Max Jacob /3

Max Jacob /3

21 septembre 2021 7 Par Félicie Dubois

MAX JACOB

1876 — 1944

III

 

 

En juin 1921, sur les con­seils d’un ami, l’abbé Weill[1], Max Jacob se retire au sud d’Orléans dans un vil­lage ligérien, au pied d’un sanc­tu­aire bénédictin.

 

Saint-Benoît est mon climat

 

Max Jacob loge au monastère de l’Abbaye de Fleury, alors désaf­fec­té.[2]

 

L’Abbaye de Fleury à Saint-Benoît-sur-Loire par Max Jacob

 

En cette année de grâce 1921, Max Jacob pub­lie tout ce qu’il a écrit jusqu’alors & resté inédit : Le Lab­o­ra­toire cen­tral (Au Sans Pareil, 1921 ; réédité chez Gal­li­mard en 1960) ; Le dos d’Arlequin, illus­tré par l’auteur (éd. du Sagittaire/Simon Kra, 1921) ; Matorel en province, illus­tré par Jules Depaquit[3] (éd. Lucien Vogel, 1921) ; Le Roi de Boétie, suivi de Nuits d’hôpital et Aurore, nou­velles (éd. de la N.R.F., 1921) ; Ne coupez pas, made­moi­selle Ou les erreurs des P.T.T., con­te philosophique, illus­tré par Juan Gris (Galerie Simon, 1921).

 

Max Jacob dans sa cham­bre à Saint-Benoît (1922)

 

En 1922, Max Jacob pub­lie Le Cab­i­net noir (fauss­es let­tres avec vrais com­men­taires) à la Bib­lio­thèque des Marges (réédi­tion Gal­li­mard, 1928) ; Le Ter­rain Bouch­a­balle, roman (éd. Émile-Paul frères ; réédi­tion Gal­li­mard, 1964) ; Fil­ibuth ou La Mon­tre en or, con­te (éd. de la N.R.F. ; réédi­tion L’Imaginaire/Gallimard, 1994).

Au mois de mars, Max écrit dans une let­tre[4] à un pein­tre de ses amis :

Je n’ai pas fait de cubisme :

1 parce que n’entendant par­ler que de cela j’étais bien aise de penser à autre chose

2 parce que ce n’était pas mon tempérament

3 parce que j’aurais voulu être le pre­mier et que je n’étais pas capa­ble de l’être

4 parce que Picas­so avait choisi comme élève non moi mais Braque

5 parce qu’au fond je m’y con­nais­sais en lit­téra­ture et non en peinture

6 parce que je fais mes œuvres avec le fond de mon ven­tre et que le fond de mon ven­tre est « opéra-comique »

7 parce que je suis un homme de l’époque impres­sion­niste par for­ma­tion avant 46 ans d’âge et que le cubisme est une sura­jou­ture dans ma vie

8 parce que le cubisme plai­sait à ma pen­sée et non à ma main et que je suis un homme sensuel

9 parce que le cubisme me paraît laid bien sou­vent et que j’aime le … joli, hélas !

10 parce que je suis un vieux poète virgilien

11 je ne sais pourquoi

12 au fait j’ai fait beau­coup de dessins cubistes

13 tout ça, c’est la faute à Picas­so.[5]

 

Pablo et Max

 

En 1923, Max Jacob pub­lie La couronne de Vul­cain, con­te bre­ton (Galerie Simon) ; une revue belge (Le Disque Vert) lui con­sacre un numéro spé­cial ; nais­sance & mort de Ray­mond Radiguet.[6]

 

Jean Cocteau, « Ray­mond Radiguet endor­mi » (1922) DR

 

En 1924, Max Jacob pub­lie Visions infer­nales, poèmes en prose (éd. de la N.R.F.), puis L’Homme de chair et l’Homme de reflet, roman (éd. Simon Kra, réédi­tion Gal­li­mard 1934) ; René Clair filme Entracte, une fan­taisie ©Fran­cis Picabia & Érik Satie.

 

En 1925, Max Jacob pub­lie Les Péni­tents en mail­lots ros­es, poème (éd. du Sagittaire/Simon Kra) ; avène­ment de Joséphine Bak­er dans la Revue Nègre ; mort du phonométro­graphe ÉRIK SATIE.

 

1926 : début des Jeuness­es hitléri­ennes ; mort de Rain­er Maria Rilke.

