Max Jacob /2

Max Jacob /2

14 septembre 2021 5 Par Félicie Dubois

MAX JACOB

1876 — 1944

II

 

De 1911 à 1914, Max Jacob pub­lie la trilo­gie des Matorel chez l’éditeur & marc­hand d’art Daniel Hen­ry Kah­n­weil­er : Saint-Matorel, illus­tré par Picas­so (1911) ; Œuvres bur­lesques et mys­tiques de frère Matorel, illus­tré par André Derain (1912) ; Siège de Jérusalem, grande ten­ta­tion céleste de saint Matorel, (1914) illus­tré par Picas­so.[1]

 

Max Jacob & Pablo Picas­so, Saint-Matorel (éd. Kah­n­weil­er, 1911) ©MoMA

 

Au print­emps 1913, Max Jacob séjourne à Céret, en pays cata­lan, dans les Pyrénées-Ori­en­tales, avec Pablo Picasso.

Derniers moments d’amitié (on ne le sait qu’après).

 

GUILLAUME APOLLINAIRE pub­lie Alcools au Mer­cure de France.

Max Jacob s’installe rue Gabrielle.

 

Max Jacob, rue Gabrielle (1914)

 

Le 28 juin 1914, l’archiduc François-Fer­di­nand, héri­ti­er de l’Empire aus­tro-hon­grois, et son épouse Sophie Chotek, duchesse de Hohen­berg, sont assas­s­inés à Sara­je­vo par un nation­al­iste serbe ; le 31 juil­let, Jean Jau­rès, philosophe répub­li­cain, social­iste & paci­fiste, est assas­s­iné à Paris par un nation­al­iste français ; le 3 août, la Pre­mière Guerre Indus­trielle Mon­di­ale est déclarée.

 

Réfor­mé, Max Jacob reste en rade à Paris avec les Espag­nols (non-bel­ligérants).

 

L’Imitation de Jésus-Christ offert par Picas­so à son filleul, Max-Cyprien

 

Le 18 févri­er 1915, Max-Cyprien Jacob est bap­tisé à Notre-Dame-de-Sion, rue Notre-Dame-des-Champs (mon lycée jusqu’au bac­calau­réat, soit dit en pas­sant), une insti­tu­tion catholique fondée pour la con­ver­sion des juifs par les frères Ratis­bonne[2] ; Pablo Picas­so est son parrain.

 

Change­ment de reli­gion = change­ment de nom.

Pablo avait sug­géré « Fiacre[3] », Max a préféré « Cyprien[4] ».

Le soir même, au ciné­matographe, Max-Cyprien Jacob reçoit une sec­onde vision du Christ sur l’écran …

 

Les Alle­mands envahissent la Pologne ; l’Italie déclare la guerre à l’Allemagne.

Max Jacob & ses amis migrent de Mont­martre à Montparnasse.

 

Pho­togra­phies pris­es à La Rotonde par Jean Cocteau, le 12 août 1916, où l’on peut voir Pablo Picas­so, Max Jacob, Moïse Kisling, Manuel Ortiz de Zarate, « Pâquerette » (man­nequin chez Poiret), André Salmon, Amedeo Modigliani …

 

Le Cornet à dés

 

Le 3 jan­vi­er 1917, Lazare Alexan­dre dit Jacob (soix­ante-dix ans) meurt rue du Parc à Quimper.

Max Jacob écrit à Pablo Picasso :

Je reviens de l’enterrement de mon père. Au milieu de tous les sou­venirs : les vieux meubles qui sont à lui, qu’il a inven­tés, il a passé dans son cer­cueil devant toutes ces vieilles bonnes choses famil­ières et j’ai cru que tout cela allait le saluer. La mai­son dont il a usé les fau­teuils était pleine de vieux amis qui ont entouré mon enfance et qui ont regardé mon ado­les­cence d’un mau­vais œil.[5]

 

Entrée en guerre des États-Unis ; Révo­lu­tion bolchévique en Russie.

