment de Coutances. Depuis 1952, son château du XVI­Ième siè­cle accueille des man­i­fes­ta­tions cul­turelles héri­tières des « Décades de Pon­tigny » (en Bour­gogne). En soix­ante-dix ans, près de huit cents col­lo­ques se sont tenus à Cerisy, dont celui organ­isé par Isabelle Grell & Arnaud Genon inti­t­ulé “Culture(s) et autofiction(s)” auquel j’ai eu le bon­heur d’assister en juil­let 2012 Cf. http://www.autofiction.org/index.php?category/Accueil

[50] François Le Lion­nais (1901, Paris — 1984, Boulogne-Bil­lan­court) chimiste & math­é­mati­cien & granta­mi de Mar­cel Duchamp.

[51] La « famille Que­nouil­lard » se réu­nit tous les mois depuis plus de soix­ante ans Cf. https://www.oulipo.net/

[52] Ray­mond Que­neau, Cent mille mil­liards de poèmes (Gal­li­mard, 1961).

[53] Ray­mond Que­neau, Les Fleurs bleues (Gal­li­mard, 1965).

[54] Cité par Jacques Jou­et, op.cit.

[55] Ray­mond Que­neau, De quelques lan­gages ani­maux imag­i­naires et notam­ment du lan­gage chien dans « Sylvie et Bruno » (un roman de Lewis Car­roll) — édi­tions de L’Herne (1975) ; texte repris dans Con­tes et pro­pos (Gal­li­mard, 1981).

[56] Roger Gre­nier Les larmes d’Ulysse (col­lec­tion « L’un et l’autre », Gal­li­mard, 1998).

[57] Ray­mond Que­neau, Les chiens d’Asnières — in : Les Ziaux (Gal­li­mard, 1943).

[58] Andrée Bergens, direc­trice du Cahi­er de L’Herne con­sacré à Ray­mond Que­neau en 1975.

[59] Anne Clanci­er, À la recherche d’une ascèse / Esquisse d’une philoso­phie de Ray­mond Que­neau (Cahi­er de L’Herne, 1975).

[60] Ray­mond Que­neau, Le Chien­dent (Gal­li­mard, 1933).