Raymond Queneau/1

Raymond Queneau/1

1 février 2022 4 Par Félicie Dubois

Raymond Queneau

1903–1976

I

 

Ray­mond Auguste Que­neau est né le 21 févri­er 1903 au Havre, en Nor­mandie. Il est mort soix­ante-treize ans, sept mois et qua­tre jours plus tard à Neuil­ly-sur-Seine, en région parisienne.

Poètécrivain & édi­teur & ency­clopédiste & pat­a­physi­cien & co-fon­da­teur de l’OuLiPo — Ray­mond Que­neau ne répond jamais aux ques­tions qu’on lui pose.

Héri­ti­er de François Rabelais et des Pieds Nick­elés, Que­neau a influ­encé Mau­rice Blan­chot, Alexan­dre Vialat­te, Mar­guerite Duras, Ita­lo Calvi­no, Georges Per­ros, Georges Perec … pour ne citer que mes préférés.

 

 

Sur LE HAVRE je n’ai rien à dire

2 août 1901, au point géo­graphique où la Seine rejoint la Manche — 49° 29’ 37’’ NO / 0° 06’ 27’’ E — Auguste Hen­ri Que­neau (1870–1947), compt­able colo­nial (sic) épouse Joséphine Augus­tine Julie Mignot (1865–1937), com­merçante 47 rue Thiers (rebap­tisée depuis avenue René-Coty).

De leur union va naître un fils unique : Raymond.

 

Manuscrit Raymond Queneau

Ray­mond Que­neau “Chêne et chien” (pre­mière page du man­u­scrit à paraître chez Denoël en 1937)

 

L’enfant est aus­sitôt placé en nour­rice. Il est récupéré par ses par­ents en sep­tem­bre et bap­tisé le 12 à la paroisse catholique Saint-Jean-Bap­tiste de Bléville (com­mune lim­itro­phe annexée à la ville du Havre en 1953) où il fera sa pre­mière com­mu­nion et sa con­fir­ma­tion, onze ans plus tard.

 

Ray­mond et sa mère Joséphine, 1911

 

En 1908, Ray­mond Que­neau entre en classe enfan­tine au lycée du Havre (actuel lycée François Ier). Il lit beau­coup et com­mence à écrire tout petiot — cer­tains « roman » ne sont que titre et qua­trième de couverture :

 

Roman Fou

ou

KAKOTRINOMANEIMATÉTRIBÉGORGODIÉGÉSIMUTHIQUE

par Mon­sieur Queneau 

dédié à Mr Philippe, pro­fesseur de 3ème A au Lycée du Havre

Que­neau édi­teur, 47 rue Thiers, Le Havre

 

Je prierais le lecteur de vouloir bien être indul­gent envers moi et de con­sid­ér­er avec bien­veil­lance les nou­veautés et les réformes que je viens d’essayer d’introduire dans le roman. Il y aura peut-être des pas­sages ennuyeux, mais j’espère qu’ils fer­ont beau­coup plus rire que les autres, ce qui peut paraître para­doxale­ment para­dox­al, mais en con­sid­érant bien, on ver­ra ça (paroles énigmatiques). 

Havre, FIN DE MARS de la 1917ème année.[1]

 

Ray­mond est bon élève en lec­ture, cal­cul, instruc­tion religieuse et leçons de choses.

 

Pho­to d’école, Ray­mond en haut à droite

 

La ville por­tu­aire est cos­mopo­lite ; Ray­mond voy­age immobile.

 

Chaque jour rue Jules-Lecesne

Défi­laient des sol­dats anglais :

Les troupes métropolitaines,

Les colo­ni­aux, les Portugais,

Et les sikhs con­duisant des mules.

Avec les let­tres majuscules

Nous fai­sions un joli commerce.

Brux­elle’ étant aux mains adverses,

On bel­gi­fia le Nice-Havrais

Et quand j’allais à Sainte-Adresse

Je croy­ais avoir voy­agé.[2]

 

Le 3 juin 1915, Ray­mond Que­neau fait pour la pre­mière fois de sa vie l’expérience de La Mort avec celle de son chat Pipo.