 

Max Jacob, Le Cor­net à dés (man­u­scrit « sali » dix­it Max, « cus­tomisé », dirait-on aujourd’hui, par son auteur pour quelques sous et pour le col­lec­tion­neur Paul Bonet, vers 1943)

 

Le Cor­net à dés — com­posé depuis 1898, fin prêt depuis qua­tre ans — est pub­lié à compte d’auteur chez l’imprimeur Levé (71 rue de Rennes) en novem­bre 1917.

Bur­lesque, lyrique, ardent — le recueil sera réédité en 1922 chez Stock, puis en 1945 dans la « col­lec­tion blanche » des édi­tions Gal­li­mard, et désor­mais dans la col­lec­tion « Poésie »[6]

Extraits :

 

Faire com­pren­dre, c’est faire aimer (pré­face de 1916)

*

Mur de briques, bibliothèque !

*

Le mys­tère est dans cette vie, la réal­ité dans l’autre ; si vous m’aimez, si vous m’aimez, je vous ferai voir la réalité.

*

Le par­adis, je me le fig­ure à cause du nom­bre des morts comme un jour de mi-carême à Paris et l’enfer comme la foule affolée des familles un jour de tem­pête dans un port.

*

C’est une branche avec trois fleurs : la branche est couleur de neige, les fleurs aus­si : les fleurs ont la tête en bas, la branche aus­si, tout est en per­le et ne tient nulle part. Si ! cela tient à un ban­deau, un ban­deau de front qui est blanc et qui sourit.

*

Je vous amène mes deux fils, dis­ait le vieil acro­bate à la Vierge aux Rochers qui jouait de la man­do­line. Le plus jeune s’agenouilla dans son joli petit cos­tume ; l’autre por­tait, au bout d’un bâton, un poisson.

*

Ils étaient aus­si gourmets que gour­més, le mon­sieur et la dame. La pre­mière fois que le chef des cuisines vint, un bon­net à la main, leur dire : « Excusez-moi, est-ce que Mon­sieur et Madame sont con­tents ? » on lui répon­dit : « Nous vous le fer­ons savoir par le maître d’hôtel ! » La sec­onde fois, ils ne répondirent pas. La troisième fois, ils songèrent à le met­tre dehors, mais ils ne purent s’y résoudre, car c’était un chef unique. La qua­trième fois (mon Dieu, ils habitaient aux portes de Paris, ils étaient seuls tou­jours, ils s’ennuyaient tant !), la qua­trième fois, ils com­mencèrent : « La sauce aux câpres est épatante, mais le canapé de la per­drix était un peu dur. » On en arri­va à par­ler sport, poli­tique, reli­gion. C’est ce que voulait le chef des cuisines, qui n’était autre que Fantômas.

 

Juan Gris, « Fan­tô­mas » (huile sur toile, 1915) ©Nation­al Gallery of Art, Wash­ing­ton DC

 

Chez Paul Poiret (lequel séjourne tout l’été dans sa pro­priété du Fin­istère), Max Jacob se lie d’amitié avec la princesse Ghi­ka, alias Liane de Pougy[7], une cour­tisane de l’époque dite Belle, dev­enue l’épouse d’un aris­to­crate roumain, qui fini­ra ses jours dans un cou­vent domini­cain sous le nom de Sœur Madeleine de la Repen­tance (ou Anne-Marie de la Péni­tence, c’est selon, nous y reviendrons.)

 

Affiche de Manuel Orazi (1896)

 

Les Ghi­ka invi­tent Max Jacob au « Clos Marie », leur mai­son de gran­it à Roscoff (à l’angle des rues Jeanne d’Arc & Coad­ou, non loin de la plage du Poul Louz, en face de l’île de Batz, elle-même au nord de San­tec, chouia plus à l’ouest, dont je rêve encore la nuit, a cinquante-cinq ans, pour y avoir passé, enfant, la plu­part de mes vacances).