En 1927, Max Jacob passe l’été avec Mau­rice Sachs sur l’île de Bréhat ; Charles Lind­bergh tra­verse l’Atlantique en avion.

En 1928, Mau­rice Sachs édite aux Qua­tre chemins[7] (qui pub­lieront égale­ment, sans nom d’auteur, Le Livre Blanc de Jean Cocteau) les Visions des souf­frances et de la mort de Jésus fils de Dieu, quar­ante dessins de Max Jacob.

 

 

Pauvre comme Job

 

Au print­emps 1928, sur les con­seils de Mau­rice Sachs dont il est tombé amoureux (Pau­vre Pau­vre Pau­vre Lelian), Max Jacob quitte Saint-Benoît et revient à Paris. Il s’installe aux Batig­nolles dans un hôtel de la rue Nollet.

 

Max Jacob, rue Nol­let (vers 1928)

 

Aux Qua­tre Chemins, Jean Cocteau pub­lie Le Livre Blanc (anonymement, donc) et Le mys­tère laïc (pour faire plaisir à Jacques & Raïs­sa Mar­i­tain[8]) ; Ray­mond Poin­caré redresse le cours du franc.

 

En 1929, Max Jacob pub­lie Le tableau de la bour­geoisie (éd. de la N.R.F.) ; krach de la Bourse à New York ; mort de Serge Diaghilev à Venise et de Georges Clé­menceau à Paris.

Le 23 août, Max Jacob est vic­time d’un sec­ond acci­dent de voiture, cette fois-ci en Bre­tagne. Il passe sa con­va­les­cence à Quim­per où il ren­con­tre, chez un ami com­mun, un jeune sous-préfet : Jean Moulin.

 

Jean Moulin est né le 20 juin 1899, à Béziers ; il mour­ra le 8 juil­let 1943 après avoir été tor­turé par Klaus Bar­bie, en vain, en Moselle.

 

Jean Moulin « La curée », encre de Chine sur papi­er (1917) DR.

 

Jean Moulin a tou­jours aimé le dessin.

Depuis qu’il est haut fonc­tion­naire — plus jeune sous-préfet de France en 1930 —, il signe Romanin.

 

Romanin « Cock­tail par­ty », encre de Chine sur bris­tol crème (vers 1927) DR.

 

Max, Jean & leurs amis — Augustin Tuset (médecin), Charles Daniel­lou (homme poli­tique), Gio­van­ni Leonar­di (céramiste), Lionel Floch (pein­tre) — se retrou­vent au bar de l’Hôtel de l’Épée, con­tigüe à la mai­son Jacob, ou à l’Hôtel Pas­cal, dans le quarti­er de la gare.[9]

 

Romanin « Au casi­no » (non daté) DR.

 

Max & Jean sil­lon­nent le Fin­istère ; ils se pas­sion­nent pour Tris­tan Cor­bière.[10]

(En 1935, l’éditeur parisien René Helleu pub­liera un recueil de Tris­tan Cor­bière, titré Armor & illus­tré de huit eaux-fortes de Romanin.)

 

Romanin « Cris d’aveugle » 7ème eau-forte (vers 1930) DR.

 

1931 : la République espag­nole est proclamée.

En 1932, Max Jacob est fait Cheva­lier de la Légion d’honneur tan­dis qu’il pub­lie Bour­geois de France et d’ailleurs.[11]

En 1933, André Mal­raux obtient le prix Goncourt pour La Con­di­tion humaine ; Louis-Fer­di­nand Céline pub­lie Voy­age au bout de la nuit ; Adolf Hitler accède au pou­voir en Allemagne.

En 1934, les émeutes antipar­lemen­taires de févri­er, ini­tiées par les ligues d’extrême droite[12], sont rejointes dans l’insurrection con­tre le gou­verne­ment Dal­adier (énième gou­verne­ment embour­geoisé de la Troisième République) par des asso­ci­a­tions d’anciens com­bat­tants[13], puis par les com­mu­nistes … inau­gu­rant cette alliance inouïe qui con­duira, deux ans plus tard — l’Histoire humaine est for­mi­da­ble — au Front Pop­u­laire en France et à la guerre civile en Espagne.

En 1935, le poète sur­réal­iste & com­mu­niste René Crev­el (1900–1935, Paris) se suicide.