À par­tir de 1916, Ray­mond, treize ans, classe, archive, éla­bore des listes.

Il col­lec­tionne les pier­res, les fos­siles et les coquillages.

 

Auguste Que­neau et son fils Ray­mond (vers 1920)

 

Ray­mond décou­vre le ciné­ma grâce à son père qui l’emmène voir les films de Char­lie Chaplin.

 

Pen­dant que les Anglais échouent aux Dardanelles,

Pen­dant que les Français résis­tent à Verdun,

Pen­dant que le cosaque écrasé par le Hun

S’enfuit en vac­il­lant de ter­reur sur sa selle,

 

Pour la pre­mière fois les illus­tres semelles

De Char­lot vagabond, noc­tam­bule ou boxeur

Marin police­man, machin­iste ou voleur

Écrasent sur l’écran l’asphalte des venelles.

 

(Lorsque nous aurons ri des gags par ribambelles,

De la tarte à la crème et du stick recourbé,

Lors nous décou­vrirons l’âme du révolté

Et nous applaudirons à cet esprit rebelle.)[3]

 

Jean Dubuf­fet « Hom­mage à Ray­mond Que­neau » (1975)

 

Ado­les­cent, Ray­mond Que­neau se lie d’amitié avec Jean Dubuf­fet.[4] Il fréquente les bouquiner­ies de Mme Bois et Mme Bail­let lesquelles devien­dront Mme Dutertre dans Un rude Hiv­er.[5]

 

1er août 1918, Le Havre est bombardé.

Ray­mond Que­neau renonce au catholi­cisme et déclare à ses par­ents qu’il est athée.

 

Por­trait de Ray­mond Que­neau en 1922

 

Ray­mond obtient son bac­calau­réat en 1920.

Il se pas­sionne pour les math­é­ma­tiques et fume la pipe.

Les Que­neau vendent leur fonds de com­merce pour acheter une mai­son à Épinay-sur-Orge (vil­la des Ombrages, 2 place de la Gare) afin que leur fils unique pour­suive de bonnes études à Paris.

Ray­mond s’inscrit à la Sor­bonne en philosophie.

Il com­mence à lire René Guénon[6] qu’il reli­ra toute sa vie.

Le 3 octo­bre 1921, Ray­mond Que­neau, dix-huit ans, écrit dans son Jour­nal : « Je m’émiette. »[7]

 

Le Havre bom­bardé, 1944

 

Le 5 sep­tem­bre 1944, le Havre sera rasé de la sur­face de la terre nor­mande par un énième bom­barde­ment aérien. Ray­mond Que­neau revien­dra sou­vent dans sa ville natale, boulever­sé puis séduit par la destruction/reconstruction d’après-guerre.

 

Le Havre par Auguste Perret

 

Sur PARIS je n’ai rien à dire

26 jan­vi­er 1923, Ray­mond Que­neau, bien­tôt vingt ans, écrit dans son Journal :

La ver­tu qui m’attire le plus est l’universalité ; le génie avec lequel je sym­pa­thise le plus est Leib­niz […] Acci­dents mys­tiques et crises de dés­espoir ; souci de méta­physique ; désir de sci­ences (math­é­ma­tiques), d’érudition (bib­li­ogra­phie, his­toire), de langues (cos­mopolitisme) ; goût des voy­ages, de l’autre et du divers ; amour du réel, poésie, vie quo­ti­di­enne, objets / inquié­tude du total, souci du com­plet, du tout, de la somme par­faite / vision du par­ti­c­uli­er, du point dont on ne par­le pas, du spé­cial dont on se soucie, etc. / irri­tabil­ité, sus­cep­ti­bil­ité […] Imag­i­na­tion énorme (gênante) …[8]

En 1924, Ray­mond Que­neau ren­con­tre Michel Leiris[9] ; puis Philippe Soupault[10] et André Bre­ton[11]. Il par­ticipe à la Révo­lu­tion sur­réal­iste jusqu’à son ordre d’appel sous le dra­peau français, au mois de novem­bre 1925.

