Érik Satie — 3 : Érik Satie, icône Dada

Érik Satie — 3 : Érik Satie, icône Dada

15 septembre 2020 4 Par Félicie Dubois

Érik Satie

1866–1925

III

 

En 1916, Jean Cocteau pro­pose à Érik Satie de col­la­bor­er au bal­let Parade qu’il pré­pare pour les Bal­lets Russes.

La même année, la princesse de Poli­gnac lui com­mande une œuvre sym­phonique. Ce sera Socrate, drame en trois actes, com­posé sur des Dia­logues de Pla­ton (traduits par Vic­tor Cousin).

 

La litote prou­ve déjà l’indépendance de la qual­ité par rap­port à la quan­tité, et man­i­feste para­doxale­ment l’efficacité expres­sive d’une expres­sion con­tenue, écrit Vladimir Jankélévitch.

La fin du Socrate de Satie atteste la force con­va­in­cante de la réti­cence, la force d’une émo­tion sous­traite[1]

Oui.

 

 

Début 1917, Debussy, alité, tor­turé par le can­cer qui va l’emporter l’année suiv­ante, n’en finit pas de railler la posi­tion de PRÉCURSEUR (l’adjectif reste coincé dans son gosier) acquise par Satie grâce au sto­ry­telling de Rav­el & Cocteau.

Exas­péré par la con­de­scen­dance de son ami, igno­rant ou indif­férent (Satie savait-il que Debussy était grave­ment malade ?), Érik rompt toute rela­tion avec lui : doré­na­vant, il est préférable que « le précurseur » reste désor­mais chez lui — au loin, écrit-il à la sec­onde femme de Claude, Emma.[2]

Érik Satie et Claude Debussy ne se rever­ront plus.

 

Georges Braque « Nature morte à la par­ti­tion de Satie » (1921)

 

Le 18 mai 1917, la créa­tion de Parade[3] par les Bal­lets Russ­es de Serge de Diaghilev[4], au Théâtre du Châtelet — tex­to de Jean Cocteau + visuels de Pablo Picas­so + mécaniques grinçantes d’Érik Satie — est un suc­cès de scan­dale.[5]

Guil­laume Apol­li­naire, qui rédi­ge le pro­gramme, par­le de « sur-réalisme ».

 (Cf. La Série Guil­laume Apol­li­naire)

 

Le 11 novem­bre 1918, la France et l’Allemagne sig­nent une trêve.

Mau­rice Sachs écrit : Paris pavoisa pen­dant dix ans après l’Armistice. Je me sou­viens de cette décade comme d’un per­pétuel 14 Juil­let. Ce fut un âge tri­col­ore.[6]

Jean Cocteau pub­lie le Coq et l’Arlequin[7], un pam­phlet dans lequel il ren­voie dos à dos les « wag­nériens » et les « impres­sion­nistes ». Une seule issue selon lui : Satie.

 

Por­trait d’Érik Satie par Con­stan­tin Bran­cusi (pho­to dédi­cacée à Dar­ius Mil­haud, 1922)

 

En 1919, Érik Satie a de nou­veaux amis : Con­stan­tin Bran­cusi, Mar­cel Duchamp et Fran­cis Picabia.

Mar­cel Proust obtient le Prix Goncourt pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs.[8]

 

Dessin de Jean Oberlé

 

En 1920, Jean Cocteau — pub­lic­i­taire de génie, notre Andy Warhol nation­al — lance le « Groupe des Six »[9], un col­lec­tif de com­pos­i­teurs soi-dis­ant sous l’égide de Satie : Louis Durey (1888–1979) + Arthur Honeg­ger (1892–1955) + Dar­ius Mil­haud (1892–1974) + Ger­maine Taille­ferre (1892–1983) + Georges Auric (1895–1983) + Fran­cis Poulenc (1899–1963).

Érik Satie com­pose une Musique d’Ameublement (quelques mesures d’Ambroise Thomas[10] et de Camille Saint-Saëns[11] répétées en boucle par des musi­ciens éparpil­lés dans le pub­lic invité à ne pas écouter) qui sera jouée pour la pre­mière fois le 8 mars 1920, à la Galerie Bar­bazanges du Faubourg Saint-Hon­oré (appar­tenant à Paul Poiret), pen­dant les entractes d’une pièce en un acte de Max Jacob : Ruf­fi­an tou­jours, truand jamais (restée inédite, c’est un exploit que son titre, qui n’en demandait pas tant, nous soit parvenu…)

Au mois de juin 1920, Érik Satie com­pose une Élégie à la mémoire de Claude Debussy inspirée par le fameux vers de Lamar­tine : Un seul être vous manque et tout est dépeuplé …

La même année, Dar­ius Mil­haud crée Le Bœuf sur le toit, un bal­let-pan­tomime qui devien­dra bien­tôt, sous la houlette de Jean Cocteau, un bar à la mode, rue Boissy‑d’Anglas — où l’on écoute aus­si bien du jazz que Stravin­sky, Satie ou Schön­berg en côtoy­ant Pablo Picas­so, Gabrielle Chanel ou Blaise Cen­drars.[12]

Dans la foulée, on passe de Mont­martre à Montparnasse.