 

Max Jacob, « Baigneurs » (gouache sur car­ton, non daté)

 

Max Jacob résume l’année 1917 pour le numéro 5 de la revue 391[8] :

Paris — Appari­tion du Nord-Sud, revue dirigée par Pierre Reverdy. — dis­pari­tion de Picas­so, à Rome où il va organ­is­er un bal­let Russe — querelles de poètes, poètes de querelles. — M. Rib­era gifle Reverdy à un dîn­er offert chez Lapey­rouse par M. Rosen­berg à ses pen­sion­naires. On par­le de la mort de Mark­ouss. — Kisling intente un procès à l’infortuné Basler pour diffama­tion. — Appari­tion prochaine des poèmes en prose de Max Jacob.  — Appari­tion d’un nou­veau livre de vers d’Apollinaire. — nais­sance d’un poète roumain Tris­tan Tzara qui écrit dans ce style Tzara ! Tzara ! Tzara ! Tzara ! Tzara … Thous­tra. — Paul Guil­laume prend une place énorme ; les tripes de Paul Guil­laume … Apol­li­naire. Débar­que­ment d’une famille russe qui fait souper des pein­tres qui n’ont pas dîné. — Nais­sance de la grande sculp­ture cubiste par la main du polon­ais Lesp­siche. — Madame Derain à la Rotonde Reverdy ! Reverdy ! Reverdy !

 

Max Jacob & Pierre Reverdy

 

Au mois d’avril 1918, à Paris, Guil­laume Apol­li­naire pub­lie Cal­ligrammes.[9]

À Zurich, Samuel Rosen­stock, alias Tris­tan Tzara, Roumain de vingt-deux ans, proclame son man­i­feste DADA[10] au Cabaret Voltaire : « Je suis con­tre l’action ; pour la con­tin­uelle con­tra­dic­tion, pour l’affirmation aus­si, je ne suis ni pour ni con­tre et je n’explique pas car je hais le bon sens. »

Ami de l’écrivain alle­mand Hugo Ball (1886–1927), Tzara trou­ve les avant-gardes artis­tiques aus­si dis­ci­plinées que les troupes du Kaiser … Les deux indépen­dants refusent de s’enrégimenter … ils seront DADA approximativement.

 

Dada soulève tout, 1921 ©MoMA et Christophe Tzara

 

« Dada a son orig­ine dans le dic­tio­n­naire, révèle Tris­tan Tzara. C’est ter­ri­ble­ment sim­ple. En français cela sig­ni­fie cheval de bois. En alle­mand va te faire, au revoir, à la prochaine. En roumain oui, en effet, vous avez rai­son, c’est ça, d’accord, vrai­ment, on s’en occupe, car le mot, messieurs, le mot est une affaire de tout pre­mier ordre. »[11]

 

MOT en dés (démo) ©Féli­cieDubois

 

Le 12 juil­let 1918, Pablo Picas­so épouse Olga Koklo­va, ex-danseuse des Bal­lets Russ­es. Max Jacob & Guil­laume Apol­li­naire sont témoins du mar­ié. (Cf. GUILLAUME APOLLINAIRE épisode 3)

 

Max Jacob, Apol­li­naire et sa muse (gouache sur papi­er, 1910) ©Musée des Beaux-Arts d’Orléans

 

Le 9 novem­bre, Guil­laume Apol­li­naire (trente-huit ans) meurt de la grippe dite « espag­nole » ; Max Jacob veille le corps de son ami jusqu’au 13, il écrit à René Fau­chois[12] : Je veille chaque nuit ce qu’il reste de lui. Nous avons assez passé d’heures à rire pour que j’en passe près de lui à pleur­er. Je t’écris tout cela qui dépeint mal l’état de mon cœur pour que tu ne t’étonnes pas de ne pas me voir jeu­di. Vrai­ment ni les suc­cès de mes amis, ni ceux de la France vic­to­rieuse ne peu­vent rafraîchir ce qu’en moi cette mort a fané à jamais. Je ne savais pas qu’il était « ma vie » à ce point.[13]

 

Le 11 novem­bre 1918, un Armistice est signé entre la Triple Entente et l’Allemagne — en atten­dant le traité/diktat de Ver­sailles du 28 juin 1919.

 

L’esprit de revanche sera aus­si fort out­re-Rhin dans les années à venir qu’il le fut en France après 70 et nous seri­ons des niais si nous nous en éton­nions les pre­miers, écrit Mau­rice Sachs.[14]

 

 

Le Christ à Montparnasse

 

En 1919, Max Jacob pub­lie La Défense de Tartufe : Extase, remords, visions, prières, poèmes et médi­ta­tions d’un Juif con­ver­ti, dédié à Juan Gris[15], aux édi­tions de la Société Lit­téraire de France.