Ray­mond est affec­té au 46e rég­i­ment d’infanterie à Paris, caserne de Reuil­ly, puis il est dirigé sur le 3e rég­i­ment de zouaves à Constantine.

 

Ray­mond Que­neau en zouave, 1925

 

Ray­mond effectue son ser­vice mil­i­taire en Afrique du Nord jusqu’au print­emps 1927.

C’était un véri­ta­ble ennui saumâtre — écrit-il (et je pense à Jacques Bertoin homo africanus s’il en est, lequel, qua­tre-vingts ans plus tard, fait échos à Que­neau : « Une suf­fo­ca­tion humide à nulle autre pareille, une sen­teur indéfiniss­able ; pour la définir, il aurait fal­lu s’en extraire et la nom­mer, quand elle vous avait totale­ment digéré… »[12]). Il n’y avait rien à faire. Il fai­sait une chaleur dégueu­lasse. On mijo­tait dans le fond de cette cuvette avec des quar­ante-cinq degrés à l’ombre. C’était répug­nant. Une fois on reçut un bon coup de vent chaud plein de sable. Tout était cou­vert de sable. Surtout les fay­ots qui cris­saient sous la dent. Une église en bois fut enlevée et démolie. Ça c’était une dis­trac­tion. Il y eut aus­si l’incendie du marabout des pris­on­niers ; et puis la céré­monie du 14 juil­let. On présen­ta les armes au dra­peau. Mais comme on savait de plus en plus mal manœu­vr­er et qu’en plus on avait le casque colo­nial (cette saloperie) sur la tête, en présen­tant armes, la moitié d’entre nous foutirent (sic) par terre leur casque. Et devant le dra­peau les casques roulèrent sur le sol.[13]

 

Ray­mond Que­neau à Ermenonville, 1928

 

De retour à Paris, Ray­mond Que­neau fréquente le groupe sur­réal­iste dit « de la rue du Château » : Yves Tan­guy (1900–1955, pein­tre) ; Mar­cel Duhamel (1900–1977, tra­duc­teur de Ten­nessee Williams en français & créa­teur de la Série Noire aux édi­tions Gal­li­mard) ; et Jacques Prévert.[14]

 

Janine, ma vie

Le 28 juil­let 1928, Ray­mond Que­neau se marie avec la femme de sa vie : Janine Kahn (Paris, 1903 – Neuil­ly-sur-Seine, 1972), sœur cadette de Simone Rachel Kahn (1897–1980), pre­mière épouse d’André Bre­ton — et seule la mort les sépar­era, quar­ante-qua­tre ans plus tard.

 

Ray­mond et Janine, 1929

 

En 1929, André Bre­ton divorce de Simone Kahn et de tout ce/ceux qui va/vont avec … dont Ray­mond — lequel sub­séquem­ment avec le Sur­réal­isme rompt.

En 1930, au cours de ses recherch­es sur les « fous lit­téraires »[15] à la Bib­lio­thèque Nationale, Ray­mond Que­neau se lie d’amitié avec Georges Bataille.[16]

À par­tir de 1931, Ray­mond et Georges col­la­borent à La Cri­tique sociale de Boris Sou­varine[17] — « revue des idées et des livres » entre les pages de laque­lle on trou­ve égale­ment Simone Weil[18] et Michel Leiris.

 

En 1932, le Voy­age au bout de la nuit de Louis-Fer­di­nand Céline obtient le prix Renau­dot ; Que­neau écrit à Bataille : Je suis per­du, gril­lé par Céline qui me vole ma gloire future en me prenant quelque peu mes idées ! [19]

Autrement dit : sa volon­té de renou­vel­er la langue française par le lan­gage par­lé, ou français démo­tique (du grec dêmos : peuple).