 

En 1921, Érik Satie adhère au Par­ti Communiste.

Il pub­lie le pre­mier volet des Cahiers d’un Mam­mifère aux édi­tions Dynamo de Liège.[13]

 

Cahiers d’un Mam­mifère (Hol­lande N°4/10)

 

Si je suis Français ? …

Bien sûr … Pourquoi voulez-vous qu’un homme de mon âge ne soit pas Français ?[14]

 

En 1923, qua­tre jeunes com­pos­i­teurs — Hen­ri Cli­quet-Pleyel (1894–1963) + Roger Désormière (1898–1963) + Hen­ri Sauguet (1901–1989) + Maxime Jacob (1906–1977) — ren­dent hom­mage à Érik Satie en prenant le nom d’École d’Arcueil.

 

On a apposé une plaque rue du Pain, à Saint-Ger­main, sur la mai­son de Debussy — écrit Mau­rice Sachs dans son jour­nal en 1923. En lisant dans les jour­naux le réc­it de cette mat­inée, je me dis­ais : « Et Satie ? » Recon­naî­tra-t-on jamais Satie un jour ? (…)

C’est inouï, on ne voit plus que des autos sur l’avenue de l’Opéra. Il ne reste pas un seul cheval, pas un fiacre.[15]

 

Érik Satie pub­lie un ultime « frag­ment » des Mémoires d’un amnésique dans la revue Les Feuilles libres.[16]

 

RECOINS DE MA VIE

Pour ce qui est de moi, je suis né à Hon­fleur (Cal­va­dos), arrondisse­ment de Pont‑L’Évêque, le 17 mai 1866 … Me voici donc quin­quagé­naire, ce qui est un titre comme un autre.

Hon­fleur est une petite ville qu’arrosent ensem­ble — et de con­nivence — les flots poé­tiques de la Seine et ceux tumultueux de la Manche. Ses habi­tants (Hon­fleu­rais) sont très polis et très aimables.

Oui.

Je restai dans cette cité jusqu’à l’âge de douze ans (1878) et vins me fix­er à Paris … J’eus une enfance et une ado­les­cence quel­con­ques — sans traits dignes d’être relatés dans de sérieux écrits. Aus­si, n’en par­lerai-je pas.

Pas­sons. Je reviendrai sur ce sujet.

(…)

Après une assez courte ado­les­cence, je devins un jeune homme ordi­naire­ment potable, pas plus. C’est à ce moment de ma vie que je com­mençai à penser et à écrire musi­cale­ment. Oui.

Fâcheuse idée !… très fâcheuse idée !…

En effet, car je ne tar­dai pas à faire usage d’une orig­i­nal­ité (orig­i­nale) déplaisante, hors de pro­pos, antifrançaise, con­tre nature, etc.

Alors, la vie fut pour moi telle­ment inten­able, je réso­lus de me retir­er dans mes ter­res et de pass­er mes jours dans une tour d’ivoire — ou d’un autre métal (métallique).

C’est ain­si que je pris goût pour la mis­an­thropie ; que je cul­ti­vai l’hypocondrie ; et que je fus le plus mélan­col­ique (de plomb) des humains. Je fai­sais peine à voir — même avec un lorgnon en or con­trôlé. Oui.

Et tout cela m’est advenu par la faute de la Musique. Cet art m’a fait plus de mal que de bien, lui : il m’a brouil­lé avec nom­bre de gens de qual­ité, fort hon­or­ables, plus que dis­tin­gués, très « comme il faut ».

Pas­sons. Je reviendrai sur ce sujet.

 

 

En 1924, Érik Satie par­ticipe au film de René Clair — Entr’acte — pro­jeté à l’entracte du bal­let Relâche[17] dit « instan­ta­néiste » (rien avant, rien après et, entre les deux : mys­tère) de Fran­cis Picabia.

 

Érik Satie devient une icône DADA (plus tard récupérée par André Bre­ton qui détes­tait Tris­tan Tzara).

 

Qu’est-ce que Dada ?

Une entre­prise de démo­li­tion, selon André Gide.[18]

Dada, c’est tout, ce n’est rien, c’est oui en russe, c’est quelque chose en roumain, c’est quelque chose en presque toutes les langues et qui n’a pas son dada, c’est l’absurde absolu, l’absolu du fou, du oui, du non, c’est l’art pour l’art, c’est Dada, selon Mau­rice Sachs.[19]

 

Érik Satie a de nou­veau de nou­veaux amis ; Gertrude Stein[20] est folle de lui ; elle lui présente le pein­tre Kris­t­ian Ton­ny et le com­pos­i­teur Vir­gil Thom­son, tous deux proches de Paul Bowles. (Cf. La Série Jane Bowles).