 

Ini­tiale­ment inti­t­ulée Le Christ à Mont­par­nasse, La Défense de Tartufe (comme celui de Molière, mais avec un seul « f », humil­ité oblige) per­met à Max Jacob de se faire l’avocat du dia­ble, si j’ose dire.

 

La famille Jacob, athée & répub­li­caine, est hos­tile à ce qu’elle con­sid­ère comme une trahi­son. D’autant que c’est une épidémie : Hen­ri Berg­son[16] lui-même envis­age le catholi­cisme comme « l’achèvement com­plet du judaïsme ».[17]

 

(Audio Érik Satie)

 

Max Jacob fréquente le salon de Roland-Manuel[18], ami d’ÉRIK SATIE et de Mau­rice Ravel.

 

Marie Vas­sili­eff, « Nu avec des cartes » (cray­on sur papi­er, 1930)

 

Max Jacob est un habitué des ate­liers de Marie Vas­sili­eff[19], Juan Gris, Moïse Kisling[20] et Amedeo Modigliani dit Dedo.

 

Amedeo Modigliani, Por­traits de Max Jacob /1 et 2 (vers 1916)

 

Max & Dedo se con­sid­èrent mutuelle­ment comme des frères.

Générale­ment il était mécon­tent, indigné et gron­deur, dira Max Jacob de Modigliani. Sa fig­ure était large, belle, très brune. Il avait la tenue d’un gen­til­homme en hail­lons et Picas­so dis­ait que lui seul savait s’habiller. Tout en velours avec des chemis­es d’ouvriers à car­reaux. […] Générale­ment il errait, dessi­nait dans les cafés, peignait chez ses maîtress­es qui étaient nom­breuses. Il dînait quand on l’invitait, mangeait peu, buvait énor­mé­ment et oubli­ait sa mis­ère avec du haschisch.[21]

 

Jeanne Hébuterne, « Auto­por­trait » (1916) et Amedeo Modigliani, « Jeanne Hébuterne » (1917)

 

Le 24 jan­vi­er 1920, Amedeo Modigliani (1884, Livourne — 1920, Paris) meurt d’une ménin­gite tuber­culeuse à l’hôpital de la Char­ité (entre les rues Jacob & des Saint-Pères). Au matin du 26, Jeanne Hébuterne (1898, Meaux — 1920, Paris), enceinte de leur pre­mier enfant, se jette d’un cinquième étage dans le quarti­er du Val-de-Grâce.

 

Jeanne Hébuterne et Amedeo Modigliani, vers 1919

 

Le 31 du même mois & de la même année, en se ren­dant à l’Opéra de Paris pour une représen­ta­tion du Tri­corne de Manuel de Fal­la, décors de Picas­so, Max Jacob est ren­ver­sé par une de ces auto­mo­biles qui envahissent les rues de la cap­i­tale ; on le con­duit à l’hôpital Lari­boisière dans les couloirs duquel il con­tracte une con­ges­tion pulmonaire.

 

Hôpi­tal, mau­solée des vivants — écrit le poète — tu es entre deux gares, gare toi-même pour les départs d’où on ne revient pas. Je m’agenouille en pen­sée devant ton sort ; je remer­cie Dieu qui m’a lais­sé par­mi les hommes de la terre. Sur ce banc, pour moi, la faib­lesse et la fatigue ressem­blent à l’agonie. Tête si faible encore, et ça com­mande à tout, la tête ! pau­vres mem­bres comme vieil­lis à pau­vre tête si faible tou­jours, si faible encore. Ago­nie ! La fatigue ! Oh ! faib­lesse. Ohé ! les gens pressés des autos, vous mour­rez ! vous mour­rez ! Ohé ! les chiens de sexe, les jeunes et les vieux, vous mour­rez ! les femmes popotes et celles de la grande vie, les bas-bleus, vous mour­rez, mes amis !  […] Je viens de l’apprendre à l’hôpital et je vous le crie boule­vard Magen­ta. Vous mour­rez, nous mour­rons. Ô mot effroy­able­ment vrai, ô mot de vérité, de seule vérité, mot qu’on ne peut remuer et qu’il faut touch­er avec le doigt de la pen­sée. Mais écoutez-moi donc au lieu de fil­er : vous mour­rez, nous allons mourir tout à l’heure.[22]