« … la langue n’est pas un absolu. Elle n’est pas don­née à son util­isa­teur comme un bloc achevé, inerte, incon­testable ou uni­forme. La langue est un réseau com­plexe de sous-langues spé­ci­fiques. »[20]

Dont acte.

 

Ray­mond Que­neau com­mence une psy­ch­analyse qui dur­era six ans (avec quelques interruptions).

 

Je me couchai sur un divan

Et me mis à racon­ter ma vie,

Ce que je croy­ais être ma vie.

Ma vie, qu’est-ce que j’en connaissais ?

Et ta vie, toi, qu’est-ce que tu en connais ?

Et lui, là, est-ce qu’il la connaît,

Sa vie ?

Les voilà tous qui s’imaginent

Que dans cette vaste combine

Ils agis­sent tous comme ils le veulent

Comme s’ils savaient ce qu’ils voulaient

Comme s’ils voulaient ce qu’ils voulaient

Comme s’ils voulaient ce qu’ils savaient

Comme s’ils savaient ce qu’ils savaient.[21]

 

À par­tir de 1933 (et jusqu’en 1939), Ray­mond Que­neau suit les leçons d’Alexandre Kojève[22] sur La Phénoménolo­gie de l’esprit de G. W. F. Hegel (enseigne­ment qu’il édit­era chez Gal­li­mard en 1947 sous le titre Intro­duc­tion à la lec­ture de Hegel).

 

Le Chiendent

À trente ans, Ray­mond Que­neau pub­lie son pre­mier livre — un roman-poème qu’il présente comme une réécri­t­ure du Dis­cours de la méth­ode de René Descartes, dédié à Janine : Le Chien­dent obtient le pre­mier prix des Deux Magots créé exprès pour lui cette année-là.

Sat­urnin voulait écrire ; mais ça ne venait pas. Il était pas en train. La plume en l’air, il fix­ait d’un œil morne les casiers vides du cour­ri­er. Puis, bais­sant la plume, il coucha sur le papi­er cette phrase : l’ouazo sang vola — et posa l’instrument sur l’encrier.

Très gêné, Sat­urnin, très gêné.

Tapi au fond de sa loge, les volets bien fer­més à cause de la chaleur, il a ouvert un petit cahi­er d’écolier écrit jusqu’au tiers, débouché une petite bouteille d’encre et pris un porte-plume un peu rongé. Il avait l’intention d’écrire quelque chose. Mais ça n’est pas si facile que ça d’écrire quand on a rien à dire. D’autant plus que Sat­urnin n’écrit pas de la banale prose, du feuil­leton. Non et non ; ce qu’il écrit, c’est pen­sé ; alors, quand il n’écrit pas, ça devient douloureux. L’estomac se creuse, comme quand on a faim ; ceci est spé­ciale­ment curieux. Les yeux papil­lo­tent et les tem­pes se creusent comme l’estomac ; une petite douleur descend, de la fontanelle jusqu’au cervelet et s’évanouit […]

D’où ça vient ? On ne sait pas trop. Sou­vent il a l’impression que c’est très impor­tant ce qu’il a à dire, par­fois même que c’est ce qu’il y a de plus impor­tant au monde — ce qu’il vient d’écrire ou ce qu’il va écrire, ce qu’il a dans la tête, quoi. 

Oui, par­fois, ce qu’il y a de plus impor­tant au monde se trou­ve là — au bout de son nez ; oui, c’est ain­si que par­fois il pense le concierge Sat­urnin, qu’il soit assis sur une chaise, ou couché dans son lit, qu’il soit dans sa loge ou sur le pas de la porte de l’immeuble dont on lui a con­fié la garde, qu’il soit jour ou qu’il soit nuit, qu’il soit seul ou qu’il soit en com­pag­nie de sa femme qui déteste les rats d’égout et les crevettes encore vivantes ; oui, Sat­urnin des fois, il pense comme ça.