 

Max Jacob et Mar­i­anne Oswald au cabaret Les Noc­tam­bules, 3 avril 1936

 

Print­emps 1936 : Max Jacob partage l’affiche avec la chanteuse Mar­i­anne Oswald[14] (bien-aimée de JANE BOWLES) au cabaret des Noc­tam­bules (rue Champollion).

 

 

Sur l’insistance de Paul Petit[15], la N.R.F. pub­lie Morceaux Choi­sis de Max Jacob.

En pré­face, Paul Petit écrit : « Ignoré ou mécon­nu par les pro­fesseurs et les cri­tiques, insulté par les voy­ous, méprisé par les Phar­isiens, brimé par les hommes d’affaires, Max Jacob m’apparaît, en ce morne Paris 1936, comme le vivant et récon­for­t­ant sym­bole de la poésie inextinguible. »

 

À Munich, les nazis exposent L’Art « dégénéré » (impres­sion­niste, cubiste, expres­sion­niste) ver­sus L’Art « ger­manique » (supérieur & inaltérable) afin que le peu­ple alle­mand com­prenne bien ce qui est beau ou pas.

Le beau est fort, blond, et il a les yeux bleus.

Dont acte.

 

Max Jacob « Fête à Quim­per » gouache sur papi­er (1930) ©Musée des Beaux-Arts de Quimper.

 

En novem­bre 1937, Max Jacob est à Quim­per où se meurt sa mère.

Le 14, il écrit à un jeune ami qu’il vient de ren­con­tr­er dans le Loiret — Mar­cel Béalu[16]: Ain­si c’est cela la mort bour­geoise. Pas de drame, pas de cris ! Ma mère s’éteint ! per­son­ne ne pleure, mais quel dévoue­ment et quels bons feux. 

Puis, le 19, au même : J’ai per­du ma mère ce matin à 4 heures. Je ne sais pas si j’ai du cha­grin ou non : j’ai épuisé mon poten­tiel pen­dant ces derniers jours. En ce moment il s’agit de mairie, de pom­pes funèbres et de vis­ites, inter­minable défilé d’une ville qui a con­nu mes par­ents, mes grands-par­ents, et les col­latéraux. Tout le monde est char­mant. Pourquoi n’est-on pas dans la vie comme on est dans la mort ?[17]

 

Max Jacob « L’Homme à la faux » (gouache, vers 1936)

 

Petit menhir chauve

 

De retour à Saint-Benoît, il n’est plus ques­tion pour Max Jacob de loger au monastère ni au presbytère.

Mon­sieur le curé trou­ve que je reçois trop de vis­ites … et puis, il me défend de fumer ![18]

 

Max s’installe d’abord au rez-de-chaussée de l’hôtel Robert, qu’il quitte bien­tôt pour la pen­sion de Madame Per­sil­lard, don­nant sur la place du Martroi, au cen­tre de Saint-Benoît.

 

Max Jacob et Madame Per­sil­lard (à soix­ante-sept ans, Max a l’air d’un vieil­lard) ©Mar­cel Béalu, 1943

 

Après le départ d’un de ses nom­breux vis­i­teurs, sa nou­velle logeuse com­mentera : Encore un qui vient pren­dre des leçons de poésie !

« Cette phrase fit pen­dant longtemps la grande joie de Max. »[19]

 

Max Jacob et Mar­cel Béalu, 21 févri­er 1944

 

« Lorsque se présen­tait à Max Jacob un jeune incon­nu, il arrivait à ce dernier d’être sur­pris par l’accueil extrême­ment affectueux, voire frater­nel, du poète, racon­te Mar­cel Béalu. Pour­tant pas d’équivoque dans la manière : Max ne pou­vait cel­er ses sen­ti­ments. Immé­di­ate­ment épris du vis­i­teur, il le lui mon­trait bien, faisant la roue autour de lui, déploy­ant ses dons de séduc­tion, sa verve, débal­lant les tré­sors de son esprit et de sa mémoire. Des his­toires drôles — véri­ta­bles scènes dont il inter­pré­tait chaque per­son­nage — il emme­nait pro­gres­sive­ment sa vic­time ravie jusqu’aux chausse-trapes des sci­ences occultes afin d’utiliser tout son savoir, grand dans ce domaine, à mieux la trou­bler. Bref, avec une entière bonne grâce, il singeait, mimait, con­tre­fai­sait, à l’usage du nou­veau venu, un Max Jacob déjà légendaire. »[20]