 

L’Ankou de Ploudiry

 

Par­mi ceux qui se relaient au chevet de Max Jacob — Liane de Pougy, Jean Cocteau, André Salmon —, Misia Sert est des plus zélées.

 

Coco Chanel et Misia Sert (avec un chien) ; José-Maria Sert (debout) ; c’est « Madame Philippe Berth­elot » qui tient le para­sol (vers 1920, DR)

 

Née Marie Sophie Olga Zenaïde Godeb­s­ka (1872, Saint-Péters­bourg — 1950, Paris) épouse, en troisièmes noces — après Thadée Natan­son (1893/1904), puis Alfred Edward (1905/1909) — de José-Maria Sert (1920/1927), pianiste & salon­nière, amie de Toulouse-Lautrec, Lucien Gui­t­ry, Cocteau, Colette et Reverdy ; intime de Stéphane Mal­lar­mé et de Serge Diaghilev, elle est con­nue du Tout-Paris sous le nom si mignon de Misia (« petite our­son­ne », en polonais).

Mar­cel Proust s’en inspire pour com­pos­er Madame Verdurin.

Jean Cocteau s’en sou­vient pour façon­ner la Princesse de Bormes, dans son roman Thomas l’Imposteur : Elle voulait s’amuser et savait s’amuser. Elle avait com­pris, à l’encontre des femmes de son milieu, que le plaisir ne se trou­ve pas dans cer­taines choses mais dans la façon de les pren­dre toutes. Cette atti­tude exige une san­té robuste.[23]

Nous y reviendrons.

 

Max Jacob, « Rue Boli­var le matin » gouache, pas­tel et encre de chine sur papi­er, 1919
©Galerie Alex­is Bordes

 

À sa sor­tie de l’hôpital, en mars 1920, Max Jacob expose une cen­taine de gouach­es & dessins à la galerie Bern­heim, quarti­er de La Madeleine.

 

Un jour je fus bap­tisé poète par des amis qui étaient des poètes et non des moin­dres — écrit Max dans le cat­a­logue de l’exposition —, plus tard je fus bap­tisé pein­tre par les meilleurs pein­tres de ce temps et qui sont à peine plus jeunes que moi. Depuis un marc­hand des plus let­trés qui est un très intel­li­gent ama­teur, m’a présen­té au pub­lic. Je n’avais de ma vie jamais rêvé pareil hon­neur.[24]

 

L’éternelle Revue ©Jean Bap­tiste Dubois (1927, Thouars — 2021, Meudon)

L’éter­nelle Revue, suite @ Jean Bap­tiste Dubois (1927, Thouars-2021, Meudon)

 

C’est le temps du Bœuf sur le toit, rue Boissy‑d’Anglas (à deux pas de l’hôtel Vouille­mont où loge Mau­rice Sachs, nous y arrivons), nou­veau bar à la mode ani­mé par celui que les sur­réal­istes ne désig­nent plus que d’une périphrase : « des cock­tails, un Cocteau ».

 

Fran­cis Picabia « L’Œil Cacody­late » (tableau col­lab­o­ratif, 1921)

 

De tous les restau­rants, de tous les bars que la mode fait et défait, aucun d’eux, en ces jours-là, n’eut plus de vogue que le Bœuf sur le toit, écrit Mau­rice Sachs. Cet étab­lisse­ment fut créé par Louis Moysès, qui avait un grand tal­ent d’hospitalité et d’organisation. […] Là, dans le tumulte des con­ver­sa­tions et des rires, tout Paris se ren­con­trait. Il serait vain de vouloir énumér­er ceux qui ont passé ce seuil, de la princesse Murat au comte de Beau­mont, célèbre pour ses bals ; de la comtesse de Noailles au roi Fer­di­nand de Roumanie ; d’André Bre­ton, fon­da­teur du sur­réal­isme, à René Clair. Aucun Parisien, aucun vis­i­teur avisé de Paris n’a man­qué d’aller au Bœuf sur le toit. On y ren­con­trait même Érik Satie, musi­cien ermite d’Arcueil.[25]

 

Mau­rice Sachs, donc.