[…]

Si qu’i pre­nait son plumeau et changeait de place la anonyme (sic) pous­sière de la cage de l’ascenseur, alors il ne souf­frirait pas. Si qu’il avait beau­coup à faire, si qu’il avait beau­coup à s’occuper, alors il ne souf­frirait pas. Mais il veut écrire, alors il souf­fre, parce qu’il a quelqu’un qui pense der­rière lui. C’est du moins ce qu’il croit.[23]

 

21 mars 1934 : nais­sance de Jean-Marie, fils unique de Janine & Ray­mond Queneau.

 

Ray­mond & Janine & Jean-Marie

 

Notre maître à tous

En 1935, Ray­mond Que­neau (32 ans) envoie une let­tre à Max Jacob (59 ans) — notre maître à tous, dit-il — pour lui exprimer son admiration.

Max lui répond.

Quim­per — 8 rue du Parc

Le 31 décem­bre 1935

Mon cher Raymond,

À moins d’être un fab­ri­cant comme tous les Louis Verneuil (que vous ne con­nais­sez peut-être pas même de nom) on reste un appren­ti toute sa vie. Comme Hok­ou­sai cha­cun de nous peut dire en mourant : « J’allais savoir ce que c’est que le dessin ! » 

Je vous avoue que je ne sais pas ce que c’est que la poésie si je sais fort bien ce qui n’est pas de la poésie. Aus­si le mot « encour­age­ment » appliqué à votre petite let­tre très bien­veil­lante ne me sem­blerait pas du tout ridicule. […] J’accueillerai au con­traire avec une joie rémunéra­trice l’éloge d’un cadet comme s’il dis­ait : « Vous êtes avec nous, mieux qu’avec les anciens ! » Ceci est un brevet de jeunesse et me voilà touché par tous les pores de mon cœur et de mon âme. La jeunesse est autant de pris sur la mort … Je n’ose dire sur l’éternité … bien entendu.

Mais si l’éloge vient encore d’un aus­si grand artiste que vous ! d’un artiste qui est une des belles et solides intel­li­gences de l’Époque, d’une des intel­li­gences les plus cul­tivées les plus aver­ties, les plus indépen­dantes que j’aie jamais con­nues, qui a pu con­serv­er, mal­gré la cul­ture, une grosse orig­i­nal­ité inim­itable à jamais et qui exercera une for­mi­da­ble influ­ence sur son temps — alors ! Je n’ai plus qu’à remerci­er Dieu puisqu’il m’a don­né ma récom­pense sur cette terre.

Je souhaite pour vous la vraie Gloire avant peu et je crois que 1936 vous est astrologique­ment favorable …

Suiv­ent plusieurs P.S. dont celui-ci, à pro­pos d’un per­son­nage de Ray­mond Que­neau qui a lu Le Cor­net à dés[24] : Je m’en irai à la postérité entre les feuil­lets de votre livre, je l’espère ain­si — écrit Max.

 

On pense aux Enfants du Limon[25], bien sûr, et à La Petite Gloire (texte écrit par Ray­mond dans les années 30 et pub­lié après la mort de l’auteur) :

Ain­si, il ne mour­rait pas tout entier ! Son nom demeur­erait par­mi les hommes non seule­ment sous le sim­ple et pur aspect d’une inscrip­tion au cat­a­logue de la Bib­lio­thèque Nationale, mais encore sous la forme émi­nente d’une notice à lui con­sacrée par un éru­dit de mérite en quelque quar­to magis­tral. Il fut heureux.[26]

En 1936, Janine & Ray­mond Que­neau emmé­na­gent 9 rue Casimir-Pinel à Neuil­ly-sur-Seine où ils vivront jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ray­mond pub­lie Les Derniers Jours aux édi­tions Gal­li­mard et donne au jour­nal L’Intransigeant une chronique quo­ti­di­enne inti­t­ulée « Con­nais­sez-vous Paris ? » qu’il tien­dra, anonymement, pen­dant deux ans.