 

Pho­tos extraites du film “Entr’Acte” réal­isé par René Clair, où l’on voit Satie et Picabia

 

Après la pre­mière de Relâche, Satie tom­ba grave­ment malade — se sou­vient Dar­ius Mil­haud (…) Il prit alors l’habitude de venir tous les jours à Paris déje­u­nant à tour de rôle chez Derain, chez Braque ou chez moi. (…) Lorsque le doc­teur exigea qu’il fût trans­porté à l’hôpital, le comte de Beau­mont[21], qui avait fondé une salle à Saint-Joseph, nous facili­ta les démarch­es et lui obtint une cham­bre privée. Satie chargea Madeleine[22] de faire sa valise ; comme elle le savait capa­ble d’inexplicables colères si on ne plaçait pas exacte­ment les objets dans la posi­tion qu’il désir­ait, elle pria Braque de se met­tre entre eux deux afin que Satie ne pût con­trôler com­ment elle con­fec­tion­nait sa valise…[23]

 

Les « car­tons » d’Érik Satie (com­po)

 

Le 1er juil­let 1925, Érik Satie meurt à l’hôpital Saint-Joseph d’une cir­rhose du foie — comme il se doit.

 

Il n’a pas eu d’enfant, mais sa postérité est immense.

Oui.

 

Satie est un état d’esprit.

 

Érik Satie « Auto­por­trait avec une pen­sée » (dessin, vers 1916)

 

©Féli­cie Dubois, sep­tem­bre 2020


[1] Vladimir Jankélévitch,La musique et l’ineffable (Seuil, 1983).

[2] Cor­re­spon­dance presque com­plète ; op. cit.

[3] Parade est un bal­let en un tableau, sur un argu­ment de Jean Cocteau + rideau/décors/costumes de Pablo Picas­so + musique d’Érik Satie + choré­gra­phie de Léonide Massine.

[4] Serge de Diaghilev (1872–1929), impre­sario, cri­tique d’art et mécène russe.

[5] Au lende­main de Ver­dun et de la bataille de la Somme, quelques jours après le Chemin des Dames, la friv­o­lité de Parade ne passe pas, mais alors PAS DU TOUT.

[6] Mau­rice Sachs, La Décade de l’illusion (Gal­li­mard, 1951).

[7] Jean Cocteau, Le Coq et l’Arlequin, notes autour de la musique (Édi­tions de la Sirène, Col­lec­tion des Tracts, 1918).

[8] Mar­cel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs (NRF/Gallimard, 1919).

[9] Le Groupe des Six doit son nom à l’article du cri­tique musi­cal Hen­ri Col­let, pub­lié dans la revue Comœ­dia le 16 jan­vi­er 1920, inti­t­ulé : « Un livre de Rim­sky et un livre de Cocteau. — Les Cinq Russ­es, les Six Français et Érik Satie. »

[10] Ambroise Thomas (1811–1896) com­pos­i­teur français (auteur de l’opéra-comique Mignon en 1866).

[11] Camille Saint-Saëns (1835–1921) pianiste et com­pos­i­teur français roman­tique à l’excès.

[12] Cf. Mau­rice Sachs, Au Temps du Bœuf sur le toit (éd. Gras­set & Fasquelle, Les Cahiers Rouges, 1987) + La Décade de l’illusion (ré-éd. Gras­set & Fasquelle, Les Cahiers Rouges, 2018).

[13] Édi­tion orig­i­nale décorée par Pablo Picas­so et ornée d’un por­trait du com­pos­i­teur par Alfred Frueh ; com­prend 40 exem­plaires sur vélin, 10 exem­plaires sur hol­lande antique et 1 exem­plaire sur japon impér­i­al, numérotés 1 à 51. Le tirage a été exé­cuté en août 1951 par l’Imprimerie Nationale des Invalides, à Liège.

[14] Cahiers d’un Mam­mifère, op. cit.

[15] Mau­rice Sachs, Au temps du Bœuf sur le toit, op. cit.

[16] Les Feuilles libres, « Chronique musi­cale » (jan­vi­er-févri­er 1924).

[17] Relâche est une com­mande de Rolf de Maré, directeur des Bal­lets Suédois.

[18] N.R.F. du 1er avril 1920.

[19] Mau­rice Sachs, Au temps du Bœuf sur le toit ; op. cit.

[20] Gertrude Stein et Érik Satie se sont ren­con­trés en avril 1919, à La Mai­son des Amis des Livres, dirigée par Adri­enne Mon­nier, rue de l’Odéon, voi­sine de la librairie anglaise Shake­speare and Com­pa­ny de Sylvia Beach.

[21] Éti­enne Jacques Alexan­dre Marie Joseph Bon­nin de la Bon­nière de Beau­mont, dit Éti­enne de Beau­mont (1883–1956) artiste-mécène français. Organ­isa­teur de soirées fab­uleuses, il est le mod­èle du comte d’Orgel dans le roman posthume de Ray­mond Radiguet : Le Bal du comte d’Orgel (éd. Gras­set, 1924). C’est dans son hôtel par­ti­c­uli­er, boule­vard des Invalides, en octo­bre 1922, que Mar­cel Proust fit sa dernière sor­tie (avant de s’enfermer dans sa cham­bre capi­ton­née de liège pour achev­er son grand œuvre).

[22] Madeleine était à la fois la cou­sine et l’épouse de Dar­ius Milhaud.

[23] Dar­ius Mil­haud, Ma vie heureuse (Zur­fluh, 1998).

 

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