 

De gauche à droite : Mau­rice Sachs, Jean-Loup Simi­an, Louis Émié, Max Jacob (Bor­deaux, 1926)

 

Mau­rice Etting­hausen est né le 16 sep­tem­bre 1906 à Paris dans une famille d’origine juive. Mau­rice Sachs est mort le 14 avril 1945, en Alle­magne, exé­cuté par les nazis après avoir été un agent de la Gestapo. Fol amour de Max Jacob & de Vio­lette Leduc, Mau­rice Sachs est l’auteur d’une œuvre lit­téraire indis­pens­able pour ceux que l’âme humaine inter­roge — « un gredin de haute volée ! » selon Mau­rice Nadeau —, ressus­cité par Patrice Modi­ano.[26]

Mau­rice Sachs est l’auteur de La Décade de l’Illusion (Knopf, New York, 1933 ; Gal­li­mard, Paris, 1950) ; Au temps du Bœuf sur le Toit (Nou­velle Revue Cri­tique, 1939 ; Gras­set & Fasquelle, 1987) ; Le Sab­bat — Sou­venirs d’un jeunesse orageuse (Édi­tions Cor­rêa, 1946 ; L’Imaginaire/Gallimard, 1960).

Ado­les­cent, il écrivait : Je crois être heureux parce que je m’amuse. […] La vérité, c’est qu’on ne peut plus se pass­er de fête ; que tout le monde les désire, qu’il les faut immenses pour que tout le monde puisse y aller et publiques pour éviter les exclu­sives d’une liste d’invités. C’est une démoc­ra­tie du plaisir. Il y aura des bals jusqu’à la prochaine cat­a­stro­phe mon­di­ale[27]

 

Max Jacob, Auto­por­trait dédié à Mau­rice Sachs

 

C’est le début des Années Folles qui se ter­mineront par une abom­inable gueule de bois.

 

Fin du deux­ième épisode

À suiv­re : 3/3

©Féli­cieDubois, sep­tem­bre 2021


[1] La trilo­gie des Matorel a été rééditée chez Gal­li­mard en 1936 & en un seul vol­ume pour ceux que ça intéresserait d’aller y voir de plus près. Disponible égale­ment dans la col­lec­tion Quar­to (Gal­li­mard, 2012) qui regroupe la qua­si-total­ité des œuvres de Max Jacob.

[2] Théodore & Alphonse Ratis­bonne, mis­sion­naires jésuites d’origine juive, fon­da­teurs de la Con­gré­ga­tion de Notre-Dame de Sion en 1843. Nota Bene : il fau­dra atten­dre le con­cile Vat­i­can II (1965) pour que l’Église Catholique Romaine renonce offi­cielle­ment à con­ver­tir les Juifs.

[3] Saint Fiacre (590–670) moine her­boriste & ana­chorète irlandais.

[4] Saint Cyprien (200–258) Berbère con­ver­ti au chris­tian­isme, évêque de Carthage et Père de l’Église.

[5] Cité par Béa­trice Mous­li, in : Max Jacob (Flam­mar­i­on, 2005).

[6] http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Poesie-Gallimard/Le-Cornet-a-des

[7] Liane de Pougy, née Anne-Marie Chas­saigne (1869, La Flèche — 1950, Lau­sanne) roman­cière, amante de Natal­ie Clif­ford Bar­ney (1876, Ohio/USA — 1972, Paris) qui la quit­ta pour Renée Vivien (1877, Lon­don — 1909, Paris). Cf. Liane de Pougy, Idylle Saphique, Librairie de la Plume, 1901 ; réédité en 1987 aux Édi­tions des Femmes).