 

Saint Benoit s/Loire

Loiret

Le 21 août 36 

Mon Ray­mond,

C’est à Mars et à la Lune que tu dois ce que tu crois me devoir : nous sommes comme on dis­ait jadis du même bateau le Bateau ivre et le Bateau Lavoir.

Max

 

En 1937 Ray­mond Que­neau pub­lie suc­ces­sive­ment Odile chez Gal­li­mard, et Chêne et chien aux édi­tions Denoël — roman en vers, auto­bi­ogra­phie précoce.

 

Chêne et chien voilà mes deux noms,

Éty­molo­gie délicate :

Com­ment garder l’anonymat

Devant les dieux et les démons ?[27]

 

1938 : Ray­mond Que­neau pub­lie Les Enfants du limon chez Gal­li­mard, un roman qui reprend son étude sur les « fous lit­téraires » ini­tiale­ment refusée par Gas­ton. Dans son élan, çui-ci embauche çui-là comme lecteur & tra­duc­teur d’anglais. Ray­mond rayonne.

Il ren­con­tre Hen­ry Miller[28] qui l’entraîne dans l’aven­ture du men­su­el Volon­tés (vingt-et-un numéros de jan­vi­er 1938 au mois d’avril 1940).

 

Claude Mon­et « Varengeville » (1822)

 

La drôle de guerre

Du 5 juil­let au 23 août 1939, la famille Que­neau est en vacances à Varengeville, près de Dieppe. Ray­mond retrou­ve avec plaisir Joan Miró[29] qu’il a con­nu à Paris.

 

Miró « Chien aboy­ant à la lune », 1926 (D.R. Philadel­phia Muse­um of Art)

 

Dimanche 13 août, Ray­mond écrit dans son Jour­nal : Mon exer­ci­ce favori : essay­er de faire par­ler Miró. Aujourd’hui, j’en tire qu’il con­naît et admire la pein­ture chinoise.

Le 22 : L’annonce de la sig­na­ture d’un pacte de non-agres­sion ger­mano-russe, le rap­pel de per­mis­sion­naires trou­blent les pop­u­la­tions. Je con­tin­ue à me refuser à l’emprise de ces inci­dents, à col­la­bor­er au men­songe poli­tique. Que si la guerre éclatait, je trou­verais per­son­nelle­ment (vis-à-vis de moi-même ; en tant que petit indi­vidu) assez drôle qu’il en soit ain­si au moment où, couron­nant 6 ans de psy­ch­analyse (6 ans avec inter­rup­tion), je vais enfin « gag­n­er ma vie » — et où la pub­li­ca­tion de mon roman[30] dans la N.R.F. peut ressem­bler à une « recon­nais­sance ». Qu’une mod­este « réus­site » m’échappe grâce à une guerre, serait assez réjouis­sant.[31]

Le 24 août, les vacances sont terminées.

Le 27, Ray­mond est incor­poré au cen­tre de Ste­nay, dans la Meuse, et affec­té à la 6e com­pag­nie, dépôt d’infanterie n°24. Il écrit dans son Journal :

Demain, on doit par­tir pour un patelin des envi­rons. Et puis — la guerre ?

Le 4 sep­tem­bre : Toutes sortes de bruits courent. Il y en a qui espèrent que cela s’arrangera encore. […] Quant à moi, j’ai confiance.

Con­fi­ance absolue.

En ce que j’aime.

Amour, Con­nais­sance.

Être.

Au-delà. Le transcendant.

Le 10 : Patri­o­tisme, quant au, inex­is­tant. Tous on la trouille d’y aller. Ou bien ce sera par un coup de tête. Évidem­ment la France, la civil­i­sa­tion, etc. ça ne « prend » plus. Cha­cun ne pense qu’à soi.

Le 15 : 2 let­tre de Janine. Quel bon­heur. Bonnes nou­velles de JM. Mon attache­ment pour lui. Au début mes remords (de mon agace­ment à son égard). Pense tout le temps à lui. À Janine — ma femme.

Apprends aus­si qu’un r.h. [Un rude hiv­er] a com­mencé à paraître dans la NRF.