 

Max médi­tant

 

« Non seule­ment sa con­ver­sa­tion qui alli­ait les sou­venirs de la rue Rav­i­g­nan aux menus pro­pos de la sac­ristie, les révéla­tions de la Kab­bale aux potins du bistrot, une inter­pré­ta­tion peu ortho­doxe des Évangiles aux lieux com­muns du catéchisme, s’emparait des esprits — écrit Mar­cel, mais par ses silences mêmes, par son activ­ité inlass­able, par une ten­sion con­tin­uelle de la pen­sée et du cœur, il entraî­nait cha­cun dans son orbe, impo­sait à tous sa présence, mar­quait chaque objet de sa trace. »[21]

 

1938 : l’Allemagne nazie annexe l’Autriche et une par­tie de la Tchécoslovaquie.

1939 : la Sec­onde Guerre Indus­trielle Mon­di­ale est déclarée ; mort de Sig­mund Freud.

 

« Notre-Dame des Naufragés » de Cyprien Godeb­s­ki (1835 – 1909) père de Maria Godeb­s­ka, alias Misia ; la stat­ue se dresse depuis 1904 à la pointe du Raz, face à l’île de Sein ©Féli­cieDubois

 

Le 18 juin 1940, le général de Gaulle par­le aux Français depuis les stu­dios de la BBC. Per­son­ne ne l’entend, sinon les marins de l’île de Sein (une cen­taine d’hommes par­tent aus­sitôt à Lon­dres, un tiers ne revien­dra pas). Le 22, Pétain signe avec Hitler un armistice en forêt de Com­piègne ; le 10 juil­let, le maréchal obtient de Pierre Laval & du Par­lement les pleins pou­voirs et s’installe à Vichy.

 

 

J’suis l’bouquet, j’suis l’bouquet, j’suis l’bouc émissaire

 

29 mars 1941 : créa­tion du Com­mis­sari­at général aux Ques­tions juives chargé de « recon­naître et élim­in­er les Juifs de toutes les inter­férences dans les domaines vitaux et dans la vie publique, admin­istr­er leurs biens jusqu’à la date de leur évac­u­a­tion[22] » etc.

L’été suiv­ant, Max Jacob reçoit la vis­ite d’un de ses jeunes amis parisiens de la rue Nol­let, devenu une célébrité : Charles Trénet.

Y’a d’la joie à Saint-Benoît !

 

1942 : Jean Genet écrit Le con­damné à mort à la prison de Fresnes ; débar­que­ment des Alliés près d’Alger.

1943 : le port oblig­a­toire de l’étoile jaune pour les Juifs est promulgué.

Max Jacob ne quitte plus Saint-Benoît où il se sent protégé.

 

Max à l’étoile jaune (pho­to de Jacques Boudet, 1943)

 

Les 16 et 17 juil­let, 13 152 juifs, dont 4 115 enfants, sont envoyés au Vélo­drome d’Hiver (à Paris) puis déportés & gazés à Auschwitz (en Pologne).

Au mois de décem­bre, le frère aîné de Max, Gas­ton Jacob, est arrêté à Quim­per, relâché, puis finale­ment déporté à Auschwitz le 16 févri­er 1943 où il est gazé dès son arrivée.

À Saint-Benoît, Max Jacob reçoit la vis­ite de Pablo Picas­so qui lui pro­pose de le ramen­er à Paris, Max refuge — refuse. Ils ne se rever­ront plus.

… puis celle de Paul Élu­ard[23] (accom­pa­g­né de Pierre Bergé[24]).

 

Max Jacob « Les Mon­stres » encre de Chine, pas­tel et rehauts d’huile sur papi­er (1943) ©Musée des Beaux-Arts de Quimper

 

Max Jacob écrit beau­coup, à tous ses amis.[25]

Il est prêt au mar­tyre, dit-il.

 

Pierre Soulages « Hom­mage à Jean Moulin, 1999 » ©Musée des Beaux-Arts de Quimper

 

1944 : la sœur cadette de Max Jacob — Myrté-Léa — est arrêtée à Paris puis déportée au camp d’internement de Dran­cy. Son frère remue ciel et terre pour la sec­ourir, en vain. Elle sera gazée dès son arrivée à Auschwitz.