[8] 391, revue artis­tique bimen­su­elle de langue française (1917–1924 ; Barcelone/New York/Zurich/Paris) dirigée par Fran­cis Picabia, né Fran­cis-Marie Mar­tinez de Picabia (1879–1953, Paris) artiste dada et cætera.

[9] Guil­laume Apol­li­naire, Cal­ligrammes — Poèmes de la paix et de la guerre 1913–1916 — (Mer­cure de France, 1918).

[10] DADA : anti-mou­ve­ment artis­tique né en Suisse, ancêtre du Sur­réal­isme (avant qu’il ne devi­enne auto­cra­tique ©AndréBre­ton).

[11] Tris­tan Tzara, Man­i­feste du mou­ve­ment Dada … évidem­ment libre de droits.

[12] René Fau­chois (1882, Rouen — 1962, Paris) auteur de la pièce Boudu sauvé des eaux (1919), adap­tée pour la pre­mière fois au ciné­ma par Jean Renoir, en 1936, avec Michel Simon dans le rôle de Boudu.

[13] Max Jacob à René Fau­chois, cité par Béa­trice Mous­li, op. cit.

[14] Mau­rice Sachs, Au temps du Bœuf sur le toit - Jour­nal d’un jeune bour­geois à l’époque de la prospérité /14 juil­let 1919 – 30 octo­bre 1929 (Nou­velle Revue cri­tique, 1939 ; Gras­set, col­lec­tion « Les Cahiers rouges », pré­face d’André Fraigneau, 1947).

[15] José Vic­to­ri­ano Gon­za­les dit Juan Gris (1887, Madrid — 1927, Boulogne-sur-Seine), pein­tre & sculpteur.

[16] Hen­ri Berg­son (1859–1941, Paris) philosophe ; prix Nobel de lit­téra­ture en 1927.

[17] En 1937, Hen­ri Berg­son renonce au bap­tême chré­tien par sol­i­dar­ité avec « ceux qui seront demain des per­sé­cutés » — Cf. Yaël Hirsch, Rester juif ? (éd. Per­rin, 2014).

[18] Roland Alex­is Manuel Lévy, dit Roland-Manuel (1891–1966, Paris) com­pos­i­teur & musi­co­logue français.

[19] Marie Ivanov­na Vas­silie­va, dite Marie Vas­sili­eff (1884, Smolem­sk — 1957, Nogent-sur-Marne) artiste russe, élève d’Henri Matisse. En 1911, elle fonde l’Académie Vas­sili­eff, 21 avenue du Maine (ex. Musée de Mont­par­nasse de 1998 à 2013) où se retrou­vent Amedeo Modigliani, Ossip Zad­kine, Chaïm Sou­tine, Fer­nand Léger, Marc Cha­gall, Pablo Picas­so, Georges Braque, Mar­cel Gro­maire … jusqu’à ce que, à la fin de la pre­mière guerre mon­di­ale, Marie trans­forme l’atelier en can­tine pour les artistes fauchés.

[20] Moïse Kisling (1891, Cra­covie — 1953, Sanary-sur-Mer) pein­tre fran­co-polon­ais de l’École de Paris.

[21] In : Béa­trice Mous­li, op. cit.

[22] Max Jacob, Le Roi de Béotie (éd. de la N.R.F. 1921).

[23] Jean Cocteau, Thomas l’Imposteur (éd. Gal­li­mard, 1923).

[24] Max Jacob, con­clu­sion de l’introduction au cat­a­logue de l’exposition à la galerie Bern­heim, in : L’éternelle Revue, N°1 (nou­velle série) Paris 1er décem­bre 1944.

[25] Mau­rice Sachs, La Décade de l’illusion (Knopf, New York, 1933 ; Gal­li­mard, Paris, 1950 ; Cahiers Rouges/Grasset, 2018).

[26] Patrice Modi­ano, La Place de l’Étoile (Gal­li­mard, 1968).

[27] Mau­rice Sachs, Au temps du Bœuf sur le toit (op.cit.) Lisez Mau­rice Sachs & son indis­pens­able biogra­phie par Hen­ri Raczy­mow, Mau­rice Sachs ou Les travaux for­cés de la friv­o­lité (Gal­li­mard, 1988).

 

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