Le 17 : Jean Giono arrêté.[32]

[…] Où est le Tao ? Ici. Ici. Là encore. Et dans cette ordure ? Là aus­si. Chercher ici aus­si le divin. L’acceptation de la « réal­ité ». Dur chemin.

[…] Reçu 8 let­tres aujourd’hui.

4 de Janine.

1 de mon père, 1 de Paul­han[33], 1 de Kah­n­weil­er[34].

Les let­tres de Janine me touchent, elles, pro­fondé­ment, car, main­tenant, elle est capa­ble de me suiv­re, de m’accompagner et en un sens de me guider. Des let­tres vrai­ment d’une compagne.

Un beau dessin de JM.

Le 25 : J’oubliais : nous étions rassem­blés, sac au dos, le soleil pas encore levé, quand la marchande de jour­naux (assez jolie) est passée. Le Phare. En 2ème page, je lis : Le Pro­fesseur Freud est mort.

 

Le même jour, Max Jacob écrit à Ray­mond Que­neau après avoir lu Un rude Hiv­er :

Dimanche 25 sept. 39
1er dimanche de guerre et le XVIème après la Pentecôte
St Benoit

Cher Ray­mond,

Textes et pré­textes, tout aus­si fort, aus­si neuf, et le nez dedans ce matin de dimanche, j’y étais encore ce soir. Voilà de la belle lit­téra­ture pure de toute literie et pas occa­sion­nelle avec des types nou­veaux, syn­thé­tiques et intéres­sants. Je te donne le prix Goncourt, et tous les autres : tu as renou­velé le genre « de omni re sci­bili »[35], mort depuis Rabelais — tu as réus­si ce que per­son­ne n’avait réus­si : me faire lire des math­é­ma­tiques et y pren­dre plaisir.

 

Com­po Que­neau ©FD/2022

 

Le 21 févri­er 1940, Ray­mond Que­neau écrit dans son Journal :

Aujourd’hui j’ai 37 ans. 

[…]

Que toutes ces années ont donc passé vite. J’en suis ter­ri­fié. Ter­ri­fié ! Ter­ri­fié ![36]

 

Il est au mitan de sa vie.

 

Fin du pre­mier épisode

À suiv­re : épisode 2/2

©Féli­cie Dubois, févri­er 2022


[1] IN : Cahi­er de l’Herne, dirigé par Andrée Bergens (1975).

[2] Ray­mond Que­neau, Chêne et chien (Denoël, 1937).

[3] Ray­mond Que­neau, Chêne et chien op.cit.

[4] Jean Dubuf­fet (1901, Le Havre — 1985, Paris) pein­tre & théoricien de « l’art brut », granta­mi d’Alexandre Vialat­te (nous y reviendrons).

[5] Ray­mond Que­neau, Un rude Hiv­er (Gal­li­mard, 1939).

[6] René Guénon (1886, Blois — 1951, Le Caire) méta­physi­cien tra­di­tion­nal­iste & fran­co-égyp­tien. Il est l’auteur de nom­breux ouvrages dont cer­tains — Intro­duc­tion générale à l’étude des doc­trines hin­doues ; L’homme et son devenir selon le Védân­ta ; L’Ésotérisme de Dante ; La crise du monde mod­erne ; Le Sym­bol­isme de la Croix — ont influ­encé Simone Weil, Antonin Artaud, Jean Paul­han, André Gide …

[7] Ray­mond Que­neau, Œuvres com­plètes I (Gal­li­mard, 1989).

[8] Ray­mond Que­neau, Œuvres com­plètes I (Gal­li­mard, 1989).

[9] Michel Leiris (1901–1990) écrivain & eth­no­logue & col­lec­tion­neur d’art ; granta­mi de Max Jacob, Pablo Picas­so, Fran­cis Bacon …

[10] Philippe Soupault (1897–1990) poète sur­réal­iste — Les Champs mag­né­tiques, 1921 — exclu du Mou­ve­ment par le Grand Excom­mu­ni­ca­teur en 1926. Puis cri­tique d’art & pro­duc­teur radio.