 

Max Jacob « Visions de guerre », gouache et encre de Chine sur papi­er (vers 1940) ©Musée des Beaux-Arts d’Orléans

 

« Nous entrons nous chauf­fer dans un baraque­ment pro­vi­soire ser­vant de salle d’attente à l’autocar, écrit Mar­cel Béalu. La foule des paysans, réfugiés et forains, y fait régn­er une curieuse atmo­sphère d’émigration. Sur ce pont de paque­bot bal­ancé par les vagues de la guerre, per­du au cœur de la France, notre adieu, Max, n’en fut pas un. Ne devions-nous pas nous revoir le dimanche suiv­ant ? […] Aus­si nous séparons-nous sans tristesse. Tu nous fais un dernier signe : Au revoir les enfants ! »[26]

 

Dernière pho­to de Max Jacob prise par Mar­cel Béalu le 21 févri­er 1944, à Saint-Benoît

 

« Le jeu­di suiv­ant, 24 févri­er 1944 vers 11 heures du matin, une auto venue d’Orléans s’arrêtait devant la mai­son de briques ros­es, à Saint-Benoît-sur-Loire. Trois hommes en civ­il descendaient, son­naient et fai­saient part de leur mis­sion. Il ne s’agissait vraisem­blable­ment pas d’une mesure par­ti­c­ulière, depuis la veille, une vaste rafle des Juifs avait lieu dans le départe­ment.[27] La tem­péra­ture était tou­jours glaciale. Ces Messieurs mon­tèrent se chauf­fer dans la cham­bre de Max où ils restèrent env­i­ron une heure tan­dis qu’il rassem­blait ses effets et que Mme Per­sil­lard, affolée, courait au pres­bytère. […] Max se mon­trait très calme et il ne sour­cil­la pas quand la brave femme, boulever­sée par l’événement, lui lança : — Vous voyez ! ça vous a bien servi de tant prier ! […] Un petit attroupe­ment s’était for­mé devant la porte. Le poète ser­ra les mains autour de lui et glis­sa au doc­teur (Castel­bon) qui cher­chait à l’encourager : Tout ça n’a pas d’importance … J’ai fait bonne impres­sion à ma logeuse.

 

Max Jacob et le doc­teur Castel­bon, pho­to prise par Mar­cel Béalu le 21 févri­er 1944

 

Le Chanoine Fleureau dépêche l’Abbé Hat­ton qui part en bicy­clette aver­tir Roger Toulouse à Orléans (trente-cinq kilo­mètres). Celui-ci alerte Mar­cel Béalu, Jean Denoël et André Salmon, lesquels prévi­en­nent Jean Cocteau.

 

Roger Toulouse (1918–1994, Orléans) Por­trait de Max Jacob ou « Le poète à l’orchidée » (1942) DR.

 

Les nou­veaux internés sont con­duits à la prison mil­i­taire d’Orléans, rue Eugène-Vig­ni­at. Hommes & femmes & enfants sont entassés dans une seule pièce de 21 pail­lass­es pour 65 per­son­nes, sans eau ni élec­tric­ité, par un froid glacial, nour­ri à peine d’un bol de soupe claire.

Le 26 févri­er 1944, Max Jacob réus­sit à envoy­er un mes­sage à Jean Rous­selot, com­mis­saire de police d’Orléans :

Mon cher Jean,

Je suis avec une troupe juive à la prison mil­i­taire alle­mande et sans doute en par­tance pour le Dran­cy la semaine prochaine. Peut-être que ton titre te per­me­t­tra de venir m’apporter un peu de tabac et des allumettes. Préviens Cocteau. Amitiés. 

Max Jacob, Homme de let­tres, Cheva­lier de la Légion d’honneur[28]

  

Puis Max Jacob écrit au chanoine Fleureau, curé de Saint-Benoît :

Cher Mon­sieur le Curé,

Excusez cette let­tre de naufragé écrite par la com­plai­sance des gen­darmes. Je tiens à vous dire que je serai au Dran­cy tout à l’heure. J’ai des con­ver­sions en train. J’ai con­fi­ance en Dieu et dans ses amis. Je le remer­cie du mar­tyre qui com­mence …[29]

 

Prévenu de l’arrestation de son ami, Picas­so aurait répon­du : ce n’est pas la peine de faire quoi que ce soit, Max est un ange. Il n’a pas besoin de nous pour s’envoler de sa prison. 

Pablo Picas­so, pein­tre « dégénéré », était dans le col­li­ma­teur des nazis et préférait se faire discret.