[11] André Bre­ton (1896–1966) chef de file & Grand Excom­mu­ni­ca­teur du Mou­ve­ment surréaliste.

[12] Extrait d’un texte inti­t­ulé La mémoire de l’air, Jacques Bertoin, mai 2008, inédit.

[13] Ray­mond Que­neau, Sou­venirs inédits — in : Tome I des Œuvres com­plètes (La Pléi­ade, Gal­li­mard, 1989).

[14] « Prévert, ce n’est pas seule­ment un frère mais un maître » dira Que­neau vingt-cinq ans plus tard (cité par Yves Cour­rière dans sa biogra­phie de Jacques Prévert pub­liée en 2000 aux édi­tions Gallimard).

[15] L’expression « fous lit­téraires » désigne les graphomanes déli­rants. Elle a été inven­tée par Charles Nodi­er (1780–1844) dans sa Bib­li­ogra­phie des fous. De quelques livres excen­triques (Tech­en­er, Paris, 1835).

[16] Georges Bataille (1887, Bil­lom — 1962, Orléans) bib­lio­thé­caire, écrivain, philosophe ; nous y reviendrons.

[17] Boris Sou­varine (1895, Kiev — 1984, Paris) com­mu­niste, jour­nal­iste, auteur d’une biogra­phie poli­tique magis­trale : Staline. Aperçu his­torique du bolchévisme (Plon, 1935).

[18] Simone Weil (1909, Paris— 1943, Ash­ford) philosophe exis­ten­tial­iste & chré­ti­enne ; le « seul grand esprit de notre temps » selon Albert Camus.

[19] Cité par Philippe Rol­land dans son arti­cle « À la croisée de Proust, Joyce et Céline » (Le Mag­a­zine Lit­téraire, sep­tem­bre 2012).

[20] Jacques Jou­et, Ray­mond Que­neau (La Man­u­fac­ture, 1989).

[21] Ray­mond Que­neau, Chêne et chien op.cit.

[22] Alexan­dre Kojève (1902, Moscou — 1968, Brux­elles) apôtre de G. W. F. Hegel en France.

[23] Ray­mond Que­neau, Le chien­dent (Gal­li­mard, 1933).

[24] Max Jacob, Le Cor­net à dés (Stock, 1923).

[25] Ray­mond Que­neau, Les Enfants du limon (Gal­li­mard, 1938).

[26] Ray­mond Que­neau, La Petite Gloire — in : Con­tes et pro­pos (Gal­li­mard, 1981).

[27] Ray­mond Que­neau, Chêne et chien (Denoël, 1937).

[28] Hen­ry Miller (1891, New-York — 1980, Los Ange­les) écrivain améri­cain que je n’aime pas tellement.

[29] Joan Miró (1893, Barcelone — 1983, Pal­ma de May­orque) pein­tre sur­réal­iste & cata­lan réfugié en France pen­dant la guerre civile espagnole.

[30] Un rude hiv­er paraît en feuil­leton dans la N.R.F. à l’été 1939.

[31] Ray­mond Que­neau, Journal/1939–1940 (Gal­li­mard, 1986).

[32] Jean Giono avait signé un tract inti­t­ulé « Paix immé­di­ate » qui tombait sous le coup de la loi : il était alors INTERDIT d’être pacifiste.

[33] Jean Paul­han (1884, Nîmes — 1968, Neuil­ly-sur-Seine) écrivain & édi­teur ; un des Grands Man­i­tous de la Nou­velle Revue Française qui a don­né nais­sance aux édi­tions Gallimard.

[34] Daniel-Hen­ry Kah­n­weil­er (1884, Mannheim — 1979, Paris) col­lec­tion­neur & marc­hand d’art & pro­mo­teur du Cubisme.

[35] … de toutes choses qu’on peut savoir …

[36] Ray­mond Que­neau, Journal/1939–1940 (Gal­li­mard, 1986).

 

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