Jean Cocteau, poète « dégénéré » lui aus­si, réag­it illico :

Je dirais de Max Jacob que c’est un grand poète si ce n’était un pléonasme. C’est un poète tout court qu’il faut dire — car la poésie l’habite et s’échappe de lui, par sa main, sans qu’il le veuille.

Avec Apol­li­naire il a inven­té une langue qui sur­v­ole notre langue et qui exprime les profondeurs.

Il a été le trou­ba­dour de cet extra­or­di­naire tournoi où Picas­so, Matisse, Braque, Derain, Chiri­co, s’affrontent et opposent leurs armoiries bariolées.

De longue date, il a renon­cé au monde et se cache à l’ombre d’une église. Il y mène l’existence exem­plaire d’un paysan et d’un moine.

La jeunesse française l’aime, le tutoie, le respecte et le regarde vivre comme un exemple.

En ce qui me con­cerne, je salue sa noblesse, sa sagesse, sa grâce inim­itable, son pres­tige secret — sa « musique de cham­bre » pour emprunter une parole de Nietzsche.

Dieu lui vienne en aide.[30]

 

Max Jacob age­nouil­lé devant l’au­tel de l’ab­baye de Fleury

 

Le 28 févri­er 1944, Max Jacob est déporté au camp d’internement de Dran­cy sous le N°15872. Il reçoit l’étiquette verte qui signe son inscrip­tion pour le prochain con­voi (N°69).

Le camp est gardé par des gen­darmes français sous l’autorité de la Gestapo (acronyme de GEHEIME STAATSPOLIZEI « Police secrète d’État », celle du Troisième Reich ©Her­mann Göring.)

J’ai ta peau, plaisante Max qui chante des airs d’Offenbach à ses codétenus en y met­tant tout son cœur opéra-comique.

 

« À son arrivée, Max fut logé dans un dor­toir pro­vi­soire, celui des déportés, écrit Mar­cel Béalu. La men­ace d’un départ en Alle­magne dut avoir sur son extrême émo­tiv­ité des con­séquences néfastes. Le lende­main, il entrait à l’infirmerie. Au Dran­cy, l’infirmerie était tenue par plusieurs doc­teurs juifs internés et ce serait leur faire injure que de dire, comme cela fut fait, que Max y fut mal­mené. […] Le 2 mars la toux aug­men­ta, et il com­mença à râler. Il mou­rut (d’une bron­cho-pneu­monie) le dimanche 5, à 9h30 du soir, sans avoir retrou­vé sa lucid­ité. »[31]

 

Fiche d’identité de Max Jacob fixée au-dessus de son lit à l’infirmerie du camp de Drancy

 

Lun­di 6 mars 1944, Max Jacob est enter­ré dans une fos­se com­mune du cimetière d’Ivry : 44e divi­sion, 24e ligne, 27e fosse.

Mar­di 7 mars, le con­voi N°69 part pour Auschwitz-Birke­nau : sur 1 501 déportés, 1 311 sont gazés dès leur arrivée.

 

Vingt-six jours plus tard, same­di 1er avril 1944, la revue Comœ­dia annonce le décès du poète : « Max Jacob est mort le 5 mars. Il était né le 11 juil­let (sic) 1876 à Quim­per. L’auteur du Cor­net à dés et de La Défense de Tartufe, du Lab­o­ra­toire cen­tral, des Péni­tents en mail­lots ros­es, du Cab­i­net noir et de Ciné­matoma, tout ensem­ble humoriste, chantre mys­tique et dessi­na­teur, Max Jacob laisse aux jeunes poètes le sou­venir d’une ami­tié pleine d’efficacité et de ver­tus. La pub­li­ca­tion de sa cor­re­spon­dance devrait en apporter un jour le témoignage. »[32]

 

Rue Max Jacob à Saint-Benoît ©Féli­cieDubois

 

Je demande à être enter­ré religieuse­ment aus­si hum­ble­ment que pos­si­ble dans le cimetière de Saint-Benoît-sur-Loire, a pré­cisé Max Jacob dans son testament.

Le 4 mars 1949, ses proches exhument la dépouille de Max Jacob au cimetière d’Ivry pour la trans­fér­er à Saint-Benoît.

« Nous étions six ou sept, relate Hen­ri Sauguet[33], dont André Salmon et Pierre Colle[34]. On a ouvert la tombe. Il ne restait plus rien du cer­cueil dans lequel Max avait été enter­ré d’abord. C’était une scène d’Hamlet … Un fos­soyeur envoy­ait les osse­ments par-dessus la tombe et un autre les dis­po­sait au fur et à mesure dans un cer­cueil neuf. »[35]

 

Depuis 1960, Max Jacob est « Mort pour la France »

… une minute de silence …

 

 

Dieux ! astres immor­tels ! fées qui vivez partout !

Je sais que je ne suis qu’un chanteur nasillard,

Un gour­mand, un satyre, un pécheur, un vieux fou.

Et pour­tant ma faib­lesse est telle devant l’art

Devant la vie ! que je ne vois d’autre ressource

Que de vous écrire, ô démons, cette lettre !

Suis-je né de Mer­cure, de Mars, ou du Grand Être

Je ne sais ! mais je souf­fre du corps et de la bourse,

Des nerfs, des gens d’esprits, des sots et de la mode,

De la nature avec sa ver­dure et de la ville avec ses codes.

L’étranger, mon pays, Paris et la banlieue,

Tout me gêne et m’écrase et me navre.

Trans­portez-moi à Nice, à Char­en­ton, au Havre,

Mais où que je sois, fées, prenez pitié de mes douleurs.

Je m’ennuie à crev­er, le tra­vail m’agace.

Tenez ! ce matin j’ai cassé une glace !

Il paraît que ça porte malheur.

Je vous demande peu ! don­nez-moi quelques rentes

Et qu’on me laisse seul avec trois amis.

Le dia­ble me répond : « C’est moi qui te tourmente ! »

Eh bien alors, mon Dieu, donne-moi ton appui. [36]

 

Féli­cie Dubois ©Sep­tem­bre 2021


[1] Le même qui con­seillera à Pierre Reverdy une retraite à Solesmes.

[2] À la fin du XVI­I­Ième siè­cle, les moines béné­dictins (regroupés autour des reliques de Saint-Benoît depuis le Moyen Âge) sont chas­sés de leur abbaye par les Révo­lu­tion­naires. En 1865, deux Bre­tons s’y réin­stal­lent comme curé et vicaire, accom­pa­g­nés d’un frère ; mais il fau­dra atten­dre plus de qua­tre-vingts ans avant la reprise d’une vie com­mu­nau­taire. C’est ain­si qu’en octo­bre 2019, l’abbaye de Fleury fêtait le 75e anniver­saire de sa renais­sance. Cf. https://www.abbaye-fleury.com/max-jacob.html

[3] Jules Depaquit (1869–1924), dessi­na­teur humoris­tique & « maire-dic­ta­teur de la Com­mune Libre de Mont­martre » ; ami d’Alphonse Allais & d’Érik Satie.

[4] La cor­re­spon­dance de Max Jacob fait inté­grale­ment par­tie de son œuvre. Cf. note 32.

[5] Max Jacob, « Let­tre à René Rim­bert, mars 1922 » (in : Beat­rice Mous­li, op. cit.).

[6] Ray­mond Radiguet (1903, Saint-Maur-des-Fos­sés — 1923, Paris) auteur d’un pre­mier roman remar­quable & remar­qué Le Dia­ble au corps pub­lié avec fougue par Bernard Gras­set en 1923, puis d’un sec­ond, posthume déjà : Le Bal du comte d’Orgel (éd. Gras­set, 1924).

[7] La Galerie-Librairie des Qua­tre Chemins, édi­tions d’art & lieu d’exposition, était située 18 rue Godot de Mauroy.

[8] Jacques Mar­i­tain (1882, Paris ­— 1973, Toulouse) philosophe catholique, exis­ten­tial­iste chré­tien, dis­ci­ple de Saint Thomas d’Aquin & Raïs­sa Mar­i­tain née Ouman­soff (1883, Russie — 1960, Paris), son épouse et sa muse. Le cou­ple tenait un salon à Meudon (avenue de l’Observatoire), par­mi les plus fréquen­tés de l’entre-deux guer­res. Nous y revien­drons, à Meudon. Nous revien­drons à Meudon où j’ai gran­di de Pom­pi­dou à Mitterrand.

[9] Con­cer­nant l’homosexualité cachée/supposée/vraisemblable de Jean Moulin : cf. la pièce de Jean-Marie Bes­set, Jean Moulin, évangile (L’Avant-scène théâtre, 2016) + « Le dernier secret de Jean Moulin » une enquête de Guil­laume Dasquié (Van­i­ty Fair France, octo­bre 2016).

[10] Édouard-Joachim Cor­bière, dit Tris­tan Cor­bière (1845 – 1875, Mor­laix) « poète mau­dit » ©Paul Ver­laine, auteur d’un unique recueil : Les Amours jaunes (Glady frères édi­teurs, 1873 ; rééd. Léon Van­nier, 1891 ; réed. Albert Mes­sein, 1912 ; rééd. Georges Crès & Cie, 1920 ; rééd. Émile-Paul frères, 1942 ; réédi­tion aug­men­tée Gal­li­mard, 1953. Enfin, en 1970, Tris­tan Cor­bière entre dans la col­lec­tion La Pléi­ade avec un vol­ume regroupant Les Amours jaunes, Poèmes retrou­vés, Œuvres en prose, let­tres.

[11] Max Jacob, Bour­geois de France et d’ailleurs (éd. de la N. R. F. 1932).

[12] Action française, Jeuness­es patri­otes, Camelots du roi …

[13] Croix-de-feu, Union nationale des combattants …

[14] Sarah Alice Bloch dite Mar­i­anne Oswald (1901, Sar­reguem­ines — 1985, Limeil-Bré­vannes) inter­prète XXL.

[15] Paul Petit (1893, Paris — 1944, Cologne) tra­duc­teur de Maître Eck­hart et de Kierkegaard, ami de Paul Claudel.

[16] Mar­cel Béalu (1908, Sell­es-sur-Cher — 1993, Paris) chape­lier & poète, ami de Max Jacob.

[17] Mar­cel Béalu, Dernier vis­age de Max Jacob (éd. Cal­ligrammes, Quim­per, 1994).

[18] Mar­cel Béalu, Dernier vis­age de Max Jacob op. cit.

[19] Ibidem.

[20] Ibid.

[21] Ibid.

[22] Cité par Patri­cia Sus­trac — in : Les Cahiers de Max Jacob (2009).

[23] Eugène Émile Paul Grindel, dit Paul Élu­ard (1895, Saint-Denis — 1952, Char­en­ton-le-Pont) poète sur­réal­iste & communiste.

[24] Pierre Bergé (1930, Saint-Pierre‑d’Oléron — 2017, Saint-Rémy-de-Provence) homme d’affaire & mécène, com­pagnon d’Yves Saint Lau­rent pen­dant cinquante ans.

[25] La Cor­re­spon­dance de Max Jacob est immense dont plusieurs vol­umes ont été pub­liés Cf. note 32.

[26] Mar­cel Béalu, Dernier vis­age de Max Jacob op. cit.

[27] Fritz Merd­sche dit « le bour­reau d’Orléans », chef de la Gestapo, a sévi dans le Loiret de sep­tem­bre 1942 à juin 1944. Deux fois con­damné à mort par con­tu­mace, jamais extradé, il s’est éteint tran­quille­ment chez lui, à Birk­endorf, en Forêt Noire, le 16 juin 1985.

[28] Cité par Mar­cel Béalu, In : Dernier vis­age de Max Jacob.

[29] In : Dernier vis­age de Max Jacob.

[30] Sup­plique de Jean Cocteau trans­mise par Georges Prade au con­seiller Von Bose à l’ambassade d’Allemagne à Paris — cf. Lina Lach­gar, Arresta­tion et mort de Max Jacob (éd. de la Dif­férence, 2017).

[31] Dernier vis­age de Max Jacob, op. cit.

[32] Cor­re­spon­dance de Max Jacob : Cf. https://www.persee.fr/doc/maxja_0526-8400_2013_num_13_1_1037

[33] Hen­ri-Pierre Poupard dit Hen­ri Sauguet (1901, Bor­deaux — 1989, Paris) com­pos­i­teur français.

[34] Pierre Colle (1909, Douarnenez — 1948, Paris) marc­hand de tableau & légataire uni­versel de Max Jacob.

[35] Lina Lach­gar, Arresta­tion et mort de Max Jacob (édi­tions de la Dif­férence, 2017).

[36] Max Jacob, Prière (texte inédit retrou­vé en 1970 ©Asso­ci­a­tion des Amis de Saint-Benoît).

